Les Castes dans l’Inde/Partie 3/Chapitre 6

Ernest Leroux (p. 275-289).

VI


Longtemps on a cru, sur le témoignage de Platon et d’Hérodote, que l’Égypte aurait été régie par le système des castes. C’est une vue abandonnée aujourd’hui par les juges les plus autorisés. Elle paraît décidément contredite par les monumens indigènes. Les Grecs, peu accoutumés à de vastes organismes héréditaires reliés par le privilège du rang ou la communauté de la fonction, pouvaient aisément, là où ils en rencontraient des types plus ou moins stricts, en exagérer l’importance ou l’étendue. Jusqu’à présent, l’Inde a seule révélé un régime universel de castes, au sens où nous l’avons constaté et défini. Tout au plus trouve-t-on ailleurs des traces accidentelles, des germes d’institutions analogues ; elles ne sont nulle part généralisées ni coordonnées en système.

La Grèce a connu, à Lacédémone et ailleurs, plusieurs cas de fonctions et de métiers héréditaires. Malgré les incertitudes qui en obscurcissent l’interprétation, les noms que portent les quatres tribus (phylé) ioniennes de l’Attique sont bien des noms professionnels : soldats, chevriers, artisans[1]. Ce ne sont assurément pas des castes. L’exemple prouve au moins que la tradition âryenne pouvait, sous l’empire d’une situation favorable, incliner vers la caste. L’enseignement est bon à retenir.

Un fait social qui domine un pays immense, qui s’enchevêtre dans tout son passé, a nécessairement plus d’une cause. À l’enfermer dans une déduction unique, trop précise, on s’égare à coup sûr. Des courans si puissans sont faits d’affluens nombreux. L’explication vraie doit, j’en suis convaincu, faire sa part à chacun des agens qu’on a tour à tour poussés au premier plan, dans un esprit trop systématique et trop exclusif. Il est bien d’autres pays où une race immigrante s’est trouvée juxtaposée à des occupans qu’elle a vaincus et dépossédés, et cette situation n’y a pas fait naître la caste. D’autres populations ont connu de fortes distinctions de classes, et la caste leur est demeurée étrangère. La théocratie s’accommode d’autres cadres. Il faut donc que le régime résulte dans l’Inde de l’action combinée de plusieurs facteurs. J’espère avoir discerné les principaux.

Tâchons d’embrasser d’un coup d’œil le raccourci de cette histoire.

Nous prenons les aryens à leur entrée dans l’Inde. Ils vivent sous l’empire des vieilles lois communes à toutes les branches de la race. Ils sont divisés en peuplades, clans et familles ; plus ou moins larges, les groupes sont également gouvernés par une organisation corporative dont les traits généraux sont pour tous identiques, dont le lien est une consanguinité de plus en plus étroite. L’âge de l’égalité pure et simple de clan à clan, de tribu à tribu, est passé. Le prestige militaire et le prestige religieux ont commencé leur œuvre. Certains groupes, rehaussés par l’éclat des prouesses guerrières, fiers d’une descendance plus brillante ou mieux assurée, enrichis plus que d’autres par la fortune des armes, se sont solidarisés en une classe nobiliaire qui revendique le pouvoir. Les rites religieux se sont compliqués au point de réclamer, soit pour l’exécution des cérémonies, soit pour la composition des chants, une habileté spéciale et une préparation technique : une classe sacerdotale est née, qui appuie ses prétentions sur les généalogies plus ou moins légendaires qui rattachent ses branches à des sacrificateurs illustres du passé. Le reste des âryens est confondu dans une catégorie unique au sein de laquelle les divers groupes se meuvent dans leur autonomie et sous leurs lois corporatives. Des notions religieuses dominaient dès l’origine toute la vie ; le sacerdoce déjà puissant double ici le prestige et la rigueur des scrupules religieux.

Les âryens s’avancent dans leur nouveau domaine. Ils se heurtent à une race de couleur foncée, inférieure en culture, qu’ils refoulent. Cette opposition, le souci de leur sécurité, le dédain des vaincus, exaltent chez les vainqueurs l’exclusivisme natif, renforcent toutes les croyances et tous les préjugés qui protègent la pureté des sectionnemens entre lesquels ils se répartissent. La population autochtone est rejetée dans une masse confuse que des liens de subordination assez lâches rattachent seuls à ses maîtres. Les idées religieuses qu’apportent les envahisseurs y descendent plus ou moins avant, jamais assez pour la relever à leur niveau. Cependant, en s’étendant sur de vastes espaces où leurs établissemens ne sont guère cantonnés par aucunes imites naturelles, les envahisseurs se dispersent ; ébranlés par les accidens de la lutte, les groupemens primitifs se disjoignent. La rigueur du principe généalogique qui les unissait en est compromise : les tronçons, pour se reformer, obéissent aux rapprochemens géographiques ou à d’autres convenances.

