Les Bohèmes de la mer (Aimard)/XVII

Roy (p. 120-127).
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XVII

CONVERSATION INTIME

Le déjeuner était terminé longtemps avant l’arrivée de don Sancho, le frère et la sœur quittèrent la salle à manger et passèrent dans une autre pièce afin de laisser au nègre la faculté d’enlever le couvert.

Cette pièce servait de chambre à coucher à doña Clara ; bien que meublée aussi simplement que le reste de la maison, elle exhalait ce parfum si doux qui révèle même aux indifférents la retraite chérie d’une femme du monde.

Doña Clara avança un siège à son frère, prit place en face de lui sur un autre et lui posant doucement la main sur le bras :

— Maintenant, parlez, mon frère, je vous écoute, dit-elle.

Le marquis fixa un long regard sur sa sœur et la voyant si triste et si pâle, il étouffa un soupir.

— Vous me trouvez bien changée, n’est-ce pas, mon frère ? dit-elle avec un mélancolique sourire ; c’est que j’ai bien souffert depuis que nous ne nous sommes vus. Mais il ne s’agit point de cela en ce moment, ajouta-t-elle, parlez, je vous en supplie.

— Dieu m’est témoin, ma sœur, dit don Sancho, que je voudrais jeter un peu de baume sur vos blessures, verser ne serait-ce qu’un fugitif espoir dans votre âme, et je crains au contraire que mes révélations, bien incomplètes et bien sombres surtout, n’ajoutent encore, s’il est possible, à votre douleur.

— La volonté de Dieu soit faite, en ceci comme en toutes choses, mon frère, répondit-elle avec résignation ; je sais combien vous m’aimez et si une douleur doit me venir de vous, elle sera la bienvenue, car votre volonté, j’en ai l’intime conviction, y sera entièrement étrangère ; maintenant parlez sans crainte, car, quoiqu’il arrive, vous êtes d’avance absous.

— Je n’attendais pas moins de vous, ma sœur, et je vous l’avoue, j’avais besoin que vous me donnassiez cette absolution pour oser tout vous dire ; écoutez-moi donc, car cette affaire est bien plus mystérieuse que vous ne le soupçonnez. Aussi bien et même mieux que moi, vous connaissez notre père, sa volonté implacable, sa cruauté froide et son orgueil immense. Je ne prétends rien vous apprendre de nouveau, en vous disant que depuis la mort de votre mari votre nom n’est pas une seule fois tombé de ses lèvres ; en apprenant votre disparition subite, il ne témoigna ni surprise ni curiosité et ne tenta, en apparence du moins, aucune démarche pour découvrir ce que vous étiez devenue ; plus tard, lorsque certaines personnes s’informèrent de vous, il répondit si péremptoirement que vous étiez morte, que moi-même, je vous l’avoue, ma sœur, je fus dupe de ce mensonge et je pleurai comme si réellement vous aviez cessé de vivre.

— Mon bon Sancho ! et comment apprîtes-vous que je vivais encore ?

— Ce fut il y a quelques jours seulement que votre existence me fut révélée à Santo-Domingo par Birbomono.

— Comment ! votre ignorance s’est prolongée pendant tant d’années ?

— Hélas ! oui ma sœur ; qui aurait pu me désabuser ? Vous vous souvenez qu’après avoir fait rendre à votre mari les derniers devoirs, brusquement rappelé au Mexique par mon père, j’avais quitté l’île, où je ne suis plus revenu qu’il y a vingt-quatre heures seulement. Je passai en Espagne où je demeurai quelques années, puis je visitai plusieurs cours étrangères, de sorte que tout se réunit pour épaissir le voile qu’avec intention sans doute mon père avait étendu devant mes yeux. Cependant je dois vous dire que, malgré moi, lorsque bien souvent votre souvenir s’offrait à mon esprit, car je ne pouvais me consoler de votre perte, je sentais le doute s’éveiller dans mon cœur, et bien que rien ne vînt justifier ce doute, j’espérais qu’un jour la lumière se ferait sur cette catastrophe, soit en me révélant la façon dont vous aviez cessé de vivre, soit en vous faisant tout à coup reparaître à mes yeux. Chose singulière, les années, au lieu d’affaiblir cette pensée, la rendirent au contraire plus forte, plus vivace ; si bien que, sans que rien vînt dissiper les ténèbres au milieu desquelles je me trouvais, j’en arrivai à acquérir la quasi-certitude de votre existence, et à me persuader, en songeant à la haine de notre père, que le bruit de votre mort avait été à dessein répandu par lui, afin de fermer définitivement la bouche à tous ceux, de nos parents qui seraient tentés de prendre votre défense contre lui. Vous voyez que je ne me trompais pas.

