Les Cahiers du capitaine Coignet (Larchey)/Quatrième cahier

Texte établi par Lorédan LarcheyHachette (p. 145-181).

QUATRIÈME CAHIER

ma décoration. — je suis empoisonné. — retour au pays. — le camp de boulogne et la première campagne d’autriche.


Fait général des grenadiers à pied, le général Dorsenne forma un deuxième régiment. La garde devint nombreuse et, par sa sévérité, il en fît un modèle de discipline. Sévère et juste, soldat à toute épreuve, brillant sur le champ de bataille comme aux Tuileries, voilà le portrait de ce général. On fit venir les sous-officiers et soldats marqués pour recevoir la croix, et nous nous trouvâmes dix-huit cents dans la garde. Le 14 juin 1804, la cérémonie eut lieu au dôme des Invalides. Voilà comme nous étions placés : à droite en entrant, sur des gradins jusqu’en haut, était la garde : les soldats de l’armée étaient à gauche sur des gradins pareils, et les invalides étaient au fond jusqu’au plafond. Le corps d’officiers occupait le parterre ; toute la chapelle était pleine.

Le Consul arrive à midi, monté sur un cheval couvert d’or, les étriers étaient massifs en or. Ce riche coursier était un cadeau du Grand Turc ; on fut obligé de mettre des gardes autour pour ne pas le laisser approcher (ce n’était que diamants sur la selle).

Il se présente ; le plus grand silence règne dans la chapelle, il traverse tout ce corps d’officiers et va se placer à droite, dans le fond, sur son trône ; Joséphine était en face, à gauche, dans une loge ; Eugène, au pied du trône, tenait une pelote garnie d’épingles, et Murât avait une nacelle remplie de croix. La cérémonie commence par les grands dignitaires, qui furent appelés par leur rang d’ordre. Après que toutes les grandes croix furent distribuées, on fit porter une croix à Joséphine dans sa loge sur un plat que Murât et Eugène lui présentèrent.

Alors on appela : « Jean-Roch Coignet ! » J’étais sur le deuxième gradin ; je passai devant mes camarades, j’arrivai au parterre et au pied du trône. Là, je fus arrêté par Beauharnais qui me dit : « Mais on ne passe pas. » Et Murât lui dit : « Mon prince, tous les légionnaires sont égaux ; il est appelé, il peut passer. »

Je monte les degrés du trône. Je me présente droit comme un piquet devant le Consul, qui me dit que j’étais un brave défenseur de la patrie et que j’en avais donné des preuves. À ces mots : « Accepte la croix de ton Consul », je retire ma main droite qui était collée contre mon bonnet à poil, et je prends ma croix par le ruban. Ne sachant qu’en faire, je redescendis les degrés du trône en reculant, mais le Consul me fit remonter près de lui, prit ma croix, la passa dans la boutonnière de mon habit et l’attacha à ma boutonnière avec une épingle prise sur la pelote que Beauharnais tenait. Je descendis et, traversant tout cet état-major qui occupait le parterre, je rencontrai mon colonel, M. Lepreux, et mon commandant Merle, qui attendaient leurs décorations. Ils m’embrassèrent tous les deux au milieu de tout ce corps d’officiers, et je sortis du dôme.

Je ne pouvais avancer, tant j’étais pressé par la foule qui voulait voir ma croix. Les belles dames qui pouvaient m’approcher, pour toucher à ma croix, me demandaient la permission de m’embrasser ; j’ai vu l’heure que j’allais servir de patène à toutes les dames et messieurs qui se trouvaient sur mon passage. J’arrivai au pont de la Révolution, où je trouvai mon ancien régiment qui formait la haie sur le pont. Les compliments pleuvaient de tous côtés ; enfin, pressé de toutes parts, je finis par entrer dans le jardin des Tuileries, où j’eus bien du mal à pouvoir gagner ma caserne. En arrivant à la porte, le factionnaire porte les armes. Je me retourne pour voir s’il n’y avait pas d’officier près de moi, et j’étais tout seul. Je vais près du factionnaire, je lui dis : « C’est donc pour moi que vous portez les armes ? — Oui, me dit-il, nous avons la consigne de porter les armes aux légionnaires. »

Je lui pris la main, la serrai fortement et lui demandai son nom et sa compagnie. Lui mettant cinq francs dans la main, en le forçant de les prendre, je lui dis : « Je vous invite à déjeuner lors de la descente de votre garde. »

Dieu ! que j’avais faim ! Je fis venir dix litres de vin pour mon ordinaire, et je dis au cuisinier : « Voilà pour mes camarades ! »

Le caporal voit ces bouteilles et dit : « Qui a fait venir ce vin ? — C’est Coignet qui mourait de faim. Je lui ai donné son souper de suite, car le lieutenant est venu le chercher, ils sont partis bras dessus, bras dessous, et il a dit de boire à sa santé. »

Mon lieutenant, qui m’avait vu décorer le premier, ne m’avait pas perdu de vue, et s’était emparé de moi. Il me dit obligeamment : « Vous ne me quitterez pas de la soirée. Nous allons voir les illuminations et, de là, nous irons au Palais-Royal prendre notre demi-tasse de café. L’appel se fait à minuit, et nous ne rentrerons que quand nous voudrons ; je réponds de tout. » Nous nous promenâmes dans le jardin pendant une heure : il me mena au café Borel, au bout du Palais-Royal, et me fit descendre dans un grand caveau où il y avait beaucoup de monde. Là, nous fûmes entourés tous les deux. Le maître du café vint près de mon lieutenant, et lui dit : « Je vais vous servir ce que vous désirez, les membres de la Légion d’honneur sont régalés gratis. »

Les gros matadors[1], qui avaient entendu M. Borel, nous regardent, et ils s’emparèrent de nous. Le punch se faisait partout, et mon lieutenant leur dit que c’était moi le premier décoré ; alors tout le monde de se rabattre sur moi, criant : « Allons ! buvons à sa santé ! »

Jetais confus. On me dit : « Buvez, mon brave. — Je ne puis boire, Messieurs, je vous remercie. »

Enfin, nous fûmes fêtés de tout le monde ; toutes les tables voulaient nous avoir. Nous fûmes saluer le maître de la maison et le remercier ; à minuit, nous rentrâmes à notre caserne. Mon lieutenant était sobre comme moi ; nous ne prîmes que très peu de chose… Que cette soirée fut belle pour moi qui n’avais jamais rien vu de pareil !

