Les Boucaniers/Tome II/IV

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 69-89).


IV

Noblesse et Pauvreté.


L’employé, passant devant le chevalier pour lui indiquer le chemin, traversa plusieurs bureaux, puis, ouvrant enfin, sans frapper, une porte :

— Notre demoiselle, dit-il en s’éloignant aussitôt, voici un jeune gentilhomme qui désire vous parler.

De Morvan, aussi vivement que désagréablement ému, s’inclina devant la chargée de pouvoirs de l’armateur, beaucoup plus bas qu’il n’eût fait en toute autre circonstance.

Mademoiselle Cointo, âgée d’environ cinquante-cinq ans, était une grosse petite femme à la figure commune et sans expression, aux manières vulgaires.

Occupée, lorsque le chevalier entra, à chiffrer des colonnes d’addition, elle leva sur lui un regard interrogateur, et lui adressant une révérence écourtée :

— Qu’y a-t-il pour votre service, et à qui ai-je l’honneur de parler ? lui demanda-t-elle.

— Je suis le chevalier Louis de Morvan, de Penmark, répondit le jeune homme, espérant que Cointo avait parlé de lui à sa femme, et que son nom n’était pas étranger à cette dernière.

— Après, monsieur ? répondit laconiquement la banquière ? Qu’est-ce que voulez-vous ?

— J’ai besoin d’argent, mademoiselle, et je désirerais que votre mari m’avançât une année de la pension qu’il est chargé de me servir et qu’il me paie tous les mois, c’est à dire six cents livres ?

— J’ignore le premier mot de cette affaire. Veuillez repasser dans une quinzaine, Cointo sera alors de retour.

— Je dois entreprendre un long voyage, et il me serait impossible d’attendre jusqu’à cette époque, mademoiselle.

— Êtes-vous donc tellement à court d’argent ou privé d’amis que vous ne puissiez vous passer de ces six cents livres ?

— Oui, mademoiselle, je suis justement dans celle position.

— Alors, vous m’obligerez beaucoup, monsieur, en n’insistant plus. Vous comprenez que l’on ne prête pas comme cela six cents livres à un homme que l’on ne connaît pas, qui part pour un long voyage et qui vous avoue ne posséder ni un sou vaillant, ni un ami.

À cette réponse atroce, faite au reste sans aucune mauvaise intention, de Morvan eut un moment de véritable vertige : il se repentit amèrement de n’avoir point tué le commis, et fut sur le point d’adresser à la femme Cointo une de ces impertinences qui brûlent comme un fer rouge ; toutefois, ce mouvement de folie ne dura que l’espace d’une seconde, et le pauvre gentilhomme, accablé sous le poids de la honte, se dirigea lentement vers la porte.

Au moment même où il allait sortir, la porte s’ouvrit brusquement, et de Morvan ne put retenir une exclamation d’étonnement et de surprise en se trouvant face à face avec le maquignon Mathurin.

— Mathurin ! s’écria-t-il.

— Lui-même, pour vous servir, mon gentilhomme. Ma foi ! je ne m’attendais pas au plaisir de vous revoir à Brest. Il paraît que vous êtes complètement remis de votre blessure.

Le maquignon s’avança vers la demoiselle Cointo qui, se levant aussitôt avec empressement, lui adressa la plus gracieuse révérence accompagnée du plus aimable sourire.

Vous connaissez donc monsieur, demanda-t-elle au maquignon, d’un air inquiet, et comme si elle se repentait de la façon un peu légère dont elle avait agi envers de Morvan.

— Parfaitement, chère demoiselle, répondit Mathurin, M. le chevalier a même bien voulu m’accorder, dernièrement, le plaisir d’une charmante promenade en mer.

— Alors pourquoi, monsieur le chevalier, poursuivit la banquière en se retournant vers le jeune homme, prétendiez-vous tout à l’heure ne pas avoir d’amis ? Si M. Mathurin consent à se porter garant pour vous, je suis toute disposée à vous prêter les six cents livres que vous m’ayez demandées et que je vous ai refusées.

Cette dernière humiliation manquait au malheureux jeune homme ; elle acheva sa confusion.

Mathurin, l’air moqueur et la lèvre supérieure relevée, par un équivoque sourire, le regardait avec une fixité qui fit perler une sueur froide sur son front.

De Morvan eût donné dix ans de sa vie pour pouvoir, en ce moment, tirer l’épée contre un adversaire digne de lui ou tuer un homme.

— Monsieur le chevalier sait fort bien que les maquignons ne sont pas ordinairement des millionnaires, répondit Mathurin après un silence de quelques secondes, qui parut à de Morvan avoir duré une heure : toutefois, je ne suis pas sans posséder par devers moi de petites économies, et s’il veut me faire l’honneur d’accepter, au taux de l’intérêt légal, une somme de six cents livres, je serai heureux de lui rendre ce léger service ?

