Roy (p. 62-70).
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IX

LES FRÈRES DE LA CÔTE

Était-ce par suite de motifs cachés, ou d’une détermination arrêtée à l’avance, que dans les événements que nous avons rapportés, Martial avait tenu une conduite si ferme et si décidée ?

Nous ne saurions le dire avec certitude. Peut-être le jeune homme, naturellement brave et hautain, avait-il senti son sang s’allumer à l’insulte brutale qu’il avait reçue si à l’improviste, et s’était-il malgré lui laissé emporter à sa juste indignation ; peut-être aussi, feignant une colère beaucoup plus grande que celle qu’en réalité il éprouvait, avait-il saisi avec empressement l’occasion qui lui était si favorablement offerte par le hasard pour se poser du premier coup parmi les aventuriers, si fins connaisseurs en cette matière, en homme résolu que rien n’était capable d’intimider, et de plus, chose à considérer, avec de tels compagnons, doué d’une vigueur musculaire peu commune.

Si telle était en effet son intention, le succès dépassa son espérance ; les aventuriers qui, d’abord, avaient souri de pitié en le voyant accepter la lutte que lui offrait un de leurs plus redoutables champions, avaient complètement modifié leurs appréciations depuis qu’ils l’avaient vu à l’œuvre ; ils ne le considéraient plus qu’avec une curiosité toute sympathique et empreinte même d’un certain respect.

Aucun des aventuriers n’avait été dupe de la façon dont il avait reçu sa blessure ; cette gracieuse condescendance de sa part lui avait aussitôt concilié la bienveillance générale.

Sans paraître remarquer l’empressement dont il était l’objet, le jeune homme se tenait respectueusement devant Montbars, prêt à répondre aux questions qu’il plairait à celui-ci de lui adresser.

Le célèbre flibustier[1] était un homme de haute taille. À l’époque où se passe ce récit, il avait depuis longtemps déjà laissé bien loin derrière lui la cinquantaine ; il portait sur ses traits mâles, qui avaient dû être fort beaux dans sa jeunesse, les ineffaçables traces des longues luttes que, sans doute, il avait eu à soutenir dans le cours de sa vie aventureuse. Son visage, livide, comme celui d’un cadavre, avait une expression de cruauté froide et d’implacable résolution qui inspiraient la crainte et le respect. De ses yeux noirs s’échappait une flamme sinistre dont il était impossible de soutenir l’éclat ; ses manières aisées et élégantes étaient celles d’un gentilhomme de bonne race.

Son costume simple et sans broderies, d’une propreté remarquable, se rapprochait beaucoup de celui des matelots qui l’entouraient. Il avait au cou un sifflet en or, suspendu par une chaîne de même métal, seule chose qui, avec son épée à garde d’acier bruni, le distinguât de ses compagnons.

Après avoir pendant quelques instants examiné le jeune homme avec une attention qui ne laissait pas de causer une certaine inquiétude à celui-ci :

— Allons, lui dit-il doucement, j’espère que nous ferons quelque chose de vous, mon jeune gars.

— Mon plus vif désir est de naviguer sous vos ordres, monsieur, répondit Martial.

— Vent-en-Panne m’a assuré que vous êtes bon marin.

— J’ai quinze ans de navigation, monsieur.

— Hum ! Quinze ans ! quel âge avez-vous donc, mon maître ? Vous me semblez bien jeune pour un loup de mer.

— J’ai vingt-deux ans, monsieur ; à l’âge de sept ans, je me suis embarqué mousse, depuis lors je n’ai plus quitté la mer.

— Votre navigation n’a été que du cabotage, sans doute ?

— Pardonnez-moi, monsieur ; j’ai pêché le hareng avec les Flamands, harponné la baleine avec les Bayonnais, et avec les Hollandais je suis allé au pays des épices.

L’aventurier hocha tristement la tête,

— Ainsi, reprit-il, en fixant un regard interrogateur sur Martial, vous désirez, mon jeune maître, vous embarquer avec nous ?

— Déjà je vous ai dit que c’était mon plus cher désir.

— Vous êtes malheureux ? lui dit-il avec un sourire triste.