Mon lieutenant me mena chez mon capitaine le lendemain matin ; nous fûmes embrassés tous les deux, et il fallut prendre le petit verre : « À midi, dit mon capitaine, vous irez avec le lieutenant qui vous présentera à M. de Lacépède comme le premier décoré ; c’est l’ordre. Et les grenadiers à deux heures. »

Nous prîmes un fiacre et, arrivés dans la cour, on monte de grands escaliers. Puis, les deux battants s’ouvrirent et nous fûmes annoncés. Le chancelier paraît avec un gros et long nez ; mon lieutenant lui dit que j’avais été décoré le premier ; il m’embrassa et me fit signer en tenant ma main pour faire toutes les lettres de mon nom sur le grand registre. Il nous accompagna jusqu’à la porte du grand perron, et toute la garde fut en voiture à la chancellerie. Je fis des visites chez le frère de mon colonel, porte Saint-Denis, où je fis emplette de nankin pour me faire des culottes courtes. Bas, boucles d’argent de jarretières, c’était de rigueur pour l’uniforme d’été. Lorsque je fus prêt à me présenter chez le général Hulin, il me reçut et me fit cadeau d’une pièce de ruban de la Légion d’honneur.

Le lendemain, je voulais aller chez M. Champromain, marchand de bois, de Druyes, demeurant près le Jardin des Plantes ; je suivais la rue Saint-Honoré. Arrivant près du Palais-Royal, je rencontrai un superbe homme qui m’accoste pour voir ma croix, me dit-il, et me prie de lui faire l’amitié de venir prendre une demi-tasse de café avec lui. Je refusai, et il insista tant que je me laissai tenter ; il me mena au café de la Régence, place du Palais-Royal, qui longe cette place à droite. Arrivé dans ce beau café, il fait venir deux demi-tasses. Moi, je regardais la dame dans son comptoir qui était si belle (avec mes 27 ans, je la brûlais des yeux).

Ce monsieur me dit : « Votre café va refroidir, prenez votre tasse. »

Et, sitôt prise, il se lève et me dit : « Je suis pressé. » Il va payer et sort. Je ne venais que finir ma tasse ; je me levai, qu’il était disparu.

En sortant du café, je tombai sur le pavé. Tout mon corps se tortillait, j’étais en double ; des coliques me tordaient les boyaux. On vint à mon secours ; le monde du café, je crois, me fit porter à notre hôpital, au Gros-Caillou, et je fus de suite traité. On me fit boire je ne sais quoi, on me fit bassiner un bon lit, et l’on fit venir M. Suze, le premier médecin, très grêlé et borgne, un excellent homme. Il s’aperçut de suite que j’étais empoisonné ; il ordonna un bain et des frictions avec de l’huile qui infectait. Un infirmier, bras nus, me frottait le ventre à tour de bras ; un autre était tout prêt pour le relayer ; et ainsi toute la nuit et tout le jour, pendant huit jours. Et les coliques ne se passaient pas.

Il fallut mettre les ventouses sur le ventre, souffler avec un soufflet ; et, lorsque le feu était éteint, on coupait la peau avec un canif. Et puis on mettait un bocal renversé sur mon ventre pour pomper le sang. On m’épuisa de cette manière que l’on pouvait voir, avec une chandelle, au travers de mon corps. Et les infirmiers de frotter nuit et jour, et de me changer de draps quatre fois par jour, à cause des sueurs qui sortaient. Tous les matins, je donnais 24 sous à mes deux infirmiers pour leurs bons soins, M. Suze venait trois fois par jour. Et toujours des ventouses et des remèdes qui ne faisaient rien ; ce que l’on me donnait à prendre par le haut ne passait pas.

Il en fut fait rapport au premier Consul qui donna l’ordre de mettre deux médecins de nuit près de moi pour me garder, et des infirmiers nuit et jour… Un officier de service venait tous les matins savoir de mes nouvelles. Tous les soins me furent prodigués ; on donna l’ordre de laisser entrer ceux qui viendraient me voir sans permission, et ma plus grande consolation c’était de voir ma croix qui était près de moi. Je supportais toutes les souffrances possibles pour me guérir.

Cette situation dura pendant quarante jours. Il y eut une consultation où fut appelé le baron Larrey et des médecins qui me mirent sur une table bien couvert sur des matelas : « Messieurs, leur dit-il, ce brave militaire est rempli de courage, consultez-vous et dites-moi votre avis. »

Ils délibèrent, et je n’entendis rien ; M. Larrey dit : « Il faut faire apporter un baquet de glace et de la limonade, et nous lui en ferons prendre. Si elle passe, nous verrons. »

On me présenta un grand gobelet d’argent plein de limonade bien sucrée, je la bois et je ne vomis pas. Ces messieurs attendaient, et une demi-heure après ils m’en donnèrent un second verre. M. Larrey leur dit : « J’ai sauvé le haut, sauvez le bas ! » Ils délibèrent pour me faire prendre un remède de leur composition, et il fit son effet ; je rendis comme trois boules dont une comme une noix et les autres moins grosses, et la première était pleine de vert-de-gris ; elles furent emportées soigneusement, et ils restèrent deux heures près de moi.

M. Larrey me dit : « Vous êtes sauvé, je viendrai vous voir », et il est venu trois fois me visiter. Je dois la vie à lui et à M. Suze. Je fus soigné : on me donna des confitures, et, quand je pus manger, on me donna du chocolat excellent et quatre onces de vin de Malaga que je ne pouvais pas boire (je le donnais au plus malade de ma chambre). Au bout de huit jours, on me donna du poisson frit, du mouton et une bouteille de vin de Nuits ; j’en donnais la moitié à mes camarades. Les confitures venaient du dehors, je ne sais de quelle main bienfaisante. Je recevais des visites tous les jours. M. Morin, qui possédait un château dans mon pays, apprit que j’étais à l’hôpital, il vint me voir et m’offrit son château pour me rétablir. Je l’acceptai avec reconnaissance. « Vous trouverez du bon laitage, dit-il, je donnerai des ordres pour que vous soyez soigné. »

Les bons soins des médecins et des infirmiers me sauvèrent de la vengeance que l’on exerçait contre moi, ne pouvant pas atteindre le premier Consul, car c’est un des mouchards de Cadoudal qui me guettait pour me détruire.