Peu à peu se sont imposées les nécessités d’une existence moins mouvante. C’est dans des villages d’industrie pastorale et agricole que se fixe la vie devenue plus sédentaire ; et c’est d’abord par parentés qu’ils se fondent ; car les lois de la famille et du clan conservent une autorité souveraine ; on continue d’observer les usages traditionnels que sanctionne la religion. Les habitudes plus fixes développent les besoins et les métiers d’une civilisation qui est mûre pour plus d’exigences. Les corps d’état sont à leur tour enveloppés dans le réseau, soit que la communauté de village entraîne la communauté d’occupation, soit que les représentans dispersés d’une même profession dans des lieux assez voisins obéissent à une nécessité impérieuse en se modelant sur le seul type d’organisation usité autour d’eux.

Avec le temps deux faits se sont accusés : des mélanges plus ou moins avoués se sont produits entre les races ; les notions aryennes de pureté ont fait leur chemin dans cette population hybride et jusque dans les populations purement aborigènes. De là deux ordres de scrupules qui multiplient les sectionnemens, suivant l’impureté plus ou moins forte, soit de la descendance, soit des occupations. Si les principes anciens de la vie familiale se perpétuent, les facteurs de groupemens se diversifient : fonction, religion, voisinage, d’autres encore, à côté du principe primitif de la consanguinité dont ils prennent plus ou moins le masque. Les groupes s’acroissent et s’entre-croisent. Sous la double action de leurs traditions propres et des idées qu’elles empruntent à la civilisation âryenne, les tribus aborigènes elles-mêmes, au fur et à mesure qu’elles renoncent à une vie isolée et sauvage, accélèrent l’afflux des sectionnemens nouveaux. La caste existe dès lors. On voit comment elle s’est, dans ses diverses dégradations, substituée lentement au régime familial dont elle est l’héritière.

Un pouvoir politique eût pu subordonner ces organismes aux ressorts d’un système régulier. Nulle constitution politique ne se dégage. L’idée même n’en naît pas. Comment s’en étonner ? La puissance sacerdotale n’y peut être favorable, car elle en serait diminuée ; or son action est très forte et très soutenue ; elle paralyse même dans l’aristocratie militaire l’exercice du pouvoir. Le relief du pays ne constitue pas de noyaux naturels de concentration ; toute limite est ici flottante. La vie pastorale a longtemps maintenu un esprit de tradition sévère ; aucun goût vif de l’action ne l’entame. La population vaincue est nombreuse ; refoulée plus qu’absorbée, elle est envahie lentement par la propagande sacerdotale plutôt que soumise par une brusque conquête. Avec quelques tempéramens elle garde, là surtout où elle se cantonne et s’isole, beaucoup de son organisation ancienne. Par sa masse qu’elle interpose, par l’exemple de ses institutions très rudimentaires, par la facilité même avec laquelle ces institutions se fondent dans l’organisation assez sommaire des immigrans, elle oppose un obstacle de plus à la constitution d’un pouvoir politique véritable. Donc nul rudiment d’État.

Dans cette confusion, la classe sacerdotale a seule, en dépit de ses fractionnemens, gardé un solide esprit de corps ; seule elle est en possession d’un pouvoir tout moral, mais très efficace. Elle en use pour affermir et pour étendre ses privilèges ; elle en use aussi pour établir, sous sa suprématie, une sorte d’ordre et de cohésion. Elle généralise et codifie l’état de fait en un système idéal qu’elle s’efforce de faire passer en loi. C’est le régime légal de la caste. Elle y amalgame la situation actuelle avec les traditions tenaces du passé où la hiérarchie des classes a jeté les fondemens de sa puissance tant accrue depuis.

Sorti d’un mélange de prétentions arbitraires et de faits authentiques, ce système devient à son tour une force. Non seulement les brahmanes le portent comme un dogme dans les parties du pays dont l’assimilation se fait à une date tardive ; partout, grâce à l’autorité immense qui s’attache à ses patrons, il réagit par les idées sur la pratique. L’idéal spéculatif tend à s’imposer comme la règle stricte du devoir. Mai», des faits à la théorie, il y avait trop loin pour qu’ils aient pu jamais se fondre complètement.