Malgré lui, le jeune homme tressaillit à cette question, à laquelle il était si loin de s’attendre ; il se sentit pâlir.

— Moi ? balbutia-t-il avec embarras.

— Oui ; vous aimez, n’est-ce pas ? Votre amour n’est pas partagé, votre cœur est brisé ; alors la pensée vous est venue de faire la course, et vous avez saisi avec empressement l’occasion que vous offrait le hasard de vous embarquer sur le Caïman.

— Mais… fit-il.

— Oui, c’est cela ; cette folie a failli vous coûter cher, pauvre enfant ; du reste, calmez-vous, je ne vous demande pas votre secret. Vous avez vingt ans, vous êtes jeune, beau, c’est l’histoire universelle cela, rien n’est plus ordinaire ; nous avons tous payé cette dette, ajouta-t-il, en essuyant son front moite de sueur ; vous, vous voulez courir l’aventure ?

— Oui.

— Eh bien ! soit ; vous êtes des nôtres désormais. Dieu veuille que vous ne vous repentiez jamais de la funeste résolution que vous prenez aujourd’hui.

— Je suis déterminé, dit-il d’une voix ferme.

— Alors, tout est dit, mon enfant ; bonne chance !

— Ah ! ah ! fit le chevalier de Grammont, en s’approchant, encore ensemble ? Pardieu ! Montbars, tu accapares un peu trop notre nouveau compagnon, nul ne peut lui parler.

— À ton aise, répondit en souriant l’aventurier. Que veux-tu lui dire ?

— Ceci, et je ne suis pas fâché que tu l’entendes. Alors, se tournant vers le jeune homme : Écoute, lui dit-il, jusqu’à présent je me suis obstiné à vivre seul comme un ours, sans jamais consentir à former de liaisons, ne voulant contracter de matelotage qu’avec un homme taillé comme moi dans le granit ; tu es l’homme que j’attendais, veux-tu être mon matelot ?

— Je le crois bien, s’écria joyeusement le jeune homme.

— Eh bien, touche là ! Nous sommes frères, dit-il en lui tendant la main. Martial lui tendit la sienne sans hésiter.

— Comment te nommes-tu, frère ?

— Martial.

— Bon, ce n’est pas un nom d’aventure, cela, je vais t’en donner un autre, moi.

— À votre aise.

— Entre frères on se tutoie.

— À ton aise, frère.

— À la bonne heure ! Ton nom, le voici : tu te nommeras désormais Francœur ; je me trompe fort, ou bien ce nom deviendra célèbre parmi nous.

— Pardieu ! je ferai tout ce qu’il faudra pour cela, sois tranquille, répondit gaiement le nouvel aventurier.

Montbars avait écouté en souriant, comme il savait sourire, c’est-à-dire en plissant légèrement les lèvres, ce rapide colloque des deux jeunes gens.

Martial ou Francœur, car désormais nous lui donnerons indistinctement ces deux noms, nageait littéralement dans la joie ; une réussite aussi complète dépassait toutes ses espérances.

— Maintenant, dit Montbars, puisque vous voulez naviguer avec moi, vous allez être satisfait. Il frappa du poing sur la table : Holà, les caïmans ! cria-t-il, avancez à l’ordre.

Les matelots quittèrent aussitôt leurs tables.

Montbars laissa un moment errer son regard sur ces visages bronzés, avec une satisfaction visible ; puis, après un instant, reprenant la parole au milieu du silence le plus complet des assistants :

— Frères de la Côte, dit-il, officiers-maîtres, quartiers-maîtres et matelots, notre frère le Malouin, qui remplissait à bord les fonctions de lieutenant, ayant été tué par les Gavachos lors de l’abordage du galion la Santissima-Trinidad, usant des pouvoirs qui me sont conférés par la charte-partie que tous vous avez signée avec moi à notre départ de Port-de-Paix, j’ai songé à remplacer le Malouin par un homme résolu qui fût comme lui un vrai matelot ; mais ne voulant pas éveiller de jalousie entre vous, frères, car tous vous êtes aptes à remplir ce poste, puisque beaucoup d’entre vous ont plusieurs fois commandé en chef des expéditions, je n’ai voulu prendre aucun matelot de l’équipage ; j’ai fait choix, ajouta-t-il en posant la main sur l’épaule du jeune homme dont le front rayonnait de joie et d’orgueil, j’ai fait choix de l’homme que voici ; déjà vous le connaissez, vous l’avez vu à l’œuvre ici-même ; c’est lui que je nomme lieutenant du brick-goélette Le Serpent que j’ai l’honneur de commander : reconnaissez donc Francœur en cette qualité et obéissez-lui pour tout ce qui regarde le service, comme vous y oblige la charte-partie volontairement consentie et signée par vous.

