Les Boucaniers/Tome II/VII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 139-168).


VII

Une Aventure de Grand Chemin.


Le village de Nort où nos deux aventuriers devaient coucher et où ils arrivèrent vers les trois heures, comptait à cette époque trois maisons : deux de ces maisons servaient d’auberge, la troisième était une boutique de maréchal-ferrant.

Ce fut à l’enseigne de l’Enchanteur-Merlin qu’ils s’arrêtèrent.

Pendant qu’Alain, après avoir dessellé les chevaux les promenait à petits pas, pour les conduire ensuite à l’abreuvoir, de Morvan, entré dans l’auberge, examinait les localités et jetait en passant, un regard triste et interrogateur, sur les fourneaux éteints de la cuisine.

L’intérieur du bel établissement de l’Enchanteur-Merlin comptait trois pièces : la cuisine placée au milieu ; puis une chambre à coucher située de chaque côté.

Comme ces deux chambres étaient aussi mal meublées l’une que l’autre, ou, pour parler plus exactement, qu’elle ne l’étaient pas du tout, de Morvan déposa son manteau au hasard, en signe de possession, dans celle de gauche, puis il se mit en quête du dîner.

Après bien des pourparlers et des frais réels d’éloquence, il obtint un demi-poulet et un quart de livre de lard.

Rassuré sur son repas, il se dirigea, ensuite ; selon son habitude quotidienne, vers l’écurie, pour s’assurer que son cheval ne manquait de rien.

Vers les cinq heures, le chevalier, en compagnie d’Alain, était installé dans sa chambre, devant une table vermoulue qui supportait leur piteux dîner, lorsqu’il vit le mystérieux carrosse s’arrêter devant l’auberge de l’Enchanteur-Merlin.

Il s’empressa de quitter la table et de courir à la fenêtre.

Cette fois, la fugitive ne pouvait plus échapper, pensait-il, à sa curiosité ; son attente fut cependant à moitié déçue.

La cousine du vicomte de Chamarande descendit, en effet, de carrosse ; mais un voile noir tellement épais couvrait son visage, que de Morvan ne put même entrevoir ses traits.

Il jugea néanmoins, à la tournure jeune et svelte, à la démarche souple et dégagée de l’inconnue, qu’elle devait être jolie.

Son cousin, le conquérant Chamarande, semblait veiller sur elle avec une attention inquiète, qui décelait encore plus de jalousie que d’amour.

Il la tenait par le bras et la suivait comme son ombre…

Ce qui frappa surtout de Morvan dans la personne du vicomte, ce fut l’incroyable profusion de rubans aux couleurs vives et tranchées étalés sur ses vêtements.

Le chevalier pensa que cette toilette constituait une nouvelle mode, et n’ayant plus rien qui le retînt à la fenêtre, il s’en fut reprendre son repas interrompu.

À huit heures du soir Alain, après avoir souhaité une bonne nuit à son maître, — formalité à laquelle le Bas-Breton n’aurait manqué pour rien au monde — se retira dans le grenier où il devait passer la nuit.

Une fois seul, de Morvan retira d’abord son pourpoint, ensuite une ceinture de cuir qu’il avait achetée à Brest pour y mettre son or, puis, ayant fermé à clé la porte de sa chambre, placé la ceinture sous son oreiller et ses pistolets à portée de sa main, sur une chaise, il se jeta tout habillé sur son lit.

Vers les dix heures, le jeune homme dormait profondément, lorsqu’un coup frappé à la porte le réveilla en sursaut.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— Au nom du ciel, ouvrez ! répondit, à travers la serrure, une voix faible et étouffée.

De Morvan se jeta aussitôt en bas de son lit, prit un pistolet et se dirigea vers la porte.

Comme cette porte s’ouvrait en dedans de la chambre, le chevalier, après avoir tourné la clé, se recula vivement d’un pas afin de ne pas être renversé si l’on entrait avec violence.

Que l’on juge de l’étonnement du gentilhomme, lorsqu’il vit se glisser à travers le battant entr’ouvert, une femme qui, à moitié nue et les cheveux épars sur la poitrine, tomba aussitôt à genoux, et lui dit d’une voix étranglée par la peur :

— Monsieur, je me fie à votre honneur et à votre courage. Sauvez-moi !… sauvez-moi !…

Le chevalier avait, en se couchant, laissé, par mesure de précaution et selon son habitude, sa chandelle allumée ; toutefois depuis deux heures qu’il dormait, la mèche s’était allongée et carbonisée de telle façon qu’elle ne jetait plus alors que de faibles lueurs, insuffisantes pour vaincre complètement les ténèbres de la nuit.

De Morvan allait interroger l’inconnue, quand un bruit de pas venant de la cuisine et paraissant se diriger du côté de sa chambre, arriva jusqu’à lui.

