Les Cathédrales de France/Chartres

Armand Colin (p. 111-123).


XII


CHARTRES


(Notes prises à des dates diverses.)


I


… Je ne perdrai pas ma journée !

Le train court. De longs rubans de route, des champs jaunes, verts, brun-chocolat, tout dévale devant notre course et sous le ciel immuable.

C’est à Chartres que nous allons.


Je l’ai bien souvent visitée, cette Cathédrale. Mais elle m’est apparue, aujourd’hui, toute nouvelle, plus belle, plus brillante que jamais, et je me suis mis à l’étudier comme si je la voyais pour la première fois


Chartres a fait son éloge pour éternellement.

Chartres, notre Cathédrale splendide entre toutes !

N’est-ce pas l’Acropole de la France ?

Palais du Silence. Les foules l’emplissent ; des groupes vont et viennent autour de ses portes, dans ses nefs, gravissent les degrés de ses tours, et descendent, continuellement, et depuis des siècles c’est ainsi. Mais ce mouvement ancien, qui ne cessera pas, n’a point interrompu son silence. C’est qu’on se tait, de bonheur obscurément perçu, ou d’admiration qui dépasse les mots, devant la merveille.

Le jour et la nuit l’embellissent également, différemment, l’un éveillant en elle une grâce délicate, et l’autre une majesté terrible.

Oh ! comme les esprits cultivés et las de notre temps s’étonnent de trouver, si près des centres de l’agitation moderne, ce calme et sublime total de siècles, en recherche et en accomplissement de beauté ! On peut venir prier Dieu, à Chartres, comme partout, puisqu’il est partout ; mais on y peut venir aussi contempler l’homme, qui s’y révèle dans son génie, et qui, sous cet aspect, n’est pas partout…


Nos ancêtres ont réalisé là leur œuvre maîtresse, en un temps où le génie de la race connaissait une période de toute-puissance comparable à celle que connut la Grèce à son apothéose.

Frêles ombres de ceux qui furent alors, nous venons nous abreuver aux sources qui jaillirent de leur génie et de leur foi : sources de la lumière ! Comprendre, aimer cette épopée incomparable, c’est grandir. C’est d’une lumière surnaturelle que nous sommes illuminés, ici.


II


La Cathédrale est entourée d’amis fidèles et puissants qui la soutiennent dans son attitude de prière, comme les Hébreux soutenaient les bras de Moïse tendus vers Dieu. Ces amis sont les contreforts. Géants de seize mètres, blonds dans le bas, de plus en plus noirs, à mesure qu’ils se rapprochent de la toiture. Leur présence, leur assistance contribuent singulièrement à l’effet général de force méditante que donne tout le monument. Et des bases de ces contreforts, des assises du clocher célèbre s’élancent des filets, qui s’enflent, comme se ramassant sur eux-mêmes, et prennent leur élan pour s’élever plus haut ; et c’est bientôt toute une floraison.


Comme les contreforts de la nef, en escalier de vaisseau, sont puissants et trapus, par opposition avec ceux du clocher !

Ces contreforts ont, dans le haut une petite niche où baigne une figure dans l’ombre.

Tous les plans sont en demi-teintes. La force est réservée au noir qui cerne, sans maigreur, les grandes figures.


Les lignes d’architecture sont les seules qui comptent dans les figures sculptées de Chartres. L’instinct des artistes de génie qui travaillaient dans cette Cathédrale les avait avertis que le corps humain se profile architecturalement, qu’il engendre l’architecture, pour mieux dire, au même titre que les arbres et les montagnes.


Comme les gestes de ces figures sont vrais, simples et grands ! Elles avancent la tête avec curiosité et soumission tout à la fois… Les gestes humains, libres, sont toujours beaux. Mais ceux de ces statues, répétés durant tant de siècles, ont pris je ne sais quel caractère sacré de majesté lente.

Et cependant… Il y a trente ans que j’ai vu pour la première fois le portail latéral de droite. — Que de changements ! Je ne retrouve plus cette souplesse, cette enveloppe délicieuse grâce à laquelle ces sculptures apparaissaient comme voilées d’un brouillard matinal qui laissait voir seulement les traits de force. Je ne retrouve plus l’atmosphère créée par les vrais artistes.