Ce discours fut suivi d’un murmure de satisfaction qui bientôt se changea en applaudissements unanimes.

Puis les aventuriers vinrent l’un après l’autre serrer la main du nouvel officier en lui promettant obéissance.

Ce devoir accompli, ils se rangèrent de nouveau derrière Montbars.

— Frères, dit alors Martial, je suis bien jeune pour aspirer à commander. des hommes tels que vous, mais oubliez mon âge, ne vous souvenez même plus de ce que vous m’avez vu faire à bord de notre pauvre Caïman, attendez pour me juger de m’avoir vu sérieusement à l’œuvre et soyez convaincus que, Dieu aidant, je justifierai le choix que Montbars a daigné faire de moi.

— Je n’ajouterai qu’un mot, frères, s’écria Grammont, Francœur est mon matelot, ne l’oubliez pas.

Les aventuriers répondirent par de joyeux vivats.

En ce moment trois ou quatre personnes entrèrent dans l’auberge.

— Enfants, dit Montbars, retirez-vous, j’ai besoin de demeurer seul avec ceux de nos frères qui déjà en plusieurs circonstances ont commandé en chef des expéditions.

Jamais ordre du sultan de Delhi ne fut plus vivement et plus complètement exécuté.

Cinq minutes plus tard, quelques aventuriers seulement étaient demeurés dans la salle : c’étaient Montbars, Grammont, Pierre Legrand, Vent-en-Panne, Michel le Basque, Francœur, Drack, le Poletais, Philippe, Pitrians et un onzième, si soigneusement enveloppé dans les plis d’un large manteau, qu’il était impossible, de le reconnaître.

Excepté Martial, c’étaient tous de vieux Frères de la Côte, l’élite de la flibuste ; des hommes qui avaient bravé la mort dans cent combats inégaux et accompli des actions de la plus héroïque témérité.

Le chevalier de Grammont sembla compter du regard les membres de l’assemblée, et s’adressant tout à coup à Pitrians immobile auprès de la porte qu’il avait refermée :

— Or çà, drôle ! lui dit-il d’une voix rude, que fais-tu ici ? décampe, au plus vite, ou sinon…

— Modérez votre ardeur, chevalier, interrompit froidement. Philippe, Pitrians est ici parce que je lui ai ordonné de demeurer et il y restera jusqu’à ce que je lui dise de sortir.

Le chevalier lança, un regard de travers au jeune homme. Grammont et Philippe se détestaient. Pour quelle raison ? personne n’aurait su le dire ; peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes ; ils éprouvaient l’un pour l’autre une invincible antipathie ; c’était chez eux affaire de nerfs plutôt qu’autre chose.

Le fait positif, certain, que tout le monde connaissait, c’est qu’ils nourrissaient l’un contre l’autre une forte et franche haine, qui ne demandait qu’à éclater au grand jour ; bref une catastrophe devenait imminente entre les deux hommes dès qu’ils se trouvaient face à face.

— Qu’est-ce à dire, fit Grammont, avec hauteur, vous donnez donc des ordres ici, mon maître ?

— J’en ai partout et toujours donné à mes engagés et souvent à mes égaux, répondit sèchement Philippe.

— L’ordre de Montbars est formel, : ce drôle n’a pas le droit de rester ici, et j’exige qu’il sorte.

— Son titre pour être avec nous est au moins aussi valable que celui de votre nouveau matelot, qui est plus jeune que lui dans la flibuste, je suppose.

La querelle s’envenimait, Montbars s’interposa.

— Vous avez tort tous les deux, dit-il ; ton matelot, Grammont, et ton engagé, Philippe, ne peuvent ni l’un ni l’autre assister à l’entretien qui va avoir lieu : donc, il faut qu’ils sortent.


