Roy (p. 25-32).
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IV

L’ONCLE ET LE NEVEU

Philippe avait congédié son engagé et s’était rendu en toute hâte au Saumon couronné, inquiet malgré lui de ce rendez-vous auquel il ne comprenait rien ; il fallait que des circonstances fort graves eussent surgi pour que Pierre Legrand, au lieu de l’attendre tout simplement à leur logis commun, l’eût ainsi convoqué, dans une auberge, à une heure aussi avancée de la nuit.

La présence de son oncle, qu’il croyait à Saint-Christophe, dont il était gouverneur, fut pour lui un trait de lumière et un avis de se tenir sur ses gardes.

En effet, M. d’Ogeron était non seulement un homme d’action fort jaloux de l’honneur des aventuriers dont pendant plusieurs années il avait partagé les hasards, mais en sus séduit, malgré lui peut-être, par les charmes de cette existence toute d’émotions et d’imprévu, il s’était voué corps et âme au bonheur de ses compagnons d’armes et avait rêvé d’organiser leurs retraites précaires et de donner à la France de riches colonies en métamorphosant tous ces hardis oiseaux de proie, ces téméraires écumeurs de mers en habitants paisibles et en colons laborieux.

Ce projet, digne en tous points de cet homme d’un esprit si élevé et d’une intelligence si vaste, il en poursuivait sans relâche l’exécution par tous les moyens, sacrifiant jusqu’à sa fortune personnelle à sa réalisation.

Il avait, en un mot, repris en sous-œuvre la grande pensée de Richelieu qui ne tendait à rien moins qu’à parvenir, sinon à détruire complètement le pouvoir immense des Espagnols en Amérique, chose impossible quant au présent, mais du moins à le balancer si bien, qu’une grande partie des richesses du nouveau monde serait, au profit de la France, enlevée à l’Espagne.

Le gouvernement français avait semblé comprendre la grandeur de cette noble et patriotique idée ; trop faible pour appuyer efficacement M. d’Ogeron par des démonstrations belliqueuses, il n’avait pu que l’encourager secrètement à persévérer et lui donner carte blanche, s’engageant d’avance à ratifier tout ce qu’il lui plairait de faire.

Si précaire que fût cet appui tout moral, M. d’Ogeron s’en était contenté et s’était hardiment mis à l’œuvre.

Mais la tâche était des plus ardues : les flibustiers, habitués à la liberté la plus entière, à la licence la plus effrénée, n’étaient nullement disposés à courber la tête sous le joug que leur voulait imposer le gouverneur de Saint-Christophe ; ils prétendaient, avec une certaine apparence déraison, que la France, qui les avait rejetés de son sein comme des membres gangrenés de sa famille et les avait abandonnés à eux-même lorsqu’ils étaient faibles, n’avait pas le droit, maintenant que leur audace les avait rendus forts, de s’ingérer dans leurs affaires et de prétendre leur dicter des lois.

Tout autre que M. d’Ogeron aurait sans doute reculé devant cette tâche difficile de discipliner ces hommes indomptables ; mais cette puissante intelligence, soutenue par la conviction d’une grande et noble action à accomplir, se sentit aiguillonnée au contraire par les obstacles, imprévus pour la plupart, qui, à chaque pas, surgissaient de tous côtés à la fois pour entraver la réussite de ses projets ; et quatre années ne s’étaient pas écoulées encore depuis que M. d’Ogeron avait commencé cette œuvre gigantesque de réhabilitation morale, que déjà ses essais avaient porté leurs fruits et un changement notable commençait à se laisser voir dans les mœurs des aventuriers ; malgré eux, ils subissaient l’influence paternelle de cet homme qui s’était dévoué à leur bonheur et qu’ils étaient accoutumés à respecter comme un père.

M. d’Ogeron avait compris que, pour atteindre son but, il lui fallait non pas attaquer de front les lois et les coutumes de la société des Frères de la Côte, mais prendre hardiment au contraire l’initiative en se mettant lui-même à la tête de cette société, en régularisant ses actes et dirigeant ses entreprises.


Quelques minutes plus tard les deux dames quittèrent enfin l’église.

Les aventuriers, flattés de voir un pareil homme à leur tête, ne lui avaient opposé qu’une assez molle résistance, convaincus de l’avantage qu’ils retireraient d’une direction ferme et intelligente.