— Fermez la porte, fermez la porte, monsieur, ou c’en est fait de nous, dit vivement et à voix basse la visiteuse nocturne en montrant un effroi extrême.

— Je ne vois pas trop, madame, ce que vous pouvez craindre puisque je suis là, répondit le jeune homme. Quant à ce qui me concerne, ne prenez, je vous en prie, aucun souci ; nous autres, gentilhommes bretons, nous passons pour avoir le crâne fort dur et le poignet assez solide. Malheur au premier qui entrera.

L’inconnue, sans tenir compte des paroles du chevalier de Morvan, se leva d’un bond, et s’élançant vers la porte, fit tourner la clé dans la serrure ; puis, pâle comme une morte elle recula en chancelant sous le poids d’une émotion indicible, et fut tomber, moitié couchée, moitié assise, sur le pied du lit.

Le chevalier, debout et immobile devant elle, la contemplait avec une véritable stupéfaction, se demandant presque, s’il n’était pas le jouet d’un songe.

— Ah ! monsieur, reprit bientôt l’inconnue, en rompant la première le silence, je vous dois la vie !…

— Vous me devez tout au plus une explication, lui répondit de Morvan, qui, donnant une violente secousse au flambeau, débarrassa la chandelle de ses carbonisations et lui rendit toute sa clarté.

— De grâce, monsieur, ménagez ma pudeur et ayez pitié de ma honte, reprit l’inconnue en recouvrant sa poitrine, par un geste plein d’un gracieux effroi, de ses longs cheveux noirs épars.

Ces mots, dits d’une voix touchante, appelèrent l’attention du chevalier sur le visage de la jeune femme : il ne put retenir un cri de surprise et d’admiration en apercevant la plus jolie figure qu’il soit possible d’imaginer.

Avant et depuis sa rencontre avec Nativa, jamais des traits aussi charmants n’avaient frappé sa vue.

— Veuillez, je vous en supplie, madame, lui dit-il après un assez long silence et d’une voix mal assurée, m’apprendre quels sont les dangers que vous courez. Je suis persuadé de la justice de votre cause : ayez, je vous en conjure, confiance en mon honneur et en mon épée !

— Oh ! je ne crois plus à rien, monsieur ! répondit l’inconnue qui se mit à verser d’abondantes larmes, j’ai déjà été si indignement trompée ! Non, reprit-elle avec force, je ne crois plus à rien !…

— La méfiance ne tient pas contre des faits, madame, dit de Morvan après avoir réfléchi ; ordonnez, j’obéirai !…

Ces paroles, prononcées avec un ton qui respirait la franchise et la détermination, parurent calmer un peu les appréhensions et la douleur de la jeune femme, qui bientôt cessa de pleurer et leva enfin sur le chevalier ses grands yeux encore humides et déjà souriants.

Soit que la bonne grâce de Morvan, mieux encore sa respectueuse attitude, eût charmé ou rassuré la belle inconnue, toujours est-il qu’après l’avoir considéré pendant quelques instants à la dérobée, elle parut reprendre confiance.

— Vous m’avez demandé tout à l’heure une explication, monsieur, lui dit-elle, rien de plus juste. Il est bien naturel que vous désiriez connaître quelle est la malheureuse que vous protégez.

— Je ne mets, je vous prie de le croire, aucune condition à l’offre de mon dévoûment, s’écria de Morvan en l’interrompant : la curiosité n’entre pour rien dans mon désir ; seulement j’ai pensé que si j’étais instruit de vos malheurs passés et de votre position présente, cela pourrait peut-être bien me suggérer une idée utile à vos intérêts.

— Je vous remercie, monsieur, de vos généreuses intentions, mais hélas ! mon passé tue mon avenir ! je n’aspire plus qu’après l’oubli du monde et l’austère solitude d’un couvent ! Toutefois je ne voudrais pas vous laisser une impression trop défavorable de moi, reprit vivement la belle inconnue après un léger silence, et puis, plus que jamais, j’ai besoin de votre courage.

Pendant que l’étrange visiteuse prononçait ces paroles d’une voix douce et pénétrante, de Morvan la contemplait avec une admiration tellement naïve et sincère, que, l’eût-elle remarquée, il lui eût été difficile de s’en formaliser.

— Je me nomme Ismérie, continua-t-elle, et je suis la fille du comte de Blinval, dont le nom illustre ne vous est sans doute pas inconnu ?

— Je vous demande pardon, mademoiselle, dit de Morvan.

— Quoi ! vous n’avez jamais entendu parler de mon père ? Mais il n’y a pas une personne à la cour qui ne sache la haute position de fortune et la grande noblesse du comte de Blinval.

