Les Boucaniers/Tome II/I

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 3-24).


I

Mystère !


Cette réponse produisit un effet extraordinaire sur Nativa : un tressaillement nerveux, qu’elle ne put dissimuler agita son corps ; ses lèvres se décolorèrent. De Morvan crut un instant qu’elle allait perdre connaissance.

— Au nom du ciel, qu’avez-vous, Mademoiselle, s’écria-t-il hors de lui et en lui saisissant sans y songer et sans qu’elle s’en aperçut, sa main alors moite et humide. Voulez-vous que j’appelle, que j’aille chercher du secours ?

— Non, je vous remercie, ce n’est rien… une faiblesse passagère… je me sens mieux ; ainsi, monsieur de Morvan, c’est, dites-vous, ajouta vivement Nativa en reprenant la conversation, à Hispaniola que vous voudriez vous rendre ?

— Oui, mademoiselle, à Saint-Domingue.

— Singulière chose, que la destinée ! s écria l’Espagnole avec une exaltation qui fit tressaillir de Morvan de surprise, comment serait-il possible de nier la fatalité et de révoquer en doute les desseins de la Providence, lorsque les faits aussi extraordinaires que ceux qui m’arrivent viennent ainsi répondre à mes plus secrètes pensées ? un naufrage m’éloigne de Brest, me jette sur une plage déserte de Breètagne ; je me désespère du retard qu’apporte cet évènement à l’accomplissement de mes projets, et voilà que, sur cette place ignorée, je trouve ce que j’aurais peut-être vainement cherché ailleurs. Ah ! monsieur de Morvan, poursuivit la jeune fille dont l’exaltation croissait de plus en plus, oui, je crois à présent que nos deux destinées devaient se rencontrer ! que nous sommes appelés à nous revoir !

Que Dieu vous entende, mademoiselle ! répondit le gentilhomme aussi étonné que joyeux. Mais, de grâce, expliquez-moi, je vous en supplie, comment mes paroles ont pu vous causer une aussi violente émotion ?

— Monsieur de Morvan, le dévoûment obéit, mais n’interroge pas, dit Nativa en affaiblissant, par un charmant sourire, ce que ces paroles avaient de dur et de déplaisant en elles-mêmes.

— Vous avez raison, mademoiselle, répondit le Breton avec simplicité.

Un léger silence interrompit pendant quelques secondes la conversation des deux jeunes gens : ce fut Nativa qui le rompit la première :

— Monsieur de Morvan, dit-elle, s’il vous fallait vous mettre demain en route pour accomplir un long voyage, ne seriez-vous pas arrêté par le manque d’argent ?

— Je possède quelques économies, répondit le jeune homme en rougissant.

— Oui, des économies bretonnes, c’est-à-dire quelques centaines d’écus ?

— Beaucoup moins que cela, mademoiselle.

— Alors permettez-moi…

— Je vous conjure de ne point achever votre phrase, dit de Morvan, qui, malgré son amour, pâlit de honte et de colère. Nous autres gentilshommes bretons, mademoiselle, nous pouvons donner notre corps et risquer notre âme, mais nous ne vendons jamais notre honneur !

— J’aime et je comprends votre réponse, monsieur ! elle est castillane ! dit Nativa, en laissant tomber sur le jeune homme, un regard d’une ineffable douceur. Mais, à présent que, moi aussi, j’ai reconnu mes torts, revenons à la difficulté qui se présente. Si vos économies ne sont pas suffisantes pour couvrir les frais de voyage, que ferez-vous ?

— Je subirai l’inconvénient de ma pauvreté, j’emprunterai !

— Vous emprunterez ! mais vous ne connaissez personne !

— Vous tenez donc à me faire vider le calice de la honte jusqu’à la lie, mademoiselle, dit douloureusement de Morvan… Ne craignez rien ; pour obéir à vos ordres, je ne reculerai devant aucune humiliation ! Je demanderai à l’armateur Cointo qu’il m’avance une année de ma pension, et je suis persuadé qu’il ne se refusera pas à ma prière.

De Morvan s’attendait à ce que la jeune fille le remercierait par quelques bonnes paroles de sa soumission, mais il fut déçu dans son espoir.

Nativa, entièrement préoccupée de l’idée fixe qui la faisait agir, lui répondit froidement :

— Cette démarche me semble en effet infaillible. Eh bien ! alors chevalier, puisque vous êtes résolu à la tenter, il faut que vous vous mettiez en route demain au plus tard pour Brest ; les moments sont précieux.

— Je puis partir ce soir, mademoiselle.

— Cela vaudrait encore mieux.

La jeune fille s’était levée de dessus son banc, et elle se disposait à s’éloigner ; de Morvan la retint par un regard suppliant :

— Vous aussi, vous partez demain, mademoiselle, lui dit-il d’une voix émue, et vous oubliez de m’apprendre où et quand j’aurai l’honneur de vous revoir !

— Je pourrais laisser ce soin au hasard, assurée comme je le suis qu’il se chargerait de nous réunir avant peu, lui répondit-elle ; je dois toutefois, afin de ne pas vous induire en erreur, consulter les intentions de mon père. Vous trouverez en arrivant à Brest une lettre de moi.

— Une dernière question, je vous prie, mademoiselle, poursuivit de Morvan afin de retarder le moment de la séparation. Apprenez-moi, je vous en conjure, car en vous tout est pour moi un sujet d’étonnement et de mystère, comment il se fait que vous parliez si admirablement la langue française ?