Ce qui nous intéresse, c’est le chemin qu’a suivi l’institution dans sa croissance spontanée. Je puis donc m’arrêter ici.

La caste est, à mon sens, le prolongement normal des antiques institutions âryennes, se modelant à travers les vicissitudes que leur préparaient les conditions et le milieu qu’elles rencontrèrent dans l’Inde. Elle serait aussi inexplicable sans ce fond traditionnel qu’elle serait inintelligible sans les alliages qui s’y sont croisés, sans les circonstances qui l’ont pétrie.

Que l’on m’entende bien ! Je ne prétends pas soutenir que le régime des castes, tel que nous l’observons aujourd’hui, avec les sections infinies, de nature et de consistance diverses qu’il embrasse, ne contienne que le développement logique, purement organique, des seuls élémens âryens primitifs. Des groupes d’origine variée, de structure variable, s’y sont introduits de tout temps et s’y multiplient encore : clans d’envahisseurs qui jalonnent la route des conquêtes successives ; tribus aborigènes sorties tardivement de leur isolement farouche ; fractionnemens accidentels soit de castes proprement dites, soit de groupes assimilés. Il y a plus : ces mélanges qui, aggravés de combinaisons multiples, donnent à la caste de nos jours une physionomie si déconcertante, si insaisissable, se sont, à n’en pas douter, produits de bonne heure. S’ils ont été en s’accusant, ils ont commencé dés l’époque où le régime se formait. Je l’ai dit déjà, je le répète à dessein : à condenser en une formule sommaire une conclusion générale, on risque de paraître outrer son principe ; effort de précision ou séduction de nouveauté, on risque de fausser, en l’étendant à l’excès, une pensée juste. Je ne voudrais pas que l’on me soupçonnât d’un entraînement contre lequel je suis en garde.

Ce que j’estime, c’est que, quelques influences qu’ils aient pu subir du dehors, quelques troubles qu’aient apportés les hasards de l’histoire, les âryens de l’Inde ont tiré de leur propre fonds les élémens essentiels de la caste, telle qu’ils l’ont pratiquée, conçue et finalement coordonnée. Si le régime sous lequel l’Inde a vécu n’est ni une organisation purement économique des métiers, ni un chaos barbare de tribus et de races étrangères et hostiles, ni une simple hiérarchie de classes, mais un mélange de tout cela, unifié par l’inspiration commune qui domine, dans leur fonctionnement, tous les groupes, par la communauté des idées et des préjugés caractéristiques qui les rapprochent, les divisent, fixent entre eux les préséances, cela vient de ce que la constitution familiale, survivant à travers toutes les évolutions, gouvernant les aryens d’abord, puis pénétrant avec leur influence et s’imposant même aux groupemens d’origine indépendante, a été le pivot d’une lente transformation.

Qu’elle ait été traversée d’élémens hétérogènes, je n’ai garde de l’oublier. D’ailleurs une fois achevée dans ses traits essentiels, elle a, cela va sans dire, comme tous les systèmes vieillissans où la tradition ne se retrempe plus dans une conscience vivante des origines, subi l’action de l’analogie. Les principes qu’on a cru y découvrir, l’arbitraire même, armé de faux prétextes y ont fait leur œuvre. Pour être accidentelles ou secondaires, ces altérations n’ont pas laissé que de jeter quelque désarroi dans la physionomie des faits. Je n’y insiste pas cependant. On en retrouvera au besoin les sources dans les détails que j’ai eu l’occasion de signaler en passant.

Même à nous enfermer dans la période de formation, combien nous souhaiterions de fixer des dates ! Ce que j’ai dit de la tradition littéraire expliquera que je n’en aie pas de précises à offrir. Des institutions anciennes ne s’imprègnent que par progressions insensibles d’un esprit nouveau ; des mouvemens qui peuvent, suivant les circonstances, marcher d’un pas inégal dans des régions diverses, ne se manifestent dans les témoignages que lorsque l’ordre antérieur est devenu tout à fait méconnaissable. Ils sont obscurs parce qu’ils sont lents. Ils ne supportent pas de dates rigoureuses. Tout au plus pourrait-on se flatter de déterminer à quel moment le système brahmanique, qui régit théoriquement la caste, a reçu sa forme dernière. La prétention serait encore trop ambitieuse. Nous pouvons nous en consoler ; nous n’en serions pas beaucoup plus avancés, s’il est vrai que ce système résume l’idéal de la caste dominante plus qu’il ne reflète la situation vraie.