— Aussi ne suis-je pas de la cour, mademoiselle ; j’arrive du fond de la Bretagne.

Vous m’étonnez au delà de toute expression ! Vous paraissez être cependant un cavalier accompli !

De Morvan s’inclina en rougissant, et la fille de l’illustre comte de Blinval, après celle remarque un peu légère, continua son récit :

— Fille unique et héritière de biens immenses, j’étais entourée sans cesse de prétendants à ma main.

Pas un jour ne se passait sans que mon père ne reçut pour moi une demande en mariage.

Mais, enfant capricieuse et adulée, l’idée de me donner un maître m’épouvantait, et je refusais tous les partis.

Il y a environ deux mois que le vicomte de Chamarande, exilé de la cour pour ses débordements, arriva dans notre province et vint trouver mon père, pour solliciter sa protection et son crédit.

Le vicomte de Chamarande est d’une fort bonne famille, mais, en revanche, il possède tous les défauts imaginables : violent, cruel, menteur, joueur, débauché, sans foi ni loi, il est complètement incapable d’une action généreuse ; par contre, quand son intérêt ou ses passions sont en jeu, il ne recule devant aucun crime, aucune infamie.

Jamais monstre plus hypocrite et plus séduisant n’a déshonoré la race humaine.

Le vicomte se présenta à nous comme une victime ; il joua la candeur, la vertu, répandit quelques aumônes dans les campagnes, et ne tarda pas à se faire adorer des naïfs paysans.

De tous les côtés, c’était un concert de louanges sur son compte.

Que vous dirai-je ?

Je me laissai prendre à cette hypocrisie, et, reconnaissante au vicomte de ce qu’il ne m’avait jamais adressé de ces sots hommages dont les autres hommes étaient si prodigues envers moi, j’éprouvai bientôt pour lui une véritable amitié de sœur…

Il y a quatre jours je me promenais à la nuit tombante dans le parc du château de mon père, lorsqu’au détour d’une allée, je me trouvai face à face avec le vicomte qui, pâle, les habits en désordre, et la respiration oppressée, paraissait en proie à une émotion extrême !

— Ah ! mademoiselle, s’écria-t-il en m’apercevant et sans me donner le temps de l’interroger, c’est le ciel qui vous envoie !…

Le vicomte me prit alors, tant son égarement était grand, par le bras et m’entraîna avec lui.

Tout le temps de la route il ne cessait de répéter :

Ah ! la malheureuse ! l’infortunée ! arriverons-nous à temps encore pour la sauver !

J’avais beau l’interroger, il ne me répondait pas ; seulement son exaltation croissait de plus en plus.

Enfin, après une minute de marche, nous sortîmes du parc par une porte dérobée qui donnait sur la grande route.

— Mademoiselle, me dit le chevalier avec égarement et en tombant à mes genoux, vous qui êtes un ange de bonté, vous ne laisserez pas mourir ma sœur sans secours ! Ah ! l’infortunée ! l’infortunée ! voilà donc où la conduite enfin ce fol amour que j’ai si souvent déploré !

Ah ! misérable séducteur ! dussé-je te poursuivre jusqu’au bout de l’univers, je saurai bien t’atteindre !

Le chevalier, en parlant ainsi, me poussait vers un carrosse arrêté au milieu du chemin.

— Elle est là ! elle est là ! Oh ! je n’ose la voir ! ma vue lui ferait mal ! me dit-il en entr’ouvant la portière. Montez, je vous en conjure, et assurez-la que mon cœur de frère lui pardonne.

J’étais tellement émue, et si troublée, que je ne fis aucune objection, aucune résistance : j’entrai dans le carrosse !

Infamie et trahison ! le vicomte s’élançant alors derrière moi et me montrant un poignard :

— Si vous criez, si vous prononcez un mot, vous êtes une femme morte, me dit-il. Puis refermant la portière : « Fouette, cocher ! » ajouta-t-il. Et le carrosse partit avec la rapidité de l’éclair.

— Il paraît qu’il n’était pas alors attelé avec les chevaux de labour que j’ai vus, interrompit de Morvan.

— Non, monsieur, se hâta de répondre l’infortunée Ismérie, en rougissant d’une façon presque imperceptible, le carrosse, lorsque je fus enlevée, était traîné par deux magnifiques coursiers de race…

— Qui sont morts sans doute à la peine…

— Oui, monsieur ! après un galop effréné de douze heures… Je termine mon récit : la crainte, l’horreur, la stupéfaction que j’éprouvai étaient telles que le vicomte n’avait pas besoin de me recommander le silence : j’étais anéantie ! Le misérable profita de mon état pour me bâillonner d’abord, puis pour m’attacher ensuite les mains. Je perdis alors connaissance.