Les Cathédrales de France/Introduction 0

Armand Colin (p. i-vii).


INTRODUCTION


PAR


CHARLES MORICE


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Le phénomène de l’oubli, dans l’histoire des collectivités comme dans celle des individus, est infiniment mystérieux.

Comment se peut-il qu’on oublie ? Les témoignages de la vie antérieure de notre cœur ou de notre esprit sont encore sous nos yeux, ils n’ont point changé, et nous ne les reconnaissons plus.

Comment oublie-t-on ? Lentement comme la poussière tombe, ou brusquement comme tombe la foudre ?

Le fait seul est certain, et il est encore plus désolant.

L’histoire, en nous permettant de suivre les transformations de la sensibilité et de l’intelligence générales, en nous invitant à constater qu’elles étaient inévitables et, partant, sans doute nécessaires, ne nous console pas. Et l’homme non plus, quand un accident de sa destinée ranime pour une minute au regard de son âme tel visage, qui fut, un long temps, la lumière de sa vie, qui fut sa vie même, n’accepte pas sans douleur l’évidence de sa propre infidélité, de cet oubli pire que la mort. La vie ne s’est pas arrêtée, mais elle s’est détournée ; ceux qui jadis n’eussent pas accepté l’idée de la séparation ont pu se rencontrer naguère et ne pas se reconnaître ; heureux encore si aucun des deux n’est injuste, ingrat envers le passé, et si l’amour n’a pas tourné en haine. — Sans se consoler de rien, on s’explique tout, en songeant que ces faiblesses de la mémoire et cette indépendance de la conscience sont essentielles aux recommencements nécessaires, en conditionnent la possibilité. Comment pourraient vivre les orphelins s’ils n’oubliaient pas ?

Les collectivités bien plus encore que les individus ont besoin de cette vertu négative et pourtant féconde de l’oubli. Les générations qui viennent ne sont-elles pas toujours orphelines de celles qui sont parties ? La fidélité immobiliserait l’humanité. Le droit de se démentir, en lui épargnant le poids de toute responsabilité, lui facilite ces périodiques renaissances qui marquent les stades de son évolution. Assujétie seulement à la loi de l’action et de la réaction, elle oscille, d’un mouvement harmonieux, qu’influencent tour à tour la force centripète et la force centrifuge, comme le cœur, comme la mer, comme l’araignée qui tisse sa toile ; et c’est le rhythme même de la vie, ce double geste, tour à tour, où l’homme se donne et se reprend ; et c’est le rhythme de l’histoire.

L’histoire de la pensée gothique dans la pensée moderne, sujet de cette étude, nous permet d’observer une « inflexion » très particulière de ce rhythme universel, une application étrangement saisissante, presque tragique, de la commune loi. Les développements logiques d’un tel sujet comporteraient tout un livre. Nous nous bornerons aux traits principaux, en précisant les motifs de la défaveur et bientôt de l’oubli où l’art du moyen âge est tombé, puis de la réminiscence — c’est le phénomène actuel — qui lui ramène quelques-uns des meilleurs entre les esprits contemporains, poètes, artistes, historiens, archéologues, et lui vaut même, çà et là, un excessif engoûment dont nous ne pourrons tout à fait omettre de signaler le ridicule.

Mais, après avoir montré dans quelle ignorance nous étions, hier encore, en une matière qui, pourtant, aurait dû nous tenir tant à cœur au triple point de vue de l’histoire, de la patrie et de l’art (sans parler de l’intérêt religieux et philosophique), et avant de dire comment s’explique, s’excuse cette ignorance, il nous faudra tâcher de donner au lecteur une idée, elle-même un peu vivante, de ce que fut la vie de l’église romane et gothique. Nous serons, pour y parvenir, obligé de remonter aux origines et de suivre, de sa naissance obscure à son glorieux âge adulte, les destinées de la Cathédrale. Alors nous pourrons, ayant compris les raisons de son développement, comprendre aussi celles de sa mort et de l’effacement de son souvenir même, nous rendre compte de cette présence vaine de son fantôme, durant près de trois cents années, dans des villes dont elle avait été si longtemps le centre, l’âme active et l’honneur.