Même en ce qui concerne le Véda, la valeur des indices qu’il apporte n’est rien moins que définie. Il faudrait savoir s’il épuise bien l’ensemble des faits contemporains, s’il les rend intégralement et fidèlement. C’est ce dont je n’estime pas du tout que nous soyons certains. Ce qui est sûr c’est qu’on y voit saillir encore en un plein relief cette hiérarchie de classes qui s’est plus tard résolue dans le régimes des castes. Il est pourtant indubitable que, dès la période védique, les causes avaient commencé d’agir qui, par leur action combinée et suivie, devaient sur le vieux tronc âryen greffer un ordre nouveau.

Les âryens de l’Inde et les âryens du monde classique partent des mêmes prémisses. Combien les conséquences sont de part et d’autre différentes !

À l’origine, les mêmes groupes, gouvernés par les mêmes croyances, les mêmes usages. En Grèce et en Italie, ces petites sociétés s’associent et s’organisent. Elles s’étagent en un système ordonné. Chaque groupe conserve dans sa sphère d’action sa pleine autonomie ; mais la fédération supérieure qui constitue la cité embrasse les intérêts communs et régularise l’action commune. Le chaos prend forme sous la main des Grecs. Les organismes disjoints se soudent en une unité plus large. Au fur et à mesure qu’elle s’achève, l’idée nouvelle qui en est l’âme latente, l’idée politique, s’ébauche. Comme la caste, la cité est issue de la constitution primitive commune ; jetée dans le moule des mêmes règles religieuses, des mêmes traditions, mais inspirée par des nécessités nouvelles, elle dégage un principe nouveau d’organisation. Elle se montre capable de s’élargir, de s’affranchir des barrières qui ont soutenu, mais aussi contenu ses premiers pas. Plus tard, elle suffira, en se transformant, aux besoins des révolutions de mœurs et de pouvoir les plus profondes.

Dans l’Inde la caste continue les antiques coutumes ; elle les développe même à plusieurs égards dans leur ligne logique ; mais elle perd quelque chose de l’impulsion qui avait créé les groupes primitifs et elle n’en renouvelle pas l’esprit. Des notions diverses se mêlent ou se substituent ici au lien généalogique qui avait noué les premières sociétés. En se modifiant, en devenant castes, elles ne trouvent pas en elles-mêmes de principe régulateur ; elles s’entrecroisent, chacune isolée dans son autonomie jalouse. Le cadre est immense, sans limites précises, sans vie organique ; masse confuse de petites sociétés indépendantes, courbées sous un niveau commun.

La langue classique de l’Inde se distingue des langues congénères par une singularité frappante. Le verbe fini a peu de place dans la phrase ; la pensée s’y déroule en composés longs, de relation souvent indécise. Au lieu d’une construction syntactique solide où le dessin s’accuse, où les incidences se détachent elles mêmes en propositions nettement arrêtées, la phrase ne connaît guère qu’une structure molle où les élémens de la pensée, simplement juxtaposés, manquent de relief. Les croyances religieuses de l’Inde ne se présentent guère en dogmes positifs. Dans les lignes flottantes d’un panthéisme mal défini, les oppositions et les divergences ne se soulèvent un moment que pour s’écrouler comme un remous instable dans la masse mouvante. Les contradictions se résolvent vite en un syncrétisme conciliant où s’énerve la vigueur des schismes. Une orthodoxie accommodante couvre toutes les dissidences de son large manteau. Nulle part de doctrine catégorique, liée, intransigeante. Sur le terrain social, un phénomène analogue nous apparaît dans le régime de la caste. Partout le même spectacle d’impuissance plastique.

Quelque sève qu’il ait empruntée aux circonstances extérieures et historiques, c’est bien le fruit de l’esprit hindou. L’organisation sociale de l’Inde est à la structure des cités antiques ce qu’est un poème hindou à une tragédie grecque. Aussi bien dans la vie pratique que dans l’art, le génie hindou se montre rarement capable d’organisation, c’est-à-dire de mesure, d’harmonie. Dans la caste tout son effort s’est épuisé à maintenir, à fortifier un réseau de groupes fermés, sans action commune, sans réaction réciproque, ne reconnaissant finalement d’autre moteur que l’autorité sans contrepoids d’une classe sacerdotale qui a absorbé toute la direction des esprits. Sous le niveau du brahmanisme, les castes s’agitent, comme les épisodes se heurtent désordonnés dans la vague unité du récit épique. Il suffit qu’un système artificiel en masque théoriquement le décousu.

Les destinées de la caste sont, à y bien regarder, un chapitre instructif de la psychologie de l’Inde.


FIN
  1. Schömann, Griech. Alterth., éd. 1861, I, p. 327 suiv.