Roy (p. 105-111).
◄  XIV.
XVI.  ►

XV

LE RANCHO

Santo-Domingo, Hispaniola ou Haïti, car tels sont les trois noms qu’elle porte, est à juste titre surnommée depuis sa découverte la Reine des Antilles. Elle est en effet la plus belle de ce groupe d’îles semé par la main de Dieu à l’entrée du golfe du Mexique et qui fleurit sur les eaux bleues de l’océan Atlantique.

Haïti, mot qui dans la langue caraïbe signifie pays montagneux, est située au sud-est de Cuba et à l’est de la Jamaïque par 16° 45’-20° de latitude nord et 70° 45’-76° 53’de longitude ouest ; elle a six cent soixante kilomètres de long sur une largeur moyenne de cent vingt environ, quatorze cents kilomètres de tour sans compter les anses et seize cents kilomètres carrés ; elle est donc, après Cuba, l’île la plus grande de toutes les Antilles.

Les montagnes qui couvrent le centre de l’île, après s’être partagées en trois chaînes principales, courent dans toutes les directions, peuvent la plupart être cultivées jusqu’à leur sommet et sont couvertes d’une végétation luxuriante ; des rivières nombreuses descendent de ces montagnes, malheureusement ces rivières ne sont pas navigables ; quelques-unes seulement, pendant un court trajet, peuvent être remontées par des embarcations légères.

Trois beaux lacs, dont un n’a pas moins de quatre-vingt-dix kilomètres de tour, complètent le système hydraulique de ce pays si magnifiquement fertile, où croissent naturellement les palmiers, les bananiers, les mimosas de toute espèce et en général toute la flore des régions intertropicales.

Lorsque les Espagnols débarquèrent pour la première fois dans cette île, le pays était fort peuplé et partagé en cinq tribus indépendantes l’une de l’autre, et gouvernées paternellement par des chefs dont l’autorité sur leurs sujets était illimitée.

Les Espagnols, poussés par une insatiable avarice et un fanatisme odieux, procédèrent dans ce pays comme dans toutes leurs autres colonies du Nouveau-Monde, par le meurtre et la tyrannie, et organisèrent l’esclavage et les supplices ; ils agirent avec une telle barbarie que de toute la population indigène, il ne restait plus en 1542, ainsi que le constate Las Casas, que deux cents individus errants sur le territoire entier de l’île.

Aussi le gouvernement espagnol se vit-il contraint d’accorder une licence d’introduction à Saint-Domingue de quatre mille esclaves noirs de Guinée.

La race caraïbe avait complètement disparu. Cependant les commencements de la colonisation espagnole avaient été des plus heureux. Charmés par la beauté du climat et cessant de songer à l’exploitation des mines, des colons intelligents étaient accourus en foule dans le but de cultiver cette terre féconde, et de créer des richesses réelles à la place des richesses fabuleuses qu’on avait si longtemps rêvées.

Des plantations furent établies et d’abondantes récoltes de cacao, de coton, de gingembre, d’indigo, de tabac et de sucre encouragèrent les spéculateurs.

L’élève du bétail offrait aussi des ressources excessivement lucratives ; en effet les bestiaux s’étaient tellement multipliés dans cet heureux climat, que quarante ans à peine après l’introduction des premières vaches, on chargeait des navires entiers de cuirs et l’on faisait des charges de cinq et six cents bêtes à cornes.

Malheureusement l’extermination complète des indigènes mit fin sans retour à cette prospérité. Lorsqu’il fallut les remplacer par des nègres, les planteurs ne se soucièrent pas d’avoir des travailleurs qu’il fallait acheter et tout commença à dépérir.

Le gouvernement espagnol, peu soucieux de venir efficacement en aide aux colons et complètement absorbé par ses riches possessions du Mexique et du Pérou, négligea une colonie qui n’était pour ainsi dire qu’un point imperceptible dans ses vastes domaines.


Elle s’élança vers la porte avec une précipitation fébrile.

Le dépérissement devint général et à l’époque où se passe notre histoire, non seulement, l’île jadis si riche de Saint-Domingue ne rapportait plus rien à la métropole, mais celle-ci était, au contraire, contrainte d’envoyer dans la colonie, que l’incurie avait faite improductive, des fonds annuels pour solder les troupes et les employés, et jusqu’à des vêtements et des vivres.

Cette terre si fertile, cette contrée si splendidement belle n’était plus pour l’Espagne qu’une possession onéreuse qui agonisait lentement sous la pression de plus en plus forte d’une incurable misère.

Heureusement que pour l’avenir de Saint-Domingue, précisément à ce moment critique, de nouveaux colons s’établissaient par surprise dans la partie nord-ouest de l’île et par leur indomptable énergie, leur courage féroce et leur volonté de fer, allaient changer la face des choses et rendre jusqu’à un certain point ce pays abandonné même de ses habitants, à sa première splendeur.