Il saisit son adversaire à la nuque et à la ceinture et le lança dans la rue.

— Pour ma part, je ne m’y oppose nullement, répondit Philippe avec déférence, et si, au lieu d’être impoli et cassant comme à son ordinaire, le capitaine Grammont avait jugé convenable d’attendre quelques minutes, mon engagé serait sorti, moi-même je lui en aurais donné l’ordre. S’il est demeuré, ce n’est que parce que j’ai deux mots à dire à son sujet aux frères qui sont rassemblés, et que ces deux mots, il les doit entendre.

— Parle, alors, frère, nous t’écoutons.

— Je serai bref.

— Voyons un peu, dit le chevalier avec ironie.

— Nos lois exigent que celui qui veut émanciper un engagé, proclame devant le conseil cette émancipation et les causes qui ont amené une telle mesure de la part du maître, n’est-il pas vrai ?

— C’est vrai, répondirent les flibustiers d’une seule voix.

— Pitrians, mon engagé, m’a sauvé la vie la nuit dernière au péril de la sienne ; plusieurs de nos frères peuvent en témoigner.

— Moi d’abord, dit Vent-en-Panne.

— Et moi, ajouta Pierre Legrand.

— Je fais remise à Pitrians du temps d’engagement qui lui reste à faire ; à compter de cet instant je reconnais qu’il est libre et notre égal ; embrasse-moi, frère Pitrians.

— De grand cœur et merci, frère, s’écria Pitrians en se jetant dans ses bras, seulement je ne me tiens pas quitte envers toi, Philippe ; si je ne suis plus ton engagé, je veux toujours être ton ami.

— Je l’entends bien ainsi, frère.

Les autres flibustiers, serrèrent chaleureusement la main de Pitrians et le félicitèrent de sa bonne fortune ; les émancipations étaient rares parmi les flibustiers.

— Maintenant, retire-toi, Pitrians, reprit Philippe ; on te l’a dit : ta place n’est pas ici, et emmène avec toi le matelot du chevalier qui non plus ne saurait y demeurer.

Grammont se mordit les lèvres avec rage, mais il n’avait rien à répondre. Soudain il étendit le bras vers l’homme au manteau, et le désignant aux autres flibustiers :

— Et celui-ci, dit-il avec ironie, est-ce encore un ami du capitaine Philippe, et se croit-il en cette qualité autorisé à assister masqué à nos réunions ?

— Je suis en effet un des meilleurs et des plus vieux amis du capitaine Philippe, répondit froidement l’homme au manteau, et bientôt vous en aurez la preuve, chevalier.

— Eh bien ! donnez-la donc, cette preuve, s’écria le chevalier avec violence.

L’inconnu suivit du regard Martial et Pitrians qui sortaient de la salle ; lorsque la porte se fut refermée derrière eux, il s’avança jusqu’au milieu du cercle.

— Cette preuve, la voici, dit-il en ouvrant son manteau et quittant son chapeau.

— Monsieur d’Ogeron ! s’écrièrent les flibustiers avec une surprise joyeuse.

— Moi-même, messieurs. Êtes-vous satisfait maintenant, capitaine Grammont ?

— Oh ! monsieur, que d’excuses ! répondit-il en s’inclinant respectueusement devant ce vieillard pour lequel tous les flibustiers avaient une vénération si profonde.

— Brisons là, monsieur, répondit en souriant M. d’Ogeron, nous avons à nous occuper d’intérêts trop importants pour réveiller une sotte querelle ; à mon avis, mieux vaudrait vous donner une franche poignée de main et que tout fût fini entre vous.

Les deux hommes firent chacun un pas en arrière à cette proposition.

— Vous ne le voulez pas ? reprit-il, soit, n’en parlons plus et venons au fait ; acceptez-vous les ouvertures que j’avais chargé Pierre Legrand, notre frère, de vous faire ?

— Pierre Legrand, sans doute d’après vos recommandations expresses, monsieur, répondit Montbars au nom de l’assemblée, ne nous avait parlé que vaguement de cette affaire comme devant être tentée dans notre intérêt commun, mais nullement en votre nom.