Lorsque je fus convalescent, on me portait dans un fauteuil près de la croisée pour prendre l’air. M. Suze me fit peigner et dit à l’infirmier qu’il ne voulait pas que mes cheveux soient coupés. Il fallut mettre beaucoup de temps et de poudre, et il fit mettre un masque à l’infirmier. Il y avait deux verres à son masque pour qu’il ne soit pas empoisonné, tout le vert-de-gris étant dans ma chevelure. Cette opération dura une heure ; je donnai trois francs à l’infirmier pour la conservation de ma chevelure. Nous portions alors des ailes de pigeons, et il fallait mettre des papillotes les soirs, et le perruquier venait nous coiffer tous les jours au corps de garde le matin. À midi, on ne connaissait pas la garde descendante avec la garde montante. Nous fûmes bien débarrassés lorsque l’ordre fut donné de couper les queues, quoique ça fît une révolution dans l’armée, surtout dans la cavalerie.

Ma convalescence venait à vue d’œil. Je dis à M. Suze que je me portais bien et que je désirais avoir une permission pour prendre l’air du pays natal, vu que j’étais invité dans un château pour me rétablir et que le lait me ferait du bien. « Je vous donnerai, dit-il, trois mois si vous voulez. Je vous recommande de ne pas habiter avec une femme au moins d’un an, car vous pourriez tomber de la poitrine. Soyez prudent ! il faut me le promettre. — Je vous le jure ! »

Il me donna mon billet de sortie, et, arrivé à la caserne, je présentai mon billet et ma permission de convalescence au capitaine qui obtint ma paye entière. Je partis habillé tout à neuf, aux frais du Gouvernement, par le coche, et, arrivé à Auxerre, je fus logé chez Monfort, porte de Paris. Je me rappelai d’un parent, le père Toussaint-Armancier ; je le fis venir et lui demandai s’il n’aurait pas entendu dire où était passé mon petit frère que je n’avais pas vu depuis l’âge de six ans. Il me répond : « Je sais où. Il est à Beauvoir, chez le meunier Thibault. — Il faut l’envoyer chercher. Dieu, que je suis content ! »

Le lendemain, il arrive, se jette dans mes bras ; il ne pouvait pas se contenir de joie de me voir si beau, dans un bel uniforme avec la croix. « Mon bon frère, me disait-il, que je suis content ! — Je vais dans notre pays et si tu veux, je t’emmènerai, je te placerai dans le commerce, j’ai de bonnes connaissances à Paris. — Eh bien ! me dit-il, viens me chercher, je partirai avec toi. — Je te le promets, lui dis-je ; apprête-toi. As-tu de l’argent ? — Oui, me dit-il, j’ai sept cents francs. — Ça prouve ta bonne conduite, mon ami. »

Et nous dînâmes comme deux enfants retrouvés. Le lendemain, après notre déjeuner, nous partîmes chacun de notre côté. Arrivant à Courson, je fus arrêté par le brigadier de gendarmerie nommé Trubert, qui me demande si j’étais en ordre ; je lui dis : « Regardez ma croix et mon uniforme, c’est mon passeport. » Il fut sot… Je me fis conduire à Druyes. J’arrivai, le samedi à la nuit, au château du Bouloy, chez M. Morin, où l’on m’attendait. Suivant la vallée, je ne fus aperçu de personne.

Le lendemain, dimanche matin, je me mets en grande toilette pour me rendre à la messe. Je demandai où je pourrais me placer dans une stalle ; on m’indiqua celle à côté du maire, M. Trémeau, qui existe encore, et j’arrivai dans le chœur. Je me plaçai dans la place indiquée, et le maire se met à ma gauche. Je le salue. « C’est bien vous, Coignet ? — Oui, monsieur. — Je vous attendais, j’ai reçu une lettre de M. Morin qui m’annonçait votre arrivée. — Je vous remercie ; j’aurai l’honneur d’aller vous faire ma visite après la messe. — Je vous attends. »

Tout le monde se portait du côté du chœur pour voir ce beau militaire décoré. Je reconnus ma belle-mère en face de moi, et mon père qui me tournait le dos ; il chantait au lutrin. Je ne laissai pas finir la messe tout entière pour sortir de l’église ; je me présente chez mon père. La porte n’était pas fermée : je me tiens debout, mon père arrive et me voit qui l’attendais au milieu de la chambre. Je fus à lui pour l’embrasser, il me serra dans ses bras et je lui rendis la pareille. Ma belle-mère paraît pour venir m’embrasser. « Halte-là ! lui dis-je, je n’aime pas les baisers de Judas. Retirez-vous, vous êtes une horreur pour moi. — Allons ! mon fils, dit mon père, assieds-toi là. Pourquoi n’es-tu pas venu chez ton père ! — Je ne voulais pas y recevoir l’hospitalité sous les yeux de votre femme que je déteste. Des étrangers m’ont offert un asile par amitié ; je l’ai accepté. Je vais faire ma visite à M. le Maire, et demain je viendrai vous voir à midi, si vous le permettez. — Je t’attendrai. »

Je partis pour monter à la ville, et je trouvai la foule qui m’attendait à mon passage, disant : « Le voilà, ce cher M. Coignet ; il n’a pas perdu son temps, il a une belle croix, le bon Dieu l’a béni à cause de toutes les souffrances que sa belle-mère lui a fait endurer. — Laissez-moi ! leur dis-je. Je vous verrai tous, mes bons amis ; laissez-moi monter à la ville chez M. Trémeau. »

Je fus reçu à bras ouverts chez M. Trémeau, qui dit : « Vous avez votre couvert mis chez moi, et nous vous mènerons à la chasse avec mes frères pour vous désennuyer ; vous portez votre port d’armes sur votre poitrine. — Je vous remercie, je viendrai vous voir. »

Quel baume pour moi que cet accueil de l’amitié ! Je rentrai à mon hôtel, et le lendemain, je descendis chez mon père. Je lui dis : « J’ai enfin retrouvé mon petit frère, après avoir eu le malheur d’avoir perdu les deux autres, dont un est venu mourir près de vous sans que vous lui donniez l’hospitalité. Voilà encore une barbarie de votre femme, et vous, homme faible, vous avez pu fermer la porte à votre fils aîné. Il faudra cependant nous rendre compte, vous savez que vous nous devez trois mille francs. »

Ma belle-mère, qui était au coin du feu, me dit : « Comment ferions-nous pour vous donner tout cet argent ? — Il n’est pas permis à une marâtre de femme comme toi de se mêler de mes affaires. Cela me regarde avec mon père, si je n’avais pas tout le respect que je lui dois, je te ferais sauter la tête de dessus tes épaules ; tu ne prendras plus les pincettes pour m’arracher le nez. Malheureuse ! tu n’as pas de honte d’avoir mené ces deux innocents dans les bois et les avoir abandonnés à la merci de Dieu. Vois ton crime, serpent ! Si Dieu ne retenait pas mon bras, je ne sais pas, je ferais un malheur. »

Mon père était tout pâle : je frémis de la sortie que je m’étais permis de faire devant lui, mais j’avais le cœur soulagé.