Ces nouveaux colons étaient les flibustiers chassés de l’île Saint-Christophe par les Espagnols eux-mêmes et qui s’étaient tout à coup abattus comme une volée d’oiseaux de proie sur Saint-Domingue, que la Providence, dont les voies sont incompréhensibles pour l’esprit borné des hommes, destinait à transformer et à régénérer.

Maintenant que nous avons fait sommairement connaître cette île où vont se passer plusieurs scènes importantes de notre histoire, nous reprendrons notre récit trop longtemps interrompu.

À quelques lieues de Santo-Domingo, capitale de l’île, au fond d’une étroite vallée, presque ignorée alors, et enfoncée pour ainsi dire au milieu des hautes montagnes qui l’enveloppaient de toutes parts, s’élevait une modeste habitation, ou plutôt un rancho construit en troncs d’arbres, et recouvert en feuilles de palmier.

Ce rancho, perdu dans ce désert, était placé sur le bord d’une petite rivière nommée la Jaina, espèce de torrent presque tari à l’époque des grandes chaleurs, et qui après un cours de quelques lieues se jette dans la mer, non loin de Santo-Domingo.

La Jaina, de même que la plupart des rivières de l’île, n’est navigable que pour les embarcations des plus petites dimensions, mais ses bords tortueux, frangés de bois de haute futaie, de vertes prairies et de fourrés de lentisques, sont ravissants.

Le rancho se mirait dans ses eaux limpides ; derrière l’habitation un corral, peu étendu et fermé d’une haie touffue, servait à rentrer, le soir, deux ou trois chevaux et autant de vaches, qui paissaient en ce moment en liberté à quelques pas à peine de la maison.

On pénétrait dans le rancho par un péristyle en troncs d’arbres, qui formait une colonnade surmontée d’une véranda devant la porte, à droite et à gauche de laquelle s’ouvraient deux fenêtres, garnies d’une fine moustiquaire et d’un long store en étoffe verte, destiné à tamiser les rayons ardents du soleil.

L’intérieur de cette habitation répondait à l’extérieur, c’est-à-dire que tout y était simple, modeste, mais de bon goût et d’une exquise propreté.

Après avoir franchi le péristyle, on pénétrait dans une espèce d’antichambre qui servait à séparer en deux les appartements ; une porte à droite et une à gauche laissaient deviner cette distribution, tandis qu’une troisième porte ouvrant de face donnait dans une espèce de salle à manger sans doute commune, meublée d’une table, de quatre chaises et d’un dressoir.

Il était environ dix heures du matin, une femme de trente-huit à quarante ans, dont le visage pâle, les traits fatigués, les yeux éteints, conservaient cependant les traces à demi effacées d’une grande beauté, s’occupait, aidée d’un nègre âgé d’une vingtaine d’années au plus, rieur, vif, alerte et adroit comme un singe, animal auquel il ressemblait singulièrement, s’occupait, disons-nous, à disposer la table pour le repas du matin.

Cette dame, plongée en apparence dans une triste rêverie, s’interrompait parfois pour jeter un long regard au dehors, ou pour prêter l’oreille à des bruits vagues, puis elle hochait la tête, poussait un soupir et reprenait sa tâche qu’elle interrompait de nouveau un instant après.

Lorsqu’elle eut enfin terminé de mettre le couvert, le nègre la laissa seule. Elle tomba plutôt qu’elle ne s’assit sur une butacca placée près de la fenêtre, et elle demeura immobile, les yeux ardemment fixés sur l’entrée de la vallée, parfaitement visible de l’endroit où elle se trouvait.

— Il ne viendra pas, murmura-t-elle plusieurs fois avec découragement ; il est trop tard à présent, il est inutile de l’attendre davantage.

Soudain elle tressaillit, se leva toute droite, poussa un cri étouffé, et s’élança vers la porte avec une précipitation fébrile.

Un cavalier venait d’apparaître, accourant au galop du côté du rancho.

Arrivé devant le péristyle, il sauta à terre, jeta la bride de son cheval au nègre, et se trouva face à face avec la dame.

— Enfin ! s’écria celle-ci avec joie, vous voici donc de retour, je ne vous attendais plus.

— Señora, répondit le nouveau venu, je vous ferai observer que je suis parti de Santo-Domingo à quatre heures du matin, qu’il en est onze à peine, et que j’ai fait près de quinze lieues à franc étrier, à travers des chemins abominables, au risque de me rompre vingt fois le cou, ce qui n’aurait peut-être pas été un grand malheur, mais ce qui n’aurait pas rempli vos intentions, quant au message que je vous porte ; donc, je crois ne pas avoir perdu de temps.

Celui qui parlait ainsi était un homme d’une soixantaine d’années à peu près, vigoureux, bien découplé, aux traits intelligents et dont les yeux vifs et brillants et la chevelure noire témoignaient qu’il n’avait, malgré son âge, rien perdu encore de sa force et de son énergie.

— Pardonnez-moi, mon ami, répondit doucement la dame, je ne savais ce que je disais.