— Et que lui avez-vous répondu ?

— Nous lui avons répondu, monsieur, que cette expédition était fort hasardeuse, que les Espagnols, mis sur leurs gardes, solidement retranchés et commandés par un brave officier, se défendraient comme des lions, que nous courions grand risque non seulement de ne pas réussir, mais encore de faire tuer en pure perte beaucoup des nôtres.

— Fort bien, messieurs ; maintenant écoutez-moi, je vous prie. Je ne vous rappellerai pas que c’est moi qui, à une autre époque, vous ai fait obtenir des lettres de marque du Portugal, même lorsque cette puissance était en paix avec l’Espagne ; je ne mentionnerai pas davantage les autres services que j’ai été assez heureux pour vous rendre, vous en avez, j’en suis convaincu, gardé bon souvenir.

— Nous ne sommes pas ingrats, monsieur, nous savons ce que nous vous devons.

— Je me bornerai donc à vous dire ceci : j’arrive de France, j’ai vu le cardinal Mazarin…

Un frémissement de curiosité agita l’assemblée. M. d’Ogeron continua :

— Son Éminence a daigné faire droit à mes respectueuses demandes ; le cardinal a compris que des hommes de votre valeur, messieurs, ne devaient pas être plus longtemps mis au ban de la société ; vous n’êtes plus des parias, vous n’êtes plus des pirates, vous n’êtes plus des corsaires, vous êtes des sujets loyaux de Sa Majesté Très-Chrétienne, dont l’existence légale est admise et reconnue par le roi : en conséquence, tout en demeurant libres comme vous l’étiez auparavant, Sa Majesté le roi Louis XIV, dans son inépuisable bienveillance pour vous, vous accorde sa protection pleine et entière avec le droit de hisser son pavillon sur vos navires ; de plus, Sa Majesté a daigné me nommer gouverneur de toutes ses possessions de l’Atlantique. Acceptez-vous ces conditions, messieurs ; me reconnaissez-vous ce titre ; êtes-vous disposés à m’obéir ?

— Vive le roi ! s’écrièrent les flibustiers avec enthousiasme. Vive notre gouverneur !

— Merci, messieurs, merci.

— Monsieur, répondit Montbars toujours froid et digne, ces bontés du roi nous comblent de joie. Le choix qu’il a fait de vous pour nous gouverner nous est une preuve des bonnes intentions de Sa Majesté. Seulement il est bien entendu, n’est-ce pas, que notre organisation intérieure demeurera toujours la même, et que personne, pas même le roi, pas même vous, monsieur, n’aura le droit de s’en mêler ?

— Sur l’honneur, je vous le jure, monsieur, répondit M. d’Ogeron.

— Soit, monsieur, nous acceptons votre parole, car nous la savons bonne ; maintenant ordonnez, nous sommes prêts à vous obéir.

— Je veux prendre la Tortue.

— Nous la prendrons, répondit-il simplement. Demain nous conviendrons des dernières mesures à arrêter.

— Pas ici, si vous le voulez bien, le Port-de-Paix est rempli d’espions ; nous nous réunirons à l’îlot de la Tête-de-Chien, demain au coucher du soleil ; de combien d’hommes avez-vous besoin ?

— Peu, pourvu qu’ils soient bons.

— Ils le sont tous.

— C’est vrai.

— Eh bien ! vous, Montbars, Vent-en-Panne et Grammont, choisissez chacun cinquante hommes résolus dans vos équipages ; Pierre Legrand en trouvera autant de son côté ; deux cents hommes suffiront.

— Alors demain et en armes au coucher du soleil à la Tête-de-Chien.

— Nous y serons, répondirent les flibustiers.

On se sépara.

M. d’Ogeron demeura seul.

— Il y a quelque chose à faire avec ces hommes, murmura-t-il, car ils ont l’instinct du grand et du beau ! réussirai-je à les dompter et à les rendre utiles à cette grande famille de l’humanité en dehors de laquelle ils s’obstinent à vivre ?

Le vieillard hocha à plusieurs reprises la tête d’un air pensif, s’enveloppa dans son manteau afin de ne pas être reconnu, et sortit à son tour de l’auberge.


  1. Voir Les Aventuriers.