Il ne fut parlé que de moi dans tout le pays et aux environs. Je reçus des visites de toutes parts, que je rendis et je fus reçu partout avec amitié. Je reçus une lettre de M. de la Bergerie, préfet de l’Yonne, sur l’ordre du maréchal Davoust qui était arrivé à Auxerre, pour être près du maréchal pour une chasse au loup dans la forêt de Frétoy, près de Courson. J’y fus accompagné de MM. Trémeau, qui me dirent très obligeamment qu’il fallait être en chasseur pour ménager mon uniforme ; j’étais comme un vrai chasseur avec mon ruban de la Légion d’honneur. Le maréchal me reconnut de suite : « Voilà mon grenadier, dit-il au préfet ; vous nous suivrez à la chasse toute la journée. »

Les gardes nous placèrent, et les traqueurs partirent après le signal. Il fut tué deux loups et des renards ; il était défendu de tirer sur le chevreuil, mais on permit de chasser le gibier le soir et de tirer sur tout. La chasse fut terminée à quatre heures, et nous fûmes invités, moi et les MM. Trémeau. Le dîner fut brillant : je fus fêté. Le maréchal dit au préfet : « C’est le plus petit de mes grenadiers. Allons ! amusez-vous bien dans votre pays. »

Nous partîmes à onze heures du soir, et les MM. Trémeau furent enchantés du bon accueil du préfet et du maréchal ; nos carniers étaient bien garnis de lièvres.

Je passai mon temps à chasser, je fus voir mon père, qui m’invita à faire une partie de chasse ; je ne pus refuser. Arrivé au rendez-vous, il me dit : « Voilà le train de trois chevreuils qui ont passé la nuit dans ce taillis ; ils ne sont pas loin. Viens, que je te place. Tu tiendras ma chienne et, au bout d’un quart d’heure, tu marcheras droit devant toi. Sitôt que j’aurai tiré, tu la lâcheras. »

Je pars, et, arrivé au milieu de ma course, j’entends deux coups de fusil. Je lâche le chien, et j’entends mon père me crier : « Par ici ! » J’arrive. Quel fut mon étonnement ! Deux chevreuils par terre. « Je les ai tués tous les deux, je devais les avoir tous les trois, dit-il, je me suis trop pressé. Allons à la ferme, on viendra les chercher ; mais, me dit-il, il nous faut deux lièvres. Chacun le nôtre ! je sais ou les trouver. »

Au bout d’une heure, les lièvres étaient dans le carnier : « C’est suffisant, lui dis-je, allons-nous-en. »

Je fis tous mes adieux de porte en porte pour me rendre à Beauvoir, chez le père Thibault, pour prendre mon petit frère et l’emmener avec moi à Paris. Je cachai mon départ, je ne le dis qu’à mon camarade Allart, et je partis à deux heures du matin. Arrivé à Paris, je plaçai de suite mon frère garçon marchand de vin ; je me rendis à ma caserne, où mes camarades me souhaitèrent la bienvenue. Je touchai ma solde entière et trois mois de ma Légion ce qui me donna deux cents francs ; ça remonta mes finances. Exempt de service pendant un mois par ordre du capitaine, je fus tout à fait rétabli pour rentrer en campagne.

On s’apprêtait pour la descente d’Angleterre, disait-on. On faisait faire des hamacs pour toute la garde, avec une couverture pour chacun. Le camp de Boulogne était en grande activité, et nous faisions la belle jambe à Paris. Mais notre tour arriva pour prendre part aux manœuvres de terre et de mer, après de grandes revues et de grandes manœuvres dans la plaine de Saint-Denis, où il fallut endurer la pluie toute la journée ; les canons de nos fusils se remplissaient d’eau, l’arme au bras. Le grand homme ne bougeait pas ; l’eau lui coulait sur les cuisses ; il ne nous fit pas grâce d’un quart d’heure. Son chapeau lui couvrait les épaules, ses généraux baissaient l’oreille, et lui ne voyait rien. Enfin, il nous fit défiler et, rendus à Courbevoie, nous barbotions comme des canards dans la cour, mais le vin était là, et on n’y pensait plus.

Le lendemain, on nous lit à l’ordre du jour qu’il fallait se tenir prêt à partir. « Faites vos sacs, dirent nos officiers, faites vos adieux à tout le monde, car il ne reste que les vétérans. »

L’ordre arrive, il faut porter toute la literie au magasin et coucher sur la paillasse, prêts à partir pour Boulogne. On nous campa au port d’Ambleteuse, où nous formâmes un beau camp ; le général Oudinot était au-dessus de nous avec douze mille grenadiers, qui faisaient partie de la réserve. Et tous les jours à la manœuvre. Nous fûmes embrigadés pour faire le service sur mer chacun notre tour. On nous mit très loin, sur une ligne de deux cents péniches. Toute cette petite flottille, divisée par sections, était commandée par un bon amiral, qui était monté sur une belle frégate, au milieu de nous. Pendant vingt jours, toujours manœuvrant les pièces, nous étions canonniers et marins. Les marins, canonniers et soldats, tout ne faisait qu’un seul homme, l’accord était parfait à bord. La nuit, on criait : Bon quart ! et le dernier criait : Bon quart partout ! Le matin, les porte-voix demandaient le rapport de la nuit :

« Qu’est-ce qu’il y a de nouveau à votre bord ? — On vous fait savoir qu’il y a deux grenadiers qui se sont jetés à l’eau. — Sont-ils noyés ? répétait le porte-voix. — Oui, répétait l’autre ; oui, mon commandant. — À la bonne heure ! » (Il disait à la bonne heure, parce qu’il avait compris le mot d’ordre.)

Une fois, j’étais monté sur une corvette avec dix pièces de gros calibre, cent grenadiers et un capitaine couvert de blessures. J’étais servant de droite d’une pièce, car il fallait tout faire, et la moitié restait sur le pont la nuit. Lorsque mon tour arrivait de descendre pour me coucher dans mon hamac, je disais : « Allons, vieux soldat, te voilà donc dans ton hamac ! Allons, repose-toi ! »

Le maître cambusier m’entendit : « Où est-il le vieux soldat ? — Me voilà, lui dis-je. — Où est votre hamac ? Je vais vous mettre dans une bonne place. »

Et il descendit mon hamac près des caisses de biscuit, et leva une planche : « Mangez du biscuit, et demain je vous donnerai le boujaron » (c’est la petite mesure d’eau-de-vie).