Hélas ! tout a disparu sous de successives restaurations, toutes également condamnables.


Mais je viens d’avoir une vision sur laquelle je ferme les yeux pour tâcher de la retenir toujours : parmi les sculptures du portail gauche, cette femme, ce vieillard, — quelle surhumaine science du plan !

— N’est-ce pas cette science, précisément, cette science des sciences, cette science unique, ce principe de l’architecture statuaire, qui manque le plus à notre époque ?

Par ce beau temps, je vois dans toute leur netteté ces profils sobres, à la fois tout gonflés d’éloquence et ramenés, presque, aux lignes droites. Quelle audace ! Elle m’étonne toujours. On a tellement pris l’habitude de négliger le principal, que son expression est devenue incompréhensible.

O la beauté des voussures ! Je ne les aperçois qu’en ce moment, et voilà trois jours que j’étudie, que j’admire… Mais je suis un peu ébloui de tant de splendeur.

Que n’ai-je fait mes études ici, devant ces voussures ! Peut-être, il est vrai, ne les aurais-je pas comprises, jadis. N’est-ce pas le résultat, le fruit des efforts de ma vie entière que je cueille, à cette heure où mes admirations se fondent sur de si solides certitudes ? — Puisse mon exemple avoir quelque autorité auprès des vrais amants du Beau !

Glorieux auteurs du Parthénon, reconnaissez ici l’œuvre de vos frères, de vos égaux. De la grande science du plein air sculptural, les Gothiques savaient autant que vous.


Et moi — si ce retour personnel m’est permis — n’ai-je pas marché tout ensemble sur vos traces et sur les leurs ? Ne me suis-je pas approché de vous un peu, maîtres grecs, maîtres gothiques, avec la statue de Balzac, dont on peut dire tout ce que l’on voudra, mais qui n’en est pas moins un pas décisif pour la sculpture de plein air ?…


Le secret du Gothique ! Tâchons de comprendre les Grecs : si nous y parvenons nous n’aurons que peu d’efforts à faire pour comprendre notre douzième et notre treizième siècle.


Austères et aimables études ! Avec quel enthousiasme je les poursuis ! Je reçois aujourd’hui la récompense de tant d’années d’obstination au travail.


J’entre…

D’abord, l’extrême éblouissement ne me laisse percevoir que de lumineux violets ; puis, mon regard peu à peu distingue une arcade immense, sorte d’arc-en-ciel ogival qui apparaît auprès du ressaut des piliers.

Le mystère s’évanouit lentement, lentement l’architecture se précise. Et l’admiration s’impose, irrésistiblement.


III


Ce qui m’émeut toujours le plus profondément, dans cette église, c’est le sentiment de sagesse qu’elle m’impose.

Chartres est sage avec une passion intense.

Tour de la force et du travail. Palais de la paix et du silence.

La grande voûte pâle d’ombre est soutenue, dans ses points de retombée, par les colonnes ; entre elles se fonce un noir dur, cru, destiné à la préserver en même temps de toute pesanteur et de toute mollesse.

C’est de paix héroïque qu’il s’agit, ici.

Et l’église tout entière est composée avec une telle science de l’harmonie que chacun des éléments de la composition donne à tous les autres un retentissement formidable. — Les contreforts, par exemple, c’est la beauté de l’opposition : contreforts trapus, filets élancés ; repos partout où il est possible pour favoriser l’effet suave de la floraison du haut et de l’agitation des assemblées qui sont aux portes.

Cette agitation elle-même garde une mesure, dictée par l’ordonnance du monument et par sa destination.