— C’est vrai, mon frère, mais si le hasard ne vous avait pas amené ?

— Pardon, interrompit-il vivement, le hasard n’est pour rien dans cette affaire, ma sœur ; c’est ce doute dont je vous parlais, qui, peu à peu changé en certitude, m’a fait désirer de retourner aux îles. Je me disais, avec raison, que si réellement vous existiez, c’était ici seulement que je vous retrouverais. J’allais donc faire, les démarches nécessaires pour obtenir de passer en Amérique, lorsqu’au moment où j’y songeais le moins, mon père m’annonça que Sa Majesté avait daigné me donner le gouvernement de Saint-Domingue.

— Et lui, notre père, est-il donc demeuré en Espagne ?

— Non point, ma sœur ; il s’était fait donner le commandement de l’intendance de Panama, mais, je ne sais pour quel motif, il a changé d’avis maintenant ; de sorte qu’il se trouve provisoirement à Maracaïbo.

— Si près de moi ! murmura-t-elle avec un frissonnement de terreur ; mais que m’importe, je n’ai plus rien à redouter de lui maintenant.

— À présent que j’ai éclairci ce premier point de mon retour aux îles, il me faut faire rétrograder mon récit et revenir à l’époque où j’accompagnai mon père en Espagne, c’est-à-dire deux ans environ après la mort de votre mari et votre disparition. Voici où je vous prie, ma sœur, de me prêter toute votre attention, car c’est ici que le récit que je vous fais s’assombrit et devient tellement mystérieux, que je doute qu’il nous soit possible de jamais démêler la vérité du mensonge et de détruire la trame ténébreuse tissée par le duc avec cette adresse fatale que, seule, sa haine a pu lui inspirer. Quelques mois à peine après notre arrivée à Madrid, mon père, avec lequel j’avais fort peu de relations, bien que j’habitasse le palais de notre famille, situé, comme vous le savez, calle de Atocha, m’annonça un soir, après souper, qu’il partait pour un voyage, qui peut-être se prolongerait pendant plusieurs mois, et que la nuit même il quitterait la cour[1]. Mon père n’ayant pas jugé à propos de m’instruire ni de la direction qu’il comptait prendre, ni du but de ce voyage, je n’osai l’interroger ; je m’inclinai respectueusement devant lui. Il prit congé de moi, et, ainsi qu’il me l’avait annoncé, une heure plus tard, il montait en voiture. Je vous avoue, ma sœur, que, dans le premier moment, je m’inquiétai fort peu des motifs qui obligeaient mon père à voyager ainsi. Peu m’importait d’ailleurs. J’étais jeune, ami des plaisirs, lancé dans un monde frivole ; l’absence de mon père ne pouvait que m’être, sinon agréable, du moins indifférente. Ce ne fut que quelques jours plus tard que, dans une tertulia chez le duc de Medina del Campo, le hasard m’apprit que mon père était parti pour la France.

— Pour la France ? s’écria en tressaillant doña Clara.

— Oui, et ce fut le duc de Medina del Campo lui-même qui m’en instruisit en me demandant quelles affaires pouvaient appeler mon père à Paris. Comme bien vous pensez, ma sœur, je répondis non seulement que j’ignorais quelles étaient ces affaires, mais que même je ne savais pas que mon père eût passé les Pyrénées. Le duc de Medina del Campo s’aperçut sans doute qu’il avait commis une maladresse, car il se mordit les lèvres et changea de conversation. Le voyage de mon père dura sept mois. Un matin, en me levant, j’appris par mon valet de chambre qu’il était arrivé pendant la nuit. J’allai le saluer à son lever ; il était plus sombre et plus froid encore que j’étais accoutumé à le voir. Il causa peu avec moi, de choses indifférentes ; mais de son voyage, il ne me dit pas un mot. J’imitai sa réserve. Au déjeuner seulement, il m’annonça qu’un de nos parents éloignés, le comte de Tudela, dont jamais je n’avais entendu parler jusqu’alors, étant mort, il avait jugé à propos de se charger de son fils unique, demeuré orphelin, et de l’élever comme s’il était son enfant. En effet, sur un ordre de mon père, un domestique amena un charmant bambin de cinq ou six ans que, je dois l’avouer, je pris en amitié tout de suite, par un de ces effets de la sympathie dont il est impossible de se rendre compte. C’est cet enfant que vous avez connu.