Ce résultat obtenu, M. d’Ogeron était parti pour la France ; et bien qu’à cette époque on se trouvât en pleine Fronde, et que l’autorité royale, attaquée de toutes parts, fût dans une situation précaire, il se rendit à Bouillon, où s’était retiré le cardinal Mazarin que les princes avaient contraint de s’éloigner, mais qui cependant, de ce lieu d’exil, dirigeait secrètement les affaires du roi.

Le ministre reçut l’aventurier avec distinction, l’engagea à persévérer, lui accorda gracieusement toutes ses demandes, et M. d’Ogeron, sans perdre un instant, avait quitté Bouillon et était allé à Dieppe où il s’était embarqué pour revenir à Saint-Christophe.

Mais bien des événements s’était passés en son absence, qui contraignirent le gouverneur à modifier les plans qu’il avait conçus et à ajourner pour quelque temps ses projets de réforme.

Les Espagnols avaient pris une rude initiative contre les flibustiers, les avaient battus en plusieurs rencontres, s’étaient emparés d’un grand nombre d’entre eux, qu’ils avaient pendus sans autre forme de procès, et finalement, par un hardi coup de main, avaient surpris l’île de la Tortue qu’ils avaient fortifiée aussitôt d’une façon formidable, et dans laquelle ils avaient laissé une nombreuse garnison commandée par un officier brave et expérimenté.

La perte de l’île de la Tortue portait un coup fatal à la puissance des aventuriers, en les privant d’une retraite sûre à portée de Saint-Domingue, et, par conséquent, sur le passage des galions espagnols.

De plus, c’était un échec honteux et une tache imprimée en caractères de sang sur l’honneur des flibustiers, réputés jusque-là invincibles.

Il fallait, à quelque prix que ce fût, reprendre l’île de la Tortue, ce nid d’aigle, d’où s’élançaient si sûrement les flibustiers pour fondre à l’improviste sur les colonies espagnoles.

À peine de retour dans son gouvernement, M. d’Ogeron, sans même dénoncer sa présence aux habitants de l’île, avait endossé un costume de flibustier, et monté, lui troisième, sur une chétive barque qui faisait eau de toutes parts, il avait réussi à passer inaperçu au milieu des nombreux croiseurs espagnols, et après une traversée de dix-sept jours, pendant laquelle il avait cent fois failli périr, il avait réussi à débarquer sain et sauf à Port-de-Paix. En mettant le pied sur la plage de Saint-Domingue, le gouverneur avait expédié un de ses hommes à Pierre Legrand, vieux flibustier qu’il connaissait de longue date, s’était abouché avec lui, et, après lui avoir dévoilé une partie de ses projets, il lui avait donné rendez-vous au Saumon couronné, afin de prendre les dernières mesures pour la réussite de son projet, et s’entendre avec son neveu Philippe, dont l’influence était grande parmi les flibustiers, à cause de son énergie peu commune, de son courage de lion et surtout du bonheur qui s’attachait à toutes ses entreprises.

Il avait suivi sur le visage du jeune homme l’expression d’angoisse qui s’y était montrée subitement lorsqu’il avait été fait mention de l’île de la Tortue.

Le vieillard fronça le sourcil, et, fixant un clair regard sur le jeune homme :

— Que signifie cela ? Philippe, lui demanda-t-il ; hésiterais-tu donc à attaquer les Espagnols !

— Non, mon oncle, répondit-il avec un embarras visible ; je n’hésite pas, Dieu m’en garde.

— Seulement tu refuses, fit-il en raillant.

Le jeune homme devint plus pâle, s’il est possible, à cette mordante ironie.

— Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, mon oncle, répondit-il respectueusement.

— Alors, explique-toi franchement, comme un homme, dit le gouverneur avec impatience ; qu’on sache au moins ce que tu as dans le ventre.

Bien que fort âgé, M. d’Ogeron, toujours jeune de cœur et d’intelligence, avait conservé de son ancienne vie d’aventures une irritabilité qui, à la plus légère contradiction, lui faisait monter le sang au visage et allumait en lui de terribles colères.

— Je ne demande pas mieux que de m’expliquer, mon oncle ; seulement je ne le ferai qu’à une condition.

— Laquelle ? parle.

— C’est que vous m’écouterez paisiblement et sans vous fâcher.

— Et où diable vois-tu que je me fâche, sacrebleu ! s’écria l’irascible vieillard, en frappant du poing sur la table de façon à la rompre.

— Bon ! vous voyez bien, voilà que vous commencez.

— Va au diable !