On mangeait dans des vases de bois, avec les cuillers de même, des fèves qui dataient de la création du monde ; toutes les rations par ordinaire étaient dans des filets ; c’était de la viande fraîche et de la sole.

Un jour, messieurs les Anglais vinrent nous faire une visite avec une forte escadre ; un vaisseau de soixante-quatorze fut assez insolent pour arriver près du rivage, il s’embosse et nous envoie des boulets à toute volée dans notre camp. Nous avions de gros mortiers sur la hauteur, un sergent de grenadiers demanda la permission de tirer sur ce vaisseau, disant qu’il répondait de le couler du premier ou du second coup. « Mets-toi à l’œuvre ! comment te nommes-tu ? dit le Consul. — Despienne. — Voyons ton adresse. »

La première bombe passe par-dessus : « Tu as manqué ton coup, dit notre petit caporal. — Eh bien ! dit-il, voyez celle-ci. »

Il ajuste et fait tomber sa bombe sur le milieu du vaisseau. Ce ne fut qu’un cri de joie. « Je te fais lieutenant dans mon artillerie », dit-il à Despienne.

Voilà les Anglais qui tirent à poudre pour appeler à leur secours, et voilà le feu dans le vaisseau. Les Anglais sautaient dans nos barques comme dans les leurs. Notre petite flottille poursuivit leurs gros bâtiments, il fallait voir tous ces petits carlins après des gros dogues ! c’était curieux. Les Anglais voulurent revenir à la charge, mais ils furent mal reçus ; nous étions en règle. Nos petits bateaux faisaient des dégâts ; tous les coups portaient, et leurs bordées passaient par-dessus nos péniches. Nous eûmes l’ordre de rentrer dans le port pour faire une grande manœuvre sur toute la ligne. Jamais on n’avait vu cent cinquante mille hommes faire des feux de bataillon ; tout le rivage en tremblait.

Tous les préparatifs se faisaient pour la descente ; c’était un jeudi soir que nous devions mettre à la voile pour arriver sur les côtes d’Angleterre le vendredi. Mais, à dix heures du soir, on nous fit débarquer, sac au dos, et partir pour le pont de Briques pour déposer nos couvertures. C’était des cris de joie. Dans une heure, toute l’artillerie était en marche pour la belle ville d’Arras. Jamais on n’a fait une marche aussi pénible, on ne nous a pas donné une heure de sommeil, jour et nuit en marche par peloton. On se tenait par rang les uns aux autres pour ne pas tomber ; ceux qui tombaient, rien ne pouvait les réveiller. Il en tombait dans des fossés, les coups de plat de sabre n’y faisaient rien du tout. La musique jouait, les tambours battaient la charge, rien n’était maître du sommeil. Les nuits étaient terribles pour nous. Je me trouvais à la droite d’une section. Sur le minuit, je dérivai à droite sur le penchant de la route. Me voilà renversé sur le côté ; je dégringole et je ne m’arrête qu’après être arrivé dans une prairie. Je n’abandonnais pas mon fusil, mais je roulais dans l’autre monde ; mon brave capitaine fit descendre pour venir me chercher ; j’étais brisé. Ils prirent mon sac et mon fusil, et je fus bien réveillé.

Lorsque nous fûmes sur les hauteurs de Saverne, il fallut prendre-des voitures pour les dormeurs. Arrivés enfin à Strasbourg, nous trouvâmes l’Empereur, qui nous passa la revue le lendemain et distribua des croix. Deux nuits nous rétablirent ; nous passâmes le Rhin et nous marchâmes à grandes journées sur Augsbourg, et de là sur Ulm, où nous trouvâmes une armée considérable, qu’il fallut repousser au delà d’une forte rivière, avant de parvenir à un couvent, sur une hauteur imprenable. Le maréchal Ney, dans l’eau jusqu’au ventre de son cheval, faisait rétablir le pont, malgré la mitraille ; les sapeurs tombaient et cet intrépide Ney ne bougeait pas. Aussitôt la première travée posée, les grenadiers et voltigeurs passèrent pour soutenir les sapeurs, le maréchal revint au galop près du prince Murât, lui prend la main, disant : « Le pont est fini, mon prince. J’ai besoin de vous pour me soutenir. — Je pars de suite, dit-il, avec ma division de dragons. »

Les voilà partis au galop. Le temps était si horrible que le pont était inondé, on ne le voyait plus. Nous étions près de cette rivière, dans un pré ; l’eau nous gagna, elle nous monta jusqu’aux genoux. Il fallait voir la garde barboter comme des canards ; tout le monde de rire et de se promener dans l’eau. J’avais la marmite sur mon sac ; elle n’était pas renversée, elle se remplissait d’eau, je la versais dans les jambes de mes camarades ; nos canons de fusils se remplissaient aussi. Nous ne pouvions pas changer de position, tout le corps du maréchal attendant que l’eau diminue pour passer ; les soldats étaient dans la boue, c’est encore nous qui étions les mieux placés. Voilà l’eau qui diminue, on voit les planches du pont, les troupes s’arrachent de la boue et se lavent les jambes en passant sur le pont. Nos canards sortent du pré à leur tour, et les colonnes arrivent au pied de cette montagne monstrueuse, défendue par des forces considérables, mais rien ne put résister au maréchal Ney. Arrivé au village d’Elchingen, il le fait attaquer, les maisons l’une après l’autre, avec les enclos entourés de murs qu’il fallait escalader. Ce village extraordinaire fut pris à la baïonnette, et nos colonnes arrivèrent au couvent, tout en haut du bourg. L’Empereur nous fit alors monter au pas de charge pour finir de renverser l’armée du général Mack. Les Autrichiens se battirent en déterminés. Derrière ce village, ce sont des plaines où l’on peut manœuvrer, un peu boisées, et la chaîne de montagnes se prolonge depuis le couvent jusqu’en face d’Ulm. On ne laissa pas l’ennemi un moment tranquille. Murât se couvrit de gloire dans ses belles charges, et le maréchal Ney ne s’arrêta que devant Ulm. L’Empereur fit cerner la ville de toutes parts, et nous donna enfin le temps de nous faire sécher. Le malheur voulut que le feu prît à une jolie maison bourgeoise : il ne fut pas possible de la sauver. L’Empereur dit, dans sa colère : « Vous la paierez. Je vais donner six cents francs et vous donnerez un jour de votre paie. Que cela soit versé de suite au propriétaire de la maison. »

Nos officiers faisaient la grimace, mais il fallut passer par là, et la garde a une maison dans ce village. Le propriétaire a fait une bonne journée, car il a reçu une somme considérable.