— Gusman de Tudela ? dit-elle vivement.

— Lui-même ; mais il ne demeura que pendant quelques jours à peine au palais. Mon père, je ne sais pour quel motif, se hâta de le placer au couvent des Hyéronimites, où, comme vous le savez, sont élevés la plupart des gentilshommes. Mon père, quoiqu’il se montrât fort sévère pour ce pauvre enfant, surveillait cependant son éducation avec le plus grand soin et semblait s’applaudir des progrès qu’il lui voyait faire. J’allai assez souvent voir Gusman au couvent et causer avec lui ; parfois même, je l’emmenais promener par la ville, ce dont le pauvre abandonné était fort joyeux. Plusieurs années s’écoulèrent ainsi ; puis mon père le retira du couvent et le plaça à l’école navale ; bref, aujourd’hui, malgré sa jeunesse » Gusman est officier dans la marine espagnole. Mais abandonnons-le pour un instant ; nous reviendrons bientôt à lui. Un an environ après l’entrée de Gusman dans notre famille, mon père fit un autre voyage en France. Cette fois, comme la première, son absence se prolongea pendant plusieurs mois, et, à son retour, il amena encore un enfant ; mais cet enfant était une ravissante petite fille.


Les aventuriers s’affalèrent le long des rochers et descendirent sur la plage.

— Juana, n’est-ce pas ? s’écria doña Clara.

— Comment savez-vous ce nom, ma sœur ? s’écria-t-il avec étonnement.

— Peu importe comment je le sais, mon frère.

— Cependant…

— Ne vous rappelez-vous donc pas qu’il y a un instant je vous ai moi-même raconté de quelle façon j’avais, à San-Juan-de-Goava, fait connaissance avec cette jeune fille.

— C’est juste, répondit-il en se frappant le front, je ne sais où j’ai la tête.

— Continuez, je vous en supplie.

— Donc, reprit-il, c’était Juana, ainsi que vous l’avez dit, ma sœur ; mais Juana n’était pas seule : un officier raccompagnait. Cet officier, que mon père me dit être son tuteur, se nommait don Fernando d’Avila. Tous deux logèrent au palais. J’avais, à une autre époque, connu don Fernando, officier de fortune, honnête et brave soldat, auquel j’avais rendu quelques services, mais que mon père n’avait aucun motif pour protéger, du moins à ma connaissance. Cependant le duc paraissait s’être pris d’une grande amitié pour cet homme et avoir l’intention de le protéger chaudement. Cela m’intrigua fort de la part d’un homme aussi grandement égoïste et aussi hautain que mon père, et je me demandais parfois d’où pouvait provenir le grand intérêt qu’il portait à cet homme. En effet, don Fernando d’Avila qui, après dix ans passés à guerroyer dans les Flandres, avait, avec une extrême difficulté, conquis le grade d’alferez, passa au bout d’un an à peine, grâce aux chaudes recommandations de mon père, teniente, puis capitaine, et enfin reçut l’ordre de partir pour les îles, commandant une compagnie que mon père lui avait achetée. La petite fille, malgré sa jeunesse, dut l’accompagner et partir avec lui. Je ne sais quel motif de curiosité inquiète m’engagea, le jour du départ de don Fernando, à l’accompagner, à l’insu de mon père, pendant quelques lieues sur la route de Séville où il se rendait, devant s’embarquer à Cadix pour l’Amérique. Je ne vous rapporterai pas, ma sœur, la conversation que j’eus avec le capitaine ; je me bornerai à vous répéter ce que j’appris. Mon père s’était rendu dans les Flandres où se trouvait don Fernando, lui avait proposé de se charger d’un enfant, l’assurant non seulement de lui donner tout l’argent nécessaire à son éducation, mais encore de le protéger, lui, efficacement et de faire sa fortune. Don Fernando était pauvre et entièrement privé de protecteurs puissants capables de le sortir de la mauvaise situation dans laquelle il croupissait. Sans s’informer des raisons qui engageaient un homme du nom et du rang de mon père à lui faire ces ouvertures extraordinaires, il accepta avec empressement ses propositions, tant il était las de la misère qu’il endurait depuis si longtemps et désireux d’en sortir, à quelque prix que ce fût : il promit donc à mon père de lui obéir aveuglément et le suivit immédiatement à Paris, Là, l’enfant lui fut remis par le duc qui lui renouvela ses recommandations ; puis ils prirent tous trois le chemin de Madrid. Donc, voilà, ma chère sœur, deux enfants élevés par les ordres de mon père ; vous et moi nous connaissons, trop bien, n’est-ce pas, le duc de Peñaflor pour lui faire l’injure de supposer que l’amour de l’humanité et la philanthropie l’ont engagé à élever ces deux orphelins ? Maintenant, quel motif l’a décidé à agir ainsi ? et quels sont ces enfants ? Voilà ce qu’il nous faut découvrir.