Ainsi, ce matin, une procession de jeunes filles m’a devancé. Il me semble que je vois respirer et se mouvoir les statues de la cathédrale. Elles sont descendues des murs pour s’agenouiller dans la nef. Quel air de parenté entre elles et ces enfants ! C’est du même sang. Les sculpteurs de Chartres avaient longuement observé les traits et la physionomie de leurs contemporaines, la contenance, l’allure de ces simples et belles créatures, dont les mouvements aisés, modestes, ont tant de style naturel ! Elles passent, discrètes, montrant peu de leur beauté, dans le mystère qu’exigent les rites, sans pouvoir néanmoins la cacher toute à l’artiste. Ces sculpteurs ont su la voir, ils l’ont étudiée, comprise, aimée. La nature qui, dans ses éléments essentiels, n’a pas varié, en dépit des siècles, du XIIIe au nôtre, nous atteste la sincérité de ces grands observateurs. Ils ont copié la douce nature du pays. Ils ont reproduit la grâce que Dieu a répandue à pleines mains sur les visages des femmes de leur temps, comme de celles du nôtre. Les saintes de pierre, qui nous racontent leurs douleurs et leurs espérances anciennes, sont de ce coin de France, et d’aujourd’hui.


Ce qui n’est que de maintenant, hélas ! c’est la folie de la restauration. Cette œuvre de pharisiens trouble ma joie ; mes yeux, en train d’admirer, en quête de nouveaux motifs d’admiration, soudain sont blessés.

Ces pharisiens procèdent de la lettre, qui tue, et ils disent : « Voyez, nous opérons selon les meilleures recettes… » Recettes infaillibles, en effet, pour détruire. Elles ont tué quelques-uns des vitraux qui étaient parmi les plus précieux motifs de la gloire de Chartres. Elles ont tué les pilastres, que même en plein été, même en plein jour on ne voit plus, parce que la nature et l’économie de la lumière ont été changées.

Comment peut-on ne pas comprendre que les Gothiques, en modelant la lumière et l’ombre comme ils faisaient, savaient ce qu’ils voulaient et comment ils réalisaient leur désir ? qu’ils obéissaient, à la fois, à une science absolue de l’harmonie et à d’inéluctables nécessités ? — Pourquoi faut-il que le mauvais goût actuel ne se contente pas des laideurs qu’il produit ? Pourquoi, en outre, insulte-t-il au passé et nous prive-t-il de la part de bonheur que la Cathédrale nous avait dédiée, pour toujours ? À Chartres, voyez quelle délicieuse entrée nous préparent les histoires merveilleuses racontées par les sculptures et les ornements du portail : ce sont des scènes qui se déroulent et s’enroulent comme les caprices d’un rêve très net et très délicat. Mais des restaurations affreusement bas-relief s’y mêlent ; ce ne sont que des réparations dures et sèches. Car le sens de la ronde-bosse, qui est douce et essentiellement de style, qui est l’âme même de ce style, les auteurs de ces réparations ne l’ont pas ; peut-être est-il perdu…


IV


Je suis toujours étonné de la présence, à Chartres, de ces pilastres Renaissance, avec ces jolis ornements symétriques qui, du haut en bas, dessinent des arabesques si gracieuses.

Des rubans qui se déroulent, des brûle-parfums ; des oiseaux dont le col s’allonge démesurément et se penche pour picorer des feuilles, des fruits ; d’autres, qui font penser au phénix, boivent des flammes dans des cornes d’abondance. Des feuillages tombent en fil à plomb pour marquer la ligne qui rattache cette frêle arabesque à la composition entière, du haut en bas. Dans tous les centres, des tablettes chargées d’inscriptions. Sur les côtés, des lézards et l’oiseau symbolique qu’on revoit partout depuis le Roman. Sur les côtés encore, des rinceaux. Et des satyres s’échappent des vases, qui entourent de leurs bras des femmes, des enfants. Et des sirènes adorables, enveloppées de feuilles jusqu’aux cuisses. Et des anges qui s’amusent à fesser de petits satyres. Et ces deux autres satyres, les faces dressées haut, qui portent à bras tendus un candélabre. Et cet autre satyre encore qui tient tout un service sur sa tête…

Les auteurs de ces petites merveilles sont les élèves de Rabelais, ou ses émules.