— Vous pardonner, moi, vivo Cristo ! s’écria-t-il avec une affectueuse brusquerie, ne suis-je pas votre serviteur, votre esclave même, prêt à vous obéir en tout au moindre mot, au moindre geste ?

La dame sourit.

— Vous êtes mon ami, et pas autre chose, Birbomono, mon seul ami ; hélas ! ajouta-t-elle avec un soupir, votre dévouement est le seul qui ne m’ait jamais manqué.

— Ajoutez qu’il ne vous manquera jamais, madame, répondit-il avec feu, et vous direz tout juste la vérité.

— Merci, mon ami ; mais venez, venez, le déjeuner est prêt, vous devez tomber d’inanition ; tout en mangeant nous causerons.

— À vos ordres, madame, je vous avoue qu’en effet je me sens un appétit féroce.

— Ne perdons pas de temps alors, venez.

Ils entrèrent dans la salle à manger et prirent place en face l’un de l’autre, devant la table.

— Servez, Aristide, lui dit sa maîtresse.

L’esclave disparut, pour revenir un instant après avec deux plats, contenant les mets composant le déjeuner.

— Écoute ici, Aristide, lui dit Birbomono, comme nous n’avons plus besoin de toi provisoirement, fais-moi le plaisir de bouchonner vigoureusement Negro ; le pauvre animal est venu d’un tel train, qu’il est trempé comme s’il sortait de la rivière ; tu m’entends ?

— Parfaitement, maître, répondit le noir, je vais m’en occuper tout de suite.

— C’est cela, mon garçon, si madame a besoin de toi, je t’appellerai.

Le nègre sortit, en refermant la porte derrière lui.

La dame mangeait par contenance, effleurant plutôt qu’elle ne touchait les mets placés devant elle ; quant à Birbomono, il était facile de voir que, ainsi qu’il l’avait avoué, il avait grand appétit, car son assiette se vidait avec une rapidité réellement effrayante ; la dame le surveillait du coin de l’œil, brûlant de le questionner, et retenant, à grand’peine les paroles toujours prêtes à lui échapper.

Enfin, lorsque la première faim de son convive lui parut être à peu près calmée, elle n’y put tenir davantage, et se décida à entamer la conversation.

— Eh bien ! lui demanda-t-elle avec un léger tremblement dans la voix, cette fois sera-t-elle comme les autres, et me répondrez-vous encore par ce désespérant monosyllabe : rien ?

Birbomono releva la tête, but un large verre d’eau glacée qu’il épuisa jusqu’à la dernière goutte, s’essuya la barbe et les moustaches, et poussant un hem ! sonore :

— Je crois, señora, dit-il, que mon voyage n’aura pas été tout à fait inutile.

— Oh ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec angoisse, auriez-vous découvert…

— Pardon, madame, dit-il en l’interrompant, laissez-moi parler, je vous prie, je ne veux ni vous tromper, ni vous donner un espoir qui ne saurait se réaliser.

— Ah ! fit-elle avec découragement.

— Seulement, reprit-il, je crois que je vous apporte une nouvelle qui vous intéressera au plus haut degré.

— Quelle nouvelle autre que celle que vous ne me donnez pas peut m’intéresser à présent ? murmura-t-elle, en hochant tristement la tête.

— Qui sait, madame ? dit-il ; je pense au contraire, moi, qu’il est très important pour vous de savoir ce que j’ai fait pendant mon voyage.

— Hélas ! reprit-elle, en vous voyant accourir si vite, j’espérais presque.

— Croyez bien, señora, que si je n’avais pas eu un puissant motif d’agir ainsi que je l’ai fait, je n’aurais pas risqué de rendre fourbu ce pauvre Negro.

— C’est vrai, mon ami, parlez donc, je vous écoute.

— Sachez d’abord, madame, que le gouverneur de l’île est changé, ce n’est plus don Luis de Cordova.

La dame le regarda avec un étonnement profond.

— Que m’importe cela, mon ami ? dit-elle.

— Plus que vous ne le supposez, madame, et vous allez en convenir vous-même en apprenant le nom de son successeur.

— Je ne demande pas mieux, mon ami, répondit-elle en souriant, et comment se nomme, s’il vous plaît, ce nouveau gouverneur ?

— C’est une personne que vous avez beaucoup connue jadis.

— Bien, mais quel est son nom ?

— Pour laquelle vous professiez même une profonde amitié.

— Ne voulez-vous pas me dire quelle est cette personne ? fit-elle avec impatience.

— Au contraire, madame, mais je crains…

— Quoi donc ?

— Rien, au fait, je suis fou ; en un mot, c’est don Sancho de Peñaflor.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en joignant les mains et en se renversant sur son siège comme si elle allait s’évanouir.

Birbomono s’élança pour lui porter secours, mais elle se redressa vivement et s’efforçant de sourire :

— Vous aviez raison, mon ami, fit-elle doucement, la nouvelle que vous m’annoncez m’intéresse vivement ; maintenant donnez-moi des détails, je vous prie.

— C’est ce que je vais faire, madame.