— Qu’en pensez-vous, mon frère ?

— Le motif, pour moi, ma sœur, est la vengeance.

— La vengeance ? Quelle vengeance, mon frère ?

— Écoutez-moi, ma pauvre sœur, reprit-il avec un sourire triste : vous êtes morte ou du moins vous passez pour telle, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, mon frère ; eh bien ?

— Laissez-moi achever ; qui nous prouve, que le duc ignore que vous existez encore, et, s’il n’a pas accrédité votre mort expressément afin de mieux assurer la vengeance qu’il a juré d’assouvir non seulement contre vous, mais encore contre l’homme qui lui a ravi son fils aîné et l’a privé de sa fille ? Qui vous dit que notre père n’a pas constamment suivi dans l’ombre toutes vos démarches, qu’il n’a feint de vous abandonner ainsi, que pour vous donner plus de confiance et parvenir ainsi à atteindre en même temps et l’un par l’autre ses deux ennemis mortels, en vous laissant la faculté de revoir le père de votre enfant ?

— Oh ! ce que vous supposez là est épouvantable, mon frère ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec terreur.

— Ma sœur, je ne suppose rien, répondit-il sèchement ; je me borne à déduire des conséquences. Il est évident pour moi que le duc suit pas à pas un plan conçu et mûri depuis longues années ; et la preuve, la voici : il y a un mois à peine, remarquez bien cette date, je vous prie, le duc de Peñaflor, don Gusman de Tudela et moi, nous nous trouvions à la Vera-Cruz. Don Gusman est, comme je vous l’ai dit, officier de marine ; eh bien ! sur un ordre de mon père, qui lui a révélé une effroyable histoire, la vôtre, ma sœur, bien qu’elle fût déguisée et que les noms propres ne fussent pas prononcés, ce jeune homme, fou de douleur et de honte, a, sans hésiter, abandonné la carrière honorable ouverte devant lui, et s’est embarqué comme matelot sur un bâtiment aventurier, résolu à mourir ou à venger sa mère, lâchement déshonorée, au dire de mon père, par un de ces hommes.

— Mais ceci est horrible, mon frère !

— N’est-ce pas ? Eh bien ! ce n’est pas tout encore. Ce jeune homme, doué des plus belles qualités et des plus nobles instincts, s’est engagé par serment à poursuivre de sa haine les chefs de ces aventuriers, à servir d’espion à notre gouvernement et à faire tomber entre nos mains les plus renommés d’entre les ladrones. Me comprenez-vous, maintenant, ma sœur, est-il besoin que j’insiste davantage sur ce sujet ?

— Oh ! non, mon frère, plus un mot, par grâce ! s’écria-t-elle avec épouvante.

— Heureusement, reprit-il plus doucement, que j’ai pu échanger quelques mots avec Gusman. Je dois le voir ; peut-être réussirai-je, surtout si vous consentez à m’y aider, à le détourner du précipice dans lequel il est sur le point de tomber.