Nous verrons ensuite la clarté jaillir de ces ténèbres. Ce ne sera guère, au commencement du XIXe siècle, que cette lumière tremblante de l’avant-l’aube où l’œil et l’esprit sont sujets encore à mille erreurs, et nous nous souviendrons que cette minute émouvante, mais trouble, n’est pas bien ancienne. Pouvons-nous même nous assurer que nous l’ayons pleinement, définitivement dépassée ? Que de problèmes encore, qui attendent leur solution ! Qu’est-ce que cent années pour la constitution d’une science aussi complexe que l’archéologie gothique ? Songez au nombre vraiment effrayant de documents de toutes sortes dont elle exige l’étude. Songez aux mille causes de confusion qui gêneront les savants dès leurs premiers efforts. Longtemps le mirage romantique, d’une part, et d’autre part le préjugé pseudo-classique compromettront les recherches les plus sincères. Le moyen âge sera comme un champ de bataille où deux doctrines contraires et irréconciliables prétendront triompher l’une de l’autre, et il s’agira bien moins, dans de telles polémiques, du passé que du présent et même de l’avenir. C’est l’ère des grands systèmes fragilement échafaudés, des synthèses prématurées. On ne se doute pas encore des vrais éléments de la question, ni des innombrables problèmes particuliers entre lesquels se décompose le problème général ; on prétend le résoudre en quelques pages passionnées.

Plus tard, quand avec plus de connaissance on aura acquis plus de prudence, on tombera dans l’excès contraire. Période qu’hier encore nous hésitions à franchir ; les monographies, sur l’histoire iconographique de tel saint, sur tel monument, sur tel détail d’architecture ou de décoration, se multipliaient, et la science, qui végétait naguère dans l’indigence, risquait maintenant de s’égarer, de perdre le sens de ses lignes directrices dans le prodigieux amas de documents dont elle s’encombrait. Non que tous ces travaux ne fussent en eux-mêmes très utiles ; ils constituaient les pierres d’attente du monument scientifique. Mais enfin, ce monument, il fallait le construire.

C’est ce qu’on est en train de faire. Des œuvres comme celles de M. Émile Mâle, de qui les livres sur l’Art religieux en France, au XIIIe siècle et à la fin du moyen âge, sont deux grands livres, signalent l’inauguration de la période synthétique. Synthèse : reconstruction. Une infinité de travaux jusqu’à cette heure épars prennent corps et, en recomposant l’antique ensemble, lui rendent la vie. Même des édifices plusieurs fois mutilés sont restitués, idéalement du moins, dans leur ancienne beauté. On peut dire que par là la science a conjuré la fureur des iconoclastes et rendu vaine la restauration elle-même, cette pire des offenses que le présent puisse faire au passé. Par exemple, Notre-Dame de Paris, quatre fois insultée depuis le XVIIe siècle jusqu’à nous, a reconquis son jubé, son maître-autel, ses stalles, son chœur admirable, ses gargouilles, — qui ne sont pas celles de Viollet-le-Duc, — son portail central, ses vitraux, sa rose, les ornements primitifs de sa façade méridionale…

Je n’exagère qu’un peu, bien qu’une telle reconstitution, purement idéale, demeure le privilège de quelques initiés ; leur nombre augmente sans cesse, et la vérité, en se généralisant grâce à l’enseignement synthétique, dont les initiateurs font chaque jour de nouveaux disciples qui deviennent à leur tour des maîtres, engendrera un sentiment plus précieux, plus noble même que le respect du passé. Non seulement nous n’aurons plus à déplorer les outrages — hypocrites : la restauration, — et violents : la démolition, dont nos Cathédrales souffrent encore à cette heure, mais le retour à des principes certains, éternellement susceptibles d’applications nouvelles, suscitera les énergies créatrices.