L’Empereur fit sommer le général Mack qui se rendit prisonnier de guerre le 19 octobre. On donna les ordres pour partir le lendemain à cinq heures du matin ; toute la garde se porta au pied du Michelberg, en face d’Ulm. L’Empereur se plaça sur le haut de ce pain de sucre et fit faire un bon feu ; c’est là qu’il brûla sa capote grise. Toute sa garde était autour de lui, et cinquante pièces de canon braquées sur la ville. J’étais de garde sur le mamelon, près de l’Empereur, qui parlait au comte Hulin, général des grenadiers à pied. Tout à coup, on voit sortir de la ville d’Ulm une colonne qui n’en finissait pas, et arrivait en face de l’Empereur, dans une plaine au bas de la montagne. Tous les soldats avaient passé leurs gibernes sur leurs sacs pour se débarrasser en arrivant au lieu de désarmement ; ils jetaient les armes et les gibernes dans un tas en passant. Le général Maek à leur tête vint remettre son épée à l’Empereur qui la refusa (tous ses officiers et généraux gardèrent leurs épées et leurs sacs) et qui s’entretint avec les officiers supérieurs fort longtemps. Cette sortie dura bien quatre à cinq heures (il y en avait vingt-sept mille), et la ville était pleine de blessés et de malades. Nous fîmes notre entrée dans Ulm aux cris de tout le peuple, les officiers furent renvoyés dans leur pays sur parole de ne pas prendre les armes contre la France, et l’Empereur nous fit une proclamation. Le lendemain de la reddition d’Ulm, Napoléon partit pour Augsbourg avec toute sa garde ; on fit des marches forcées pour arriver à Vienne.

Des marches de dix-huit et vingt lieues par jour, c’était la ration du soldat. Aussi, ils disaient : « Notre Empereur ne se sert pas de nos bras pour faire la guerre, mais de nos jambes. »

Lorsque l’Empereur apprit que le prince Ferdinand s’était sauvé d’Ulm avec sa cavalerie, il fit partir le prince Murât et les grenadiers d’Oudinot à leur poursuite. Nous les rencontrâmes à dix lieues de chemin ; ce n’était que voitures, canons, caissons et cavalerie ; ils avaient pris la moitié de leurs armes avec quatre mille chevaux ; les routes étaient couvertes de prisonniers.

Nous étions partis à minuit pour rejoindre les avant-gardes, et il fallait traverser les troupes qui se trouvaient sur la route sans les déranger de leur chemin, sur les côtés de la route. Il fallait prendre le milieu, dans la boue et traverser des colonnes de deux lieues. Nos grenadiers faisaient des enjambées d’une toise et dépassaient deux soldats à chaque pas, et moi avec mes petites jambes, je trottais pour suivre mes camarades. L’Empereur dormait dans sa voiture, et lorsqu’il s’arrêtait, il fallait monter la garde, et les corps d’armée passaient. Lorsque ces troupes avaient fait quinze lieues, l’Empereur repartait à son tour ; il nous fallait mettre sac au dos et avaler tout le trajet toujours la nuit. Nous ne pouvions voir ni ville ni village. Heureusement, les Russes nous attendaient. Les grenadiers d’Oudinot avec le maréchal Lannes et Murat firent connaissance ; ça nous donna le temps d’arriver à Lintz, un peu à gauche de la grande route de Vienne. Cette ville est adossée à de fortes montagnes, et le Danube passe au pied, entre des rochers ; il est si serré, qu’il s’est fait jour dans les fentes des rochers ; ce torrent fait frémir. Nous passâmes deux jours ; il arrivait des princes envoyés de Vienne, puis, un aide de camp du maréchal Lannes, annonçant que les Russes étaient battus. Le lendemain, l’Empereur partit au galop ; il était maussade. « Ça ne va pas bien, disaient nos chefs, il est fâché. »

Il donne l’ordre de partir sur-le-champ pour Saint-Polten. Avant d’arriver, à gauche, se trouvent des montagnes boisées très hautes ; il y avait là un corps d’armée campé. Puis nous partîmes pour Schœnbrunn, résidence de l’empereur d’Autriche. Ce palais est magnifique, avec des forêts entourées de murs et remplies de gibier. Nous restâmes quelques jours pour nous reposer ; les carrosses venaient de Vienne ; on faisait la cour à Napoléon pour qu’il ménageât la ville. Les corps d’armée arrivaient sur tous les points ; celui du maréchal Mortier avait souffert beaucoup ; il resta en réserve pour se rétablir. L’Empereur ne perdit pas grand temps, il donna ses ordres pour que sa garde se mît en grande tenue et il se mit à sa tête pour traverser cette grande ville aux acclamations d’un peuple en joie de voir un si beau corps[2]. Nous passâmes sans nous arrêter ; nous arrivâmes près des ponts, à une petite distance des faubourgs, dans des endroits boisés où ils se trouvent un peu masqués. Le grand pont en bois est superbe ; nous nous disions : « Mais comment se fait-il que les Autrichiens nous aient laissés passer sur un aussi beau pont sans le faire sauter ? » Nos chefs nous dirent que c’était un tour de finesse du prince Murât, du maréchal Lannes et des officiers du génie.

Nous allâmes coucher dans des villages tout dévastés, par un temps terrible de neige. L’Empereur prit le devant, il se porta aux avant-postes pour visiter ses corps d’armée, et de là il se remit en route pour Brunn, en Moravie, où il établit son quartier général. Nous ne pouvions pas le rattraper ; cette marche était des plus pénibles ; nous avions quarante lieues à faire pour le rejoindre. Nous arrivâmes le troisième jour abîmés de fatigue. Cette ville est belle ; nous eûmes le temps de nous reposer. Nous étions près d’Austerlitz ; l’Empereur allait faire des courses tous les jours sur la ligne et revenait content. Nous le voyions joyeux ; les prises de tabac faisaient leur jeu (c’était la preuve de sa joie) et, ses mains derrière son dos, il parlait à tout son monde. On donne l’ordre de nous porter en avant près des montagnes de Pratzen. Devant nous, une rivière à franchir, mais elle était si gelée qu’elle ne fit aucun obstacle.