V


La musique religieuse, sœur jumelle de cette architecture, achève d’épanouir mon âme et mon intelligence. Puis elle se tait ; mais longtemps encore elle vibre en moi, m’aidant à pénétrer dans la vie profonde de toute cette beauté qui ne cesse de se renouveler, qui se transforme selon les points d’où on la contemple : déplacez-vous d’un mètre ou deux, tout change ; pourtant, l’ordre général persiste, comme l’unité variée d’un beau jour. — Les antiennes et les répons grégoriens ont aussi ce caractère de grandeur unique et diverse ; ils modulent le silence comme l’art gothique modèle l’ombre.

Quelle formidable et douce magnificence !

Jamais je n’ai senti aussi nettement la grandeur du génie de l’homme. Je me sens grandir moi-même sous l’afflux de l’admiration. Ainsi renaîtrait un peuple qui prendrait la peine de regarder, qui chercherait à comprendre. Et, sans répit, je crie aux miens : Il n’y a rien d’aussi beau à voir, rien d’aussi utile à étudier que nos Cathédrales françaises, et entre toutes celle-ci ! Pourquoi êtes-vous devenus aveugles, héritiers des voyants qui accomplirent le chef-d’œuvre ?…

Maintenant, la musique, confusément entendue tout à l’heure, se précise et se règle. La joie de tant d’âmes, par elle charmées d’âge en âge, sourd de cette Cathédrale, qui est elle-même une musique, et ce sont comme deux harmonies qui se poursuivent, se rejoignent, se fondent amoureusement. La vie s’élance de l’ombre et monte au faite en spirales lumineuses, mélodieuses. Je perçois des voix d’anges…

Quels mots pourraient rendre le bonheur qui m’investit de toutes parts, cet étonnement ravi d’une âme qui soudain se sent ailée, parmi l’ombre nuancée qui chante ?

Cette poussière de lumière, ce scintillement de l’ombre que Rembrandt nous a fait admirer, ne vous les a-t-il pas empruntés, Cathédrales ? Lui seul, du moins, a su, par un autre art, exprimer, définir en le transposant, le miracle, l’inépuisable richesse de ces modelés de l’ombre.


VI


Quelle est cette ligne archaïque ?

— L’Ange ! L’Ange de Chartres !

Je tourne autour de lui, je l’étudie, et ce n’est pas la première fois, et comme toujours c’est avec insistance.

Je veux comprendre !

… Et les heures ont passé. Je pars, épuisé de mes efforts, inquiet…

Mais le soir, je reviens. J’admire, et il me semble que je pourrai mieux préciser les motifs de mon admiration, maintenant qu’il n’y a plus de soleil sur l’Ange. Je suis dispos comme un bon ouvrier ; ma tâche est de comprendre, et je rassemble dans ce but toutes mes forces. Je contemple.

Et toujours le miracle m’éblouit. Cette fierté ! Cette noblesse ! L’Ange de Chartres est comme un oiseau perché sur l’angle de quelque haut promontoire ; comme un astre vivant dans une solitude, rayonnant sur ces grandes assises de pierre. L’opposition est vive entre ce Solitaire et les foules assemblées sous le portail, où tout est comblé de figures sculptées et mouvantes.

Je me rapproche encore, puis je recule, vers la gauche, tâchant de mettre au point la beauté de cet être adorable… Par intervalles, je comprends.

Sa tête paraît comme une sphère ailée. Ses draperies sont admirables de souplesse, surplissées sur des tuniques.

Quel cadre lui font les puissants repos des contreforts !

Du haut de sa solitude il regarde avec joie la ville dans une attitude d’annonciateur.

Il porte l’heure sur sa poitrine, et s’offre de profil, le corps effacé, glissé comme une feuille d’acanthe.

Que ce corps est chaste ! Ce n’est pas la Samothrace, qui, voluptueuse, se montre nue sous le voile plaqué, collé, des draperies. Ici, la modestie règne. Le vêtement commente austèrement les formes, sans toutefois les priver de leur grâce ; mais il faut un grave motif pour qu’une jambe, un bras avance et fasse saillie.


L’Ange est un point dans cet immense soubassement, comme une étoile dans le firmament encore obscur. Il a un profil pieux, plein de sagesse. Il apporte la Somme de toutes les philosophies. L’heure se marque sur lui comme une sentence sur un livre. Avec quel recueillement il tient et nous montre cette heure, qui blesse et qui tue !