— Je vous remercie, monsieur, répondit sèchement de Morvan, qui, se sentant à bout d’abnégation, reprit toute sa fierté ; puisque l’absence de mon banquier Cointo m’empêche de toucher ici l’argent dont je me trouve avoir, par hasard, besoin, je m’adresserai à un autre homme d’affaires.

— Ah ! mon Dieu ! j’y songe à présent, monsieur, s’écria à son tour la demoiselle Cointo, ne m’avez-vous pas dit que vous vous nommiez de Morvan ?

— Oui, mademoiselle, le chevalier de Morvan.

— Étourdie que je suis ! Voici une lettre qu’un courrier a apportée ce matin même pour vous !

Le jeune homme s’empressa de décacheter le billet que lui remit la banquière, et lut d’un coup d’œil les lignes suivantes :

« Dans quinze jours, je serai à Paris.

» Vous trouverez mon adresse chez le prince d’Harcourt.

» Accourez vite ; j’ai besoin de vous.

» Ayez foi dans votre bonne étoile.

» Venez ! venez !

» Nativa. »

— Eh bien, chevalier, dit le maquignon Mathurin, en s’adressant de nouveau à Morvan, refusez-vous encore mon offre ?

— Toujours, monsieur ! répondit de Morvan gêné et déconcerté malgré lui par la singulière façon dont Mathurin avait appuyé sur le mot encore.

Le gentilhomme breton salua alors d’une seule et même inclinaison de tête la femme de l’armateur et le maquignon Mathurin ; puis il s’éloigna à pas lents et en affectant une indifférence, hélas ! bien loin de son cœur.

De Morvan, en arrivant à Brest, avait été se loger par mesure d’économie dans une petite auberge borgne, qui portait pour enseigne : « Au Chariot d’Or. »

Ce fut là qu’il se rendit après la malheureuse issue de son infructueuse démarche.

— Ah ! se disait-il en marchant de toute sa vitesse, car il lui semblait que les passants devaient lire sur son front l’humiliation qu’il achevait de subir : Ah ! se disait-il, je ne me doutais pas encore de la honte qu’entraîne avec elle la pauvreté et de l’influence que possède l’or !

Ce maquignon a été reçu à bras ouverts, tandis que moi, le chevalier de Morvan, l’on m’a traité avec le plus déplorable sans-gêne ! Et cela pourquoi ? parce que cet homme n’avait pas besoin d’argent, et que je ne vais, moi, pour en emprunter ! Nativa a raison : j’aurais dû depuis longtemps m’occuper de l’avenir et ne pas gaspiller, comme je l’ai fait, mes plus belles années dans une stérile solitude. Oh ! mais je veux à présent, à force de persévérance et d’audace, regagner le temps perdu. Je sens toutes les ambitions et tous les désirs qui dormaient en mon cœur se réveiller avec une violence irrésistible et de bon augure ! Oui, oui, je réussirai !

Après avoir jeté ce baume d’espérance sur la plaie saignante de son orgueil si cruellement froissé, de Morvan reporta ses pensées sur Nativa ; il relut dix fois de suite, en le commentant au point de vue de ses désirs, le billet qu’il avait reçu d’elle, et il arriva à cette conclusion, que les lignes écrites par la jeune fille constituaient un véritable aveu !

Cette certitude lui fit un grand bien ; aussi lorsqu’il atteignit l’auberge du Chariot-d’Or, la disposition de son esprit était-elle loin de ressembler au sentiment de découragement profond qu’il avait ressenti en sortant de chez la femme de l’armateur.

La première personne qu’il aperçût en pénétrant dans la cour de l’auberge fut son domestique Alain occupé à étriller Bijou.

La vue de son maître parut causer une véritable joie au Bas-Breton qui, effrayé de la multiplicité des rues de Brest, et retenu par la crainte de se perdre, n’avait pas osé s’aventurer au dehors.

— Mon brave Alain, lui dit de Morvan avec une extrême bonté, car il savait pouvoir compter aveuglément sur le dévoûment de son domestique, et la pensée d’être aimé même par un pauvre et ignorant sauvage, était en ce moment chose douce à son cœur ; mon brave Alain, l’affaire qui m’avait appelé ici est terminée ; si tu n’es pas trop fatigué nous nous remettrons en route demain matin au point du jour.

— Ma foi je ne demande pas mieux, maître ; j’aime mieux les grandes routes que les grandes villes.

— Que diras-tu donc quand nous serons à Paris ?

— Oh ! ça, c’est différent ; comme nous n’allons en France que pour gagner de l’argent, je préfererai alors les grandes villes aux grandes routes. L’argent passe avant tout.

Le jeune homme soupira en entendant son domestique avancer cette maxime, et convint en lui-même qu’Alain ne manquait pas de bon sens et parlait parfois fort bien.

De Morvan, après avoir ordonné au Bas-Breton de lui faire préparer un modeste dîner, venait de remonter chez lui, quand un coup frappé à la porte de sa chambre lui annonça une visite : le gentilhomme, n’attendant et ne connaissant personne, crut à une erreur ; il cria toutefois : entrez !