Nous campons à gauche de la route des montagnes de Pratzen, avec les grenadiers d’Oudinot à droite, la cavalerie derrière nous. Le 1er décembre, à deux heures, Napoléon vient faire visite avec ses maréchaux, à notre front de bandière. Nous étions à manger du cotignac, nous en avions trouvé des pleins saloirs dans des villages, et nous faisions des tartines. L’Empereur se mit à rire : « Ah ! dit-il, vous mangez des confitures ! Ne bougez pas, il faut mettre des pierres neuves à vos fusils. Demain matin, nous en aurons besoin, tenez-vous prêts ! »

Les grenadiers à cheval amenaient une douzaine de gros cochons ; ils passèrent devant nous. Nous mîmes le sabre à la main, et tous les cochons furent pris. L’Empereur de rire, il fit la distribution : six pour nous, et les six autres pour les grenadiers à cheval. Les généraux se firent une pinte de bon sang, et nous eûmes de quoi faire de bonnes grillades. Le soir, l’Empereur sortit de sa tente, monta à cheval pour visiter les avant-postes avec son escorte. C’était la brune, et les grenadiers à cheval portaient quatre torches allumées. Cela donna le signal d’un spectacle charmant : toute la garde prit des poignées de paille après leurs baraques et les allumèrent. On se les allumait les uns aux autres, une de chaque main, et tout le monde de crier : « Vire l’Empereur ! » et de sauter. Ce fut le signal de tous les corps d’armée : je peux certifier deux cent mille torches allumées. La musique jouait et les tambours battaient au champ. Les Russes pouvaient voir de leurs hauteurs, à plus de cent pieds, sept corps d’armée, sept lignes de feux qui leur faisaient face.

Le lendemain, de bon matin, tous les musiciens eurent l’ordre d’être à leur poste sous peine d’être punis sévèrement.

Nous voici au 2 décembre ; l’Empereur partit de grand matin pour visiter ses avant-postes et voir la position de l’armée russe : il revint sur un plateau au-dessus de celui où il avait passé la nuit ; il nous fait mettre en bataille derrière lui avec les grenadiers d’Oudinot. Tous ses maréchaux étaient près de lui ; il les fit partir à leur poste. L’armée montait ce mamelon pour redescendre dans les bas-fonds, franchir un ruisseau et arriver au pied de la montagne de Pratzen, ou les Russes nous attendaient le plus tranquillement du monde. Lorsque les colonnes furent passées, l’Empereur nous fit suivre le mouvement. Nous étions vingt-cinq mille bonnets à poil, et des gaillards.

Nos bataillons montèrent cette côte l’arme au bras et, arrivés à distance, ils souhaitèrent le bonjour à la première ligne par des feux de bataillon, puis la baïonnette croisée sur la première ligne des Russes, en battant la charge. La musique se faisait entendre, sur l’air :

On va leur percer le flanc.

Les tambours répétaient :

Rantanplan, tirelire en plan !
On va leur percer le flanc.
Que nous allons rire !

Du premier choc, nos soldats enfoncèrent la première ligne, et nous, derrière les soldats, la seconde ligne. On perça le centre de leur armée et nous fûmes maîtres du plateau de Pratzen, mais notre aile droite souffrit beaucoup. Nous les voyions qui ne pouvaient monter cette montagne si rapide. Toute la garde de l’empereur de Russie était en masse sur cette hauteur. Mais on nous fit appuyer fortement à droite. Leur cavalerie s’avança sur un bataillon du 4e qui couvrit de ses débris le champ de bataille. L’Empereur l’aperçoit et dit au général Rapp de charger. Rapp s’élance avec les chasseurs à cheval et les mamelucks, délivre le bataillon, mais est ramené par la garde russe. Le maréchal Bessières part au galop avec les grenadiers à cheval qui prennent la revanche. Il y eut une mêlée pendant plusieurs minutes, tout était pêle-mêle, on ne savait qui serait maître, mais nos grenadiers furent vainqueurs et ils revinrent se placer derrière l’Empereur. Le général Rapp revint couvert de sang, amenant un prince avec lui. On nous avait fait avancer au pas de charge pour soutenir cette lutte ; l’infanterie russe était derrière cette masse et nous croyions notre tour arrivé, mais ils battirent en retraite dans la vallée des étangs.

Ne pouvant pas passer sur la chaussée qui était encombrée, il leur fallut passer sur l’étang de gauche en face de nous, et l’Empereur, qui s’aperçut de leur embarras, fait descendre son artillerie et le 2e régiment de grenadiers. Nos canonniers se mettent en batterie. Voilà boulets et obus qui tombent sur la glace, elle cède sous cette masse de Russes qui se voient forcés de prendre un bain, le 2 décembre. Toutes les troupes tapaient des mains, et notre Napoléon se vengeait sur sa tabatière ; c’était la défaite totale. La journée se termine à poursuivre et prendre des canons, des équipages et des prisonniers. Le soir, nous couchâmes sur la belle position que la garde russe occupait le matin, et l’Empereur donna tous ses soins à faire ramasser les blessés. Il y avait deux lieues de champ de bataille à parcourir pour les ramasser, et tous les corps fournirent du monde pour cette pénible corvée.

Le soir, nous allâmes chercher du bois et de la paille dans un village, sur le revers de cette montagne, qui fait face aux étangs. Il fallait descendre rapidement, on ne voyait pas pour se conduire. Mais nos maraudeurs trouvèrent des ruches, et, pour prendre le miel, ils mirent le feu à un hangar immense. L’incendie nous éclaira pour transporter tout ce dont nous avions le plus grand besoin pour passer une nuit glaciale, et pour remonter des sentiers tortueux. Ne trouvant pas de vivres, je m’emparai d’un grand tonneau en sapin. Je prends un lit de plume ; je le fourre dans mon tonneau et le fais mettre sur mon dos par les camarades. Puis, je remontai la côte ; ce malheureux tonneau roulait sur mon dos, mais j’eus le courage d’arriver à mon bivouac. Je déposai mon fardeau, et mon capitaine Renard vint de suite me prier de lui donner place dans mon tonneau. Je repars de suite au village et rapporte une charge de paille, que je mets dans mon tonneau, puis je mets le lit de plume. Nous nous fourrons la tête dans le fond, et les pieds près du feu. Jamais on n’a passé une nuit plus heureuse. Mon capitaine disait : « Je me rappellerai toute ma vie de vous. »

Le lendemain, nous partîmes pour Austerlitz, pauvre village couvert en paille, avec un vieux château, mais nous trouvâmes six cents moutons dans les écuries de ce manoir, et la distribution en fut faite à la garde. L’empereur d’Autriche vint là trouver Napoléon. Après que les deux empereurs se furent entendus, nous partîmes pour Vienne à journées raisonnables, et nous arrivâmes à Schœnbrunn, dans ce beau palais où on nous laissa reposer jusqu’au règlement des affaires. La garde eut l’ordre de rentrer en France par étapes à petites journées. Quelle joie pour nous ! et bien nourris ! mais l’armée ne rentrait pas, il fallait que la paix fût signée, et nos troupes eurent le temps de se refaire. Les étapes n’étaient plus de vingt lieues ; c’était bien commode pour nous de trouver la nourriture prête en arrivant. Nous fûmes bien reçus en Bavière et nous repassâmes le Rhin avec des transports de joie en revoyant notre patrie.