Profonde signification de ce geste ; bienfaisante, vigilante intention du sculpteur qui l’a trouvé, voulu. Le cadran solaire, c’est le régulateur : Dieu nous dirige ainsi, intervient ainsi sans cesse dans notre vie par l’intermédiaire du soleil. Cet Ange porte donc sur sa poitrine la loi et la mesure qui procèdent de l’astre, et de Dieu. Le travail journalier de l’homme se divinise, à se régler selon les vibrations de cette lumière divine.


Ou bien, cet Ange serait-il un sphinx ? Nous demande-t-il la signification de l’heure ? Non ! il protège la ville. Sa beauté impose le sentiment de l’équilibre à mon âme qui s’élève vers lui.


(Beaucoup plus tard.)

Quel mirage s’est produit dans mon esprit ?

Je reviens une fois encore, j’arrive, je lève les yeux : cet Ange est une figure cambodgienne !

Je n’avais jamais eu aucune impression voisine de celle-là ; je vois vraiment cette étonnante figure pour la première fois. Ou du moins je ne la vois plus comme je l’avais vue jusqu’à ce jour…

C’est qu’il y a bien des manières de voir une belle chose. Comme des profils nouveaux apparaissent quand on se déplace, ainsi le chef-d’œuvre se transforme, en nous, selon le mouvement qu’il a provoqué dans notre esprit ; ce mouvement, qui ne s’isole pas dans notre activité, rejoint à tous nos sentiments l’impression que nous gardons du chef-d’œuvre, et cette impression vit de notre vie, se colore selon les autres impressions que la vie nous apporte et grâce auxquelles nous découvrons, entre deux termes très éloignés l’un de l’autre, de secrètes, mais de réelles analogies.


Entre deux pèlerinages à Chartres, j’avais vu les danseuses cambodgiennes[1] ; je les avais assidûment étudiées, à Paris (au Pré-Catelan), à Marseille (à la villa des Glycines), le papier sur les genoux et le crayon à la main, émerveillé de leur beauté singulière et du grand caractère de leur danse. Ce qui surtout m’étonnait et me ravissait, c’était de retrouver dans cet art d’Extrême-Orient, inconnu de moi jusqu’alors, les principes mêmes de l’art antique. Devant des fragments de sculpture très anciens, si anciens qu’on ne saurait leur assigner une date, la pensée recule en tâtonnant à des milliers d’années vers les origines : et tout à coup la nature vivante apparaît, et c’est comme si ces vieilles pierres venaient de se ranimer ! Tout ce que j’admirais dans les marbres antiques, ces Cambodgiennes me le donnaient, en y ajoutant l’inconnu et la souplesse de l’Extrême-Orient. Quel enchantement de constater l’humanité si fidèle à elle-même à travers l’espace et le temps ! Mais à cette constance il y a une condition essentielle : le sentiment traditionnel et religieux. J’ai toujours confondu l’art religieux et l’art : quand la religion se perd, l’art est perdu aussi ; tous les chefs-d’œuvre grecs, romains, tous les nôtres, sont religieux. — En effet, ces danses sont religieuses parce qu’elles sont artistiques ; leur rhythme est un rite, et c’est la pureté du rite qui leur assure la pureté du rhythme. C’est parce que Sisowath et sa fille Samphondry, directrice du corps de ballet royal, prennent un soin jaloux de conserver à ces danses la plus rigoureuse orthodoxie, qu’elles sont restées belles. La même pensée avait donc sauvegardé l’art à Athènes, à Chartres, au Cambodge, partout, variant seulement par la formule du dogme ; encore ces variations elles-mêmes s’atténuaient-elles, grâce à la parenté de la forme et des gestes humains sous toutes les latitudes.