— En doutez-vous, mon frère ? Oh ! mon Dieu, que faire ?

— Je ne sais encore ; il me faut le voir avant tout.

— C’est vrai, quel nom a-t-il pris parmi les aventuriers ?

— Je l’ignore.

Elle baissa la tête avec accablement et pendant quelques minutes elle demeura silencieuse.

Son frère la regardait tristement sans oser troubler ses pensées et renouer l’entretien.

— Écoutez, mon frère, dit-elle au bout d’un instant en redressant la tête d’un mouvement brusque, l’œil étincelant et les sourcils froncés à se joindre, je suis demeurée trop longtemps lâchement cachée dans ce vallon, l’heure d’agir a enfin sonné ; la lutte implacable que je croyais finie entre notre père et moi recommence, soit, je l’accepte, Dieu m’aidera, car Dieu protège les mères qui combattent pour sauver leurs enfants.

— Que voulez-vous faire, Clara ?

— Quitter ce rancho et me rendre au Port-Margot ou au Port-de-Paix, au milieu des aventuriers, enfin ; ils seront pour moi moins cruels que mes compatriotes.

— Prenez garde, ma sœur.

— Qu’ai-je à risquer ? la mort ! elle sera la bienvenue, mon frère, si je parviens à retrouver mon fils et à sauver son honneur.

— Mais quel moyen emploierez-vous, ma pauvre Clara ?

— Je ne sais, Sancho, mais Dieu m’inspirera, je réussirai, j’en ai la conviction.

— Faites donc ce qu’il vous plaira, ma sœur, je n’ai ni le droit ni la volonté de vous retenir ; mais si Gusman n’était pas votre fils ?

— Ah ! fit-elle avec doute.

— Si au lieu d’un fils vous aviez une fille, et si c’était Juana qui fût cette fille ? car, ma pauvre sœur, voilà surtout où cette histoire est effroyable, c’est que vous êtes mère sans savoir à quel enfant vous avez donné le jour, sans savoir même si cet enfant, quel qu’il soit, n’est pas mort en naissant.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle en se tordant les mains avec désespoir.

— Malheureusement, notre père, éclairé par sa haine, n’a pas commis une faute, il a tout calculé, tout prévu. Souvenez-vous que lorsque les premières douleurs de l’enfantement vous saisirent, on vous donna un puissant narcotique, que pendant votre sommeil la nature accomplit son mystérieux travail, et que lorsque vos yeux se rouvrirent vous étiez délivrée et votre enfant avait disparu.

— C’est vrai, Sancho, c’est vrai ! s’écria-t-elle en éclatant en sanglots et fondant en larmes, je n’ai pas vu mon enfant ! on me l’a ravi avant que je l’aie embrassé ; cette première caresse si douce au cœur d’une mère, je n’ai pu la donner à mon enfant ! Oh ! n’est-ce pas que c’est bien horrible, cela, mon frère !

— Calmez-vous, Clara, au nom du Ciel, votre désespoir m’épouvante.

— Oh ! c’est que vous venez subitement de raviver toutes mes douleurs, cette plaie affreuse saigne toujours dans mon cœur ! Une mère ne se console jamais,

— Clara, ma sœur, je vous en supplie, vous savez combien je vous aime, je vous aiderai de tout mon pouvoir, je vous le jure, nous retrouverons votre enfant.

Soudain elle se leva toute droite, l’œil sec et le front rayonnant.

— Mon frère, dit-elle, si ce n’était pas mon enfant ? si c’étaient mes enfants ? si tous deux m’appartenaient ?

— Que dites-vous, Clara ?

— Je dis, mon frère, que si profondes que soient les ténèbres qui nous enveloppent, si ingénieuse qu’ait été la haine de mon père, la lumière se fera dans ce mystère d’iniquité ! Croyez-moi, ce n’est point pour rien qu’après tant d’années Dieu permet que mon père et moi nous nous retrouvions face à face ! Voici l’heure de la lutte suprême ! Nous verrons qui de l’ange ou du démon demeurera vainqueur dans l’horrible partie qui va se jouer entre nous !


  1. On donne en Espagne ce nom à la capitale.