Nous fumes reçus à Strasbourg et fêtés de ce bon peuple ; je fus droit à mon logement, où j’avais laissé mes effets en passant. Je trouvai tout dans un état parfait. Ces braves gens me tâtaient et me disaient : « Vous n’êtes pas blessé ? » Leur demoiselle disait : « Nous avons prié pour vous ; tout votre linge est bien blanc et vos boucles d’argent sont brillantes ; je les ai fait nettoyer par l’orfèvre. — Eh bien ! ma jeune demoiselle, je vous rapporte de Vienne un joli châle que je vous prie d’accepter. »

Elle devint rouge devant sa mère ; le père et la mère étaient ivres de joie. Je leur dis : c Si j’étais mort, c’était pour votre demoiselle. » Il me prit par la main : « Allons au café, me dit-il ; la garde fait séjour, vous aurez le temps de vous reposer. »

Ce beau châle me venait du château impérial où j’avais été en sauvegarde. La dame me demanda si j’étais marié ; je lui dis : « Oui, Madame. — Je vous ferai un cadeau pour votre épouse, pour votre conduite avec mon mari. »

Nous nous dirigeâmes sur la belle ville de Nancy, et de Nancy à Épernay. On détacha le premier bataillon au bourg d’Ay, à une lieue d’Épernay : c’est là qu’on récolte le vin mousseux, cette ville est très riche par le produit de ses vins ; il y avait quinze ans qu’ils n’avaient logé de troupes. Il n’est pas possible d’être mieux reçu que nous ; ils ne voulurent pas que la garde dépense rien ; ils se chargèrent de tout défrayer : « Vous ne boirez pas de vin mousseux, dirent-ils, mais ce soir nous verrons. Soyez tranquilles, vous serez régalés. » Le soir, après dîner, le vin mousseux arrive, et les propriétaires furent obligés de mener leurs soldats coucher, en les conduisant par-dessous les bras ; ils n’avaient plus de jambes. Le lendemain, tous les propriétaires nous firent la conduite avec leurs domestiques qui portaient des paniers de vin, et nos officiers furent obligés de prier ces braves gens de s’en aller. Nos ivrognes tombaient dans les fossés ; c’était un désordre ; il fallut trois heures de repos dans la plaine, à deux lieues d’Épernay, pour donner le temps de rejoindre, et les propriétaires d’Ay furent obligés de ramasser et de ramener nos traînards. Nous ne fûmes réunis que le lendemain, mais personne ne fut puni.

Nous arrivâmes à Meaux, en Brie, où nous fûmes bien reçus. J’étais seul ; je vais présenter mon billet de logement dans la rue Basse, qui va à Paris. Je fais lire mon billet, comme je ne savais pas lire. Un gros monsieur me dit : « Cette dame est riche, mais elle va vous mener à l’auberge. Tenez ! allez à cette boutique de serrurier. » Je me présente chez ce serrurier et lui montre mon billet : « Mon brave, dit-il, ma propriétaire va vous mener à l’auberge. — Soyez tranquille ! j’espère convenir à cette dame. Vous viendrez me voir dans une heure. — Mais vous n’y serez plus. — Vous verrez cela sans bruit. »

Je monte au premier : « Madame, je vous salue, voilà votre billet. — Mais, Monsieur, je ne loge pas. — Je le sais, Madame, mais je suis bien fatigué, je vais me reposer un peu. Si Madame voulait avoir la bonté d’aller me chercher une bouteille de vin, voilà quinze sous, et je partirai après. »

Elle va avec mes quinze sous me chercher une bouteille et, aussitôt sortie, je mets habits bas et mon mouchoir autour de ma tête ; je me fourre dans son lit, et me mets à trembler de toutes mes forces. Voilà madame qui arrive ; me voyant dans son lit, elle fit un cri, elle fut chercher ses locataires qui avaient le mot. Ils lui dirent : « Il faut lui faire chauffer du vin bien sucré et lui mettre le pot-au-feu pour lui faire du bon bouillon, le bien couvrir ; c’est un fort frisson. »

Les malins se régalèrent aux dépens de l’avare. Le soir, on vient me visiter, et la dame passa la nuit dans son fauteuil. Le lendemain, madame me remit les quinze sous et l’on me fit la conduite ; les voisins furent enchantés de la farce que j’avais jouée. Nous arrivâmes à Claye et de Claye à la porte Saint-Denis, où le peuple de Paris nous attendait ; on nous avait fait dresser un arc de triomphe. Nous trouvâmes, aux Champs-Élysées, des tentes et des tables servies de viandes froides, avec des vins cachetés, mais le malheur voulut que la pluie tombât tellement fort que les plats se remplissaient d’eau. Nous ne pûmes manger, on faisait sauter les cous de bouteilles avec les bouchons et on buvait debout. C’était pitié de nous voir, tous trempés comme des canards.

Nous partîmes pour Courbevoie trois bataillons ; un resta pour faire le service. L’Empereur nous donna du repos, et nous fûmes habillés tout à neuf. Nous passâmes de belles revues, et la bonne ville de Paris nous servit un dîner magnifique sous les galeries de la place Royale ; rien n’y manquait. Le soir, comédie gratis à la porte Saint-Martin, on nous donna pour représentation le Passage du mont Saint-Bernard, et nous vîmes les bons moines qui descendaient de cette montagne avec leurs gros chiens qui les suivaient. En voyant ces bons capucins et leurs chiens, je me croyais encore à traîner ma pièce de canon. J’en tapais des pieds et des mains. Mes camarades me disaient : « Vous êtes donc fou. » Je répondais : « Mais je les ai vus au mont Saint-Bernard, ces beaux chiens, et voilà les mêmes capucins. »

L’appel ne se fit qu’à deux heures du matin, personne ne fut puni et toutes les petites escapades furent pardonnées.

  1. Matador veut dire ici bourgeois.
  2. L’enthousiasme des Viennois paraîtrait invraisemblable sans la sincérité habituelle de l’auteur.