Pour en rester au point de vue archéologique, sans doute fera-t-on encore des monographies analytiques ; elles sont nécessaires, car il s’en faut que toutes les provinces de l’univers gothique nous soient complètement connues. On peut pourtant dire que ce point de vue strictement archéologique est dépassé. Les écrits les plus spéciaux se ressentiront, sans méconnaître leurs limites, de l’orientation désormais synthétique de la pensée moderne en ce domaine.

Depuis que le moyen âge a cessé d’être pour les historiens — dans ce voyage qu’ils faisaient naguère encore, à travers l’océan du passé, selon des voies fixes — une sorte de continent de nuit entre ces deux terres de lumière, le monde romain et la Renaissance, depuis qu’on sait à n’en plus pouvoir douter que ces quatorze siècles tant calomniés ont ardemment cherché et bientôt abondamment produit la beauté, leur beauté propre, la révolte contre la vieille pédagogie classique est devenue générale. Convaincus que l’humanité ne s’est jamais radicalement démentie, nous ne croyons ni forfaire à la gratitude ni risquer de nous égarer en plaçant auprès des maîtres d’Athènes, dans le Panthéon de notre admiration, les maîtres de Chartres et de Reims. S’ils ont réalisé, les uns et les autres, des chefs-d’œuvre, ils ne peuvent manquer d’être profondément d’accord, puisqu’ils ont, à des dates et sous des climats différents, obéi, les uns comme les autres, aux mêmes lois, à celles qui partout identiquement régissent les jeux éternels de la lumière et de l’ombre. Nous avons donc grand intérêt à écouter la leçon française au moins aussi fervemment que la leçon grecque. Il est bien vrai que nous venons d’Asie, nous aussi ; mais, de ceux qui écrivirent en Grèce le dernier chapitre de l’histoire asiatique et de ceux qui écrivirent en France le premier chapitre de l’histoire européenne, ceux-ci, tout de même, sont les plus voisins de nous ; leurs cerveaux et leurs cœurs, les habitudes et les préférences de leur esprit et de leur sensibilité, leurs façons d’exprimer sont les plus conformes aux nôtres. Elles rejoignent, d’ailleurs, mystérieusement celles de la Grèce et nous les expliquent.

Avec quelle émotion reconnaissons-nous, dans les œuvres de nos ouvriers en pierres vives, cette vertu qui si éminemment désigna le génie grec : la Mesure ! Dans des conditions différentes à travers l’espace et le temps, c’est sensiblement le même idéal. Constatation rassurante pour l’esprit humain, irrésistible motif de foi en son indéfectible constance. À l’insu des générations, une tradition inflexible et pourtant très douce les achemine par des courbes variées vers un but identique. Quelles que soient les espèces de la forme et les méthodes de l’art, c’est, là comme ici, la même harmonie des proportions qu’on s’est proposé d’atteindre.

Que si nous hésitions à en croire nos yeux, quelqu’un, avec l’autorité de celui qui sait ce que c’est que le chef-d’œuvre, nous assure que nos yeux nous disent vrai.

En semblable matière nous pouvons écouter Auguste Rodin.

C’est un fait considérable que l’intervention du grand artiste dans ce débat. Nous montrerons par quelles phases logiquement enchaînées de son développement il fut amené à comprendre, par un lent progrès et comme avec fatalité, les œuvres architecturales et statuaires du moyen âge.

« — J’ai changé », dit-il, « je trouve du nouveau dans le connu. »

Et d’où vient ce changement ?

« — Mon principal changement est celui que je dois au travail. Ayant toujours plus assidûment étudié, je peux dire que j’ai toujours plus ardemment et plus lucidement aimé. »

Et il déclare qu’il a goûté ses plus belles heures de joie devant les chefs-d’œuvre monumentaux de l’ancienne France. Personne pourtant n’ignore quel est le culte de Rodin pour les maîtres de la sculpture grecque et pour Michel-Ange. Il ne pense pas leur être infidèle en admirant à l’égal de leurs plus grands chefs-d’œuvre ceux de nos artistes gothiques.