Comme j’avais reconnu la beauté antique dans les danses du Cambodge, peu de temps après mon séjour à Marseille, je reconnus la beauté cambodgienne à Chartres, dans cette attitude du grand Ange, laquelle n’est pas, en effet, très éloignée d’une attitude de danse. L’analogie entre toutes les belles expressions humaines de tous les temps justifie et exalte, chez l’artiste, sa profonde croyance en l’unité de la nature. Les différentes religions, d’accord sur ce point, étaient comme les gardiennes des grandes mimiques harmonieuses, par lesquelles la nature humaine exprime ses joies, ses angoisses, ses certitudes. L’Extrême-Occident et l’Extrême-Orient, dans leurs productions supérieures, qui sont celles où l’artiste exprima l’homme en ce qu’il a d’essentiel, devaient ici se rapprocher.

Cet annonciateur surgit du fond des temps anciens pour venir à nous, avec quelle autorité ! Il est plus moderne que nous, il a plus de vie, de fraicheur, d’énergie.

Dans sa posture d’envoyé, il s’incline un peu, et ce mouvement évoque celui de l’épervier qui s’élance. À ce détail on reconnait une inflexion chère à l’art gothique, ce mouvement de révérence que donne le crochet. — Le profil changera, au temps de la Renaissance, pour exprimer le désir et la volupté. D’ascétique, il deviendra, avec Michel-Ange, riche, abondant…

Le Gothique lui laisse la grandiose simplicité de l’ordre tranquille, cette admirable lenteur, ces charmes réunis de la danse et de l’architecture. La modestie confère une majesté, un sens profond à tous les gestes de la figure, à tous les détails de la composition. Ange vraiment céleste, astre lui-même, il tient le cadran comme un astre. On pense, en le regardant, que l’heure est la résultante de la procession silencieuse des astres dans le ciel.


Bel être, sans sexe, sirène, Ange, tu es adorable de grâce, tu possèdes la ligne de souplesse, la ligne oblique balancée, presque de danse, équilibre que l’œil adore avec mélancolie, qui parle d’enlacement et d’instabilité !


Tu as été conçu par des cerveaux héroïques, tu es le dernier vestige d’un siècle sublime.


— Lecteurs, allez voir l’Ange de Chartres.

Il est encore là ; pour combien de jours ?


VII


Cette fois, je me suis seulement approché de la Cathédrale… De loin on voit l’Être se ramasser et se redresser dans son unité épanouie.

Ce chef-d’œuvre, qui brille sur la cité indifférente, emprunte à l’air dans lequel il vibre une nouveauté, une renaissance perpétuelle. Toutes les heures du jour l’habillent, le parent, le glorifient.

Quelle source intarissable de merveilles que le génie français ! J’y reconnais la douce obstination du génie paysan de notre race. Avec ce génie le climat collabore. L’âme française et le climat français travaillent selon les mêmes principes. Tous deux enveloppent le grand monument d’un léger voile : c’est cette puissante méthode qui ne permet pas aux détails de troubler en les compliquant les lignes essentielles, et c’est ce joli brouillard quotidien, qui s’élève le matin, qui revient le soir, qui persiste parfois tout le jour.


Des deux tours de Chartres, l’une est romane, l’autre est gothique. Dans le bas de la tour ornée, les contreforts n’ont qu’une saillie, tandis que ceux de la tour simple sont puissants et hardis.

L’ornement est d’argent, mais le nu est d’or.


… Mon œil perçoit des entre-croisements d’arbres de pierre, qui se réunissent par en haut, comme des nervures de forêts enchantées, comme des mains qui croisent leurs doigts pour protéger un tabernacle…


Chartres pourrait-elle périr ? Je ne veux pas le croire. Elle attend d’autres générations, dignes de la comprendre.

Elle attend, fièrement élancée de la certitude à la certitude, nous attestant que, dans certaines grandes heures, l’esprit humain se ranime, retourne à l’ordre serein, tranquille, et crée alors du Beau pour toujours.


  1. C’était pendant l’été 1906. Je retrouve dans le numéro du 28 juillet de l’Illustration mes impressions transcrites par M. George Bois, inspecteur de l’enseignement professionnel en Indo-Chine, délégué des Beaux-Arts à l’Exposition coloniale de Marseille, où j’avais suivi les danseuses du roi Sisowath.