— Je suis née, il est vrai, dans les Amériques, mais j’ai été élevée jusqu’à l’âge de douze ans à la cour d’Espagne. C’est à mon excellente et auguste marraine, la reine Marie-Louise, qui m’affectionnait particulièrement, me gardait toujours auprès d’elle et daignait, à ses heures de loisir et de tristesse, s’occuper de mon éducation, que je dois de savoir le français.

De Morvan s’inclina et Nativa s’éloigna alors dans la direction du Château.

La charmante Espagnole avait fait à peine une trentaine de pas, quand le gentilhomme breton vit tomber, enlevé sans doute par le vent, un ruban rouge qui ornait sa noire chevelure ; il courut aussitôt pour le ramasser.

Au moment même où il saisissait cette amoureuse relique, Nativa se retourna brusquement, lui sourit, puis, prenant son élan, elle disparut, ainsi qu’une biche effarée, derrière un massif de verdure.

Ce précieux larcin du ruban sanctionné ainsi par ce sourire, parut à de Morvan un cadeau et un aveu ; aussi une joie folle, immense, comme jamais encore il n’en avait ressentie une pareille de sa vie entière, comme il ne soupçonnait même pas qu’il pût en exister, le saisit au cœur.

Combien le loyal et passionné jeune homme n’eût-il pas été déplacé et ridicule à la cour ! que de choses lui restaient à apprendre !

Une demi-heure plus tard, de Morvan, esclave de sa parole, donnait l’ordre de tout préparer pour son départ à son domestique Alain, qui ouvrait de grands yeux étonnés, allongeait le col, plissait son front, et paraissait fort embarrassé.

— Que signifient toutes ces contorsions et toutes ces grimaces ? s’écria le gentilhomme, en s’apercevant enfin de la pantomime désespérée du Bas-Breton.

— Ça signifie, mon maître, que je fais des efforts très grands pour vous comprendre ; mais, foi de Dieu, c’est peine perdue, je n’y réussis pas. Bon ! voilà que vous allez encore vous fâcher ! c’est étonnant comme vous devenez d’un mauvais caractère. Quoi ! que voulez-vous que je prépare ? Vous n’avez plus rien du tout ! Dame ! c’est pas ma faute à moi si les gars de Penmark ont brûlé votre maison. Si encore vous ne m’aviez pas tué Legallec, j’aurais pu vous venger dessus, mais à présent qu’il est trépassé, que voulez-vous que je fasse ?

— Tu as raison, Alain, répondit de Morvan avec tristesse. J’ai voulu secourir mes semblables et j’ai été puni de mes bonnes attentions par la perte du peu que je possédais. Je n’ai plus rien.

— Sauf le respect que je vous dois, mon maître, vous avez eu tout de même grandement tort de vouloir priver les gars du bien de Dieu, et vous n’avez pas volé le malheur qui en est résulté pour vous. Enfin, ce qui est fait est fait. Il n’y a plus à revenir là-dessus. Seulement, vous possédez toujours votre cheval, Bijou, qui a été sauvé par Ledû.

— Mon cheval a été sauvé, s’écria de Morvan avec joie.

— Avec sa selle, sa bride et tout ce qui s’en suit !

— Voilà une bonne nouvelle, Alain ! Tu vas porter de suite ces deux écus à Ledû et me ramener mon cheval.

— Mais mon maître, d’après ce que l’on m’a conté c’est pas pour vous, mais très bien pour lui que Ledû a sauvé Bijou ! il ne voudra jamais me le rendre.

— Écoute ; d’abord, tu offriras, je te le répète, ces deux écus à Ledû ; ensuite, s’il fait mine de marchander, tu lui observeras poliment que sa conduite n’est pas honnête, et tu ajouteras un écu de plus ; enfin, s’il refuse tout à fait tu l’assommeras à coups de penbas et tu ramèneras Bijou. As-tu bien compris ?

— Oui, maître ; mais vous n’avez pas, je pense, fini.

— Qu’entends-tu par là ? que je n’ai pas fini.

— Eh bien, j’entends qu’il vous reste encore quelque chose à ajouter. Qu’est-ce que je ferai donc des deux écus si Ledû ne veut pas les prendre et que je sois obligé de l’éreinter ?

— Tu les garderas pour ta peine !

— Eh bien, foi de Dieu, maître, s’écria Alain radieux, je connais Ledû, il est têtu comme un âne rouge, je puis vous assurer qu’il se fera cogner et que les écus ne sortiront pas de ma poche.

— Cela ne me regarde pas, c’est ton affaire ! Arrange-toi comme tu voudras.

— Dans deux heures ce cher Bijou sera ici ! s’écria Alain qui, retirant ses sabots, partit aussitôt en courant.

En effet, le temps demandé par le Bas-Breton pour accomplir son expédition n’était pas encore écoulé que déjà il était de retour ; Bijou l’accompagnait.

— Eh bien ? lui demanda de Morvan dès qu’il l’aperçut.

— Ledû a préféré les coups de penbas aux écus ! répondit Alain, dont le front était couvert de bosses et la figure de meurtrissures. Ça m’a causé un peu de dérangement, mais enfin c’est fait, n’en parlons plus ! les deux écus me restent !…