Témoignage d’une valeur unique, et vraiment symbolique. L’attitude de Rodin, son « changement », illustre d’un glorieux exemple et résume en toutes ses nuances l’histoire entière de la pensée gothique dans la pensée moderne.

Tant la discipline de l’École avait imposé aux hommes de sa génération la religion exclusive de l’art dit classique, un Rodin put passer, dans sa jeunesse, devant les œuvres romanes et gothiques, — comme, du reste, devant les œuvres hindoues et chinoises, persanes et cambodgiennes, — sans les voir. Ou, s’il les aperçut, ses premiers regards leur furent hostiles, dédaigneux : il n’y avait que Phidias et Michel-Ange, il n’y avait que le nu ; ces formes vêtues étaient autant de démentis à l’art vrai ; il n’y avait que le mouvement, et ces formes s’obstinaient à l’état statique… Quant à la structure architecturale des monuments, elle était « triste » ou « excessive », du reste étrangère, croyait l’artiste, à ses préoccupations professionnelles.

On le verra, à mesure qu’il pénètre plus profondément dans les secrets de la nature, élargir sa pensée et, simplifiant à la fois et grandissant son exécution, comprendre que la sculpture est seulement un mode de l’architecture, que l’art vrai consiste, non pas dans le mouvement, mais dans la justesse des plans et dans la perfection du modelé, enfin que la draperie peut être un élément de beauté. Alors il reviendra sur des erreurs que l’éducation, le milieu, l’instant lui avaient imposées, et n’hésitera pas à confesser qu’il regrette de n’avoir pas fait ses études premières devant les figures sculptées aux voussures de nos Cathédrales.

C’est à mettre en pleine lumière cet exemple et cette leçon, formulés par l’artiste lui-même dans ce livre, que nous tendons ici, et nous ne les avons préalablement précisés que pour préparer le lecteur à bien saisir l’intérêt d’une telle démonstration, en quelque sorte, pratique, s’ajoutant à la démonstration théorique des archéologues et des historiens.

Quant à celle-ci, les savants trouveront sans doute incomplet le résumé que nous en présentons. Le plan de cette étude ne comportait pas des vues approfondies, pour lesquelles nous ne faisons point difficulté de convenir que nous n’étions pas préparé. L’archéologie du moyen âge, encore imprécisément définie en bien des points, est pleine de difficultés très délicates devant lesquelles les spécialistes les plus éminents hésitent souvent, se réservent et sont parfois contraints d’avouer que les éléments essentiels à un jugement définitif leur manquent. On pardonnera donc son insuffisance à l’archéologue de rencontre qui n’a pas de prétentions scientifiques. Peut-être les erreurs des ignorants, pourvu qu’ils soient sincères, ne sont-elles pas inutiles au développement d’une science jeune ; elles l’obligent à fortifier ses bases encore branlantes, et il n’est pas sans exemple qu’une hypothèse imprudente en ait suscité d’autres, mieux fondées et bientôt vérifiées par l’observation et l’étude.

En résumant les grandes périodes de l’art du moyen âge, son triomphe, puis sa mort et l’oubli où il est tombé, enfin sa résurrection dans la pensée contemporaine, nous avons évité les questions controversées et nous nous sommes maintenu dans les généralités, desquelles seules nous pouvions espérer les éléments de la synthèse que nous cherchons. Nous n’avons pas manqué d’indiquer les sources de nos certitudes, et nous payerions tout de suite notre dette de reconnaissance aux auteurs universellement estimés que nous avons consultés, si leurs témoignages ne constituaient une part même de cette introduction : on les trouvera au chapitre III.

Bien entendu, quand nous disons : la Cathédrale, c’est de la cathédrale française uniquement que nous parlons. Par son origine comme par son originalité, la Cathédrale est française ; ses plus anciens et ses plus beaux exemplaires sont français. Des considérations sur l’art étranger, outre qu’il n’est pas l’objet des études de Rodin, nous eussent entraîné dans des digressions où la pensée générale, synthétique, — qui fait, si elle a quelque solidité, tout le prix de cet essai — risquait de s’obscurcir.