— Je ne demande pas mieux, répondit-il, en faisant un mouvement en arrière.

Mais son oncle l’arrêta prestement par les basques de son habit.

— Allons, reste ici, et causons, dit-il d’un ton aigre-doux.

— Soit ; aussi bien mieux vaut en finir tout de suite.

— C’est mon avis.

— Vous voulez prendre la Tortue ?

— Je le veux.

— Avec quoi ?

— Comment, avec quoi ?

— Dame ! vous n’avez pas la prétention de vous en emparer à vous tout seul, j’imagine.

— Parbleu !

— Alors, que comptez-vous faire ? La garnison espagnole est considérable ; l’officier qui la commande est expérimenté ; toujours il est sur ses gardes, sachant fort bien qu’un jour ou l’autre nous tenterons de le surprendre ; de plus, il a hérissé l’île de fortifications de toutes sortes.

— Je sais tout cela, après ?

— Comment après ?

— Oui, prétends-tu dire par là que l’île de la Tortue soit imprenable ?

— Je ne prétends pas dire cela, loin de là ; seulement je veux vous faire comprendre les difficultés de cette expédition, surtout en ce moment.

— Pourquoi plutôt à présent que plus tard ?

— Parce que tous nos frères les plus braves sont à la course, et qu’il ne reste presque personne ici.

— J’ai déjà fait cette observation à M. d’Ogeron, dit Pierre Legrand en secouant le foyer de sa pipe sur le coin de la table.

— Et qu’ai-je répondu à cette observation ?

— Vous avez répondu qu’on se passerait des absents.

— Et je le réponds encore, entendez-vous ? mon neveu.

— J’entends fort bien, mon oncle.

— Eh bien ! maintenant, voulez-vous que je vous donne mon avis sur tout cela, monsieur ?

— Je serais flatté de le connaître, mon oncle.

— Mon avis, le voici, monsieur : c’est que, pour des motifs que j’ignore, mais que je découvrirai, soyez tranquille, vous ne vous souciez pas que la Tortue soit attaquée.

— Oh ! mon oncle, fit-il en rougissant, pouvez-vous supposer pareille chose !

— Allons, allons, mon neveu, il n’y a point de faux-fuyants avec moi, je suis trop vieux pour qu’on m’en donne à garder, moi.

Le jeune homme fit un violent effort sur lui-même.

— Est-ce bien réellement, dit-il d’une voix brève, que vous nous proposez d’enlever l’île ?

— Certes, bien réellement.

— Alors, écoutez-moi, mon oncle.

— Je ne demande pas mieux, voilà une heure que je t’invite à parler.

— Cette affaire est trop grave, continua-t-il, pour être traitée ici, où tout le monde est libre de pénétrer ; de plus, l’hôtelier n’est pas sûr, les espions espagnols sont nombreux à Port-de-Paix, notre projet serait dévoilé à l’ennemi aussitôt que conçu.

— Bon, tout ceci est fort bien, voilà comme j’aime à t’entendre parler ; continue.

— Conservez votre incognito, mon oncle, il est au moins inutile que votre présence soit connue. Pierre et moi nous convoquerons pour après-demain nos frères, à l’îlot du Marigot, en face du Port-Margot.

— Pourquoi après-demain ? pourquoi sur l’îlot ?

— Parce que, sur l’îlot, nul ne pourra nous espionner, que nous serons chez nous et que nous causerons à notre aise.

— Bon, mais après-demain, c’est bien tard.

— Il nous faut le temps de prévenir nos amis ; de plus, nous avons besoin de renseignements positifs sur l’état de défense de la Tortue.

— C’est vrai, mais ces renseignements, qui me les fournira ?

— Moi, pardieu, je m’introduirai dans l’île, et rapportez-vous-en à moi, rien ne m’échappera.

— Nous irons tous deux, matelot, dit vivement Pierre.

— Merci, matelot, j’irai seul, cela vaudra mieux ; un homme seul se cache toujours, deux risquent de tomber dans une embuscade.

— Comme tu voudras, matelot.

— Est-ce convenu, mon oncle ?

— Oui, vive Dieu ! c’est convenu, Philippe, tu es un vrai gars ! Je suis fâché à présent de m’être emporté contre toi.

— Bah ! Oubliez cela, mon oncle, je ne m’en souviens plus moi-même.

— Voilà qui est dit : à après-demain.

— Entendu.

— Surtout ne te fais pas tuer.

— Pas si bête ! les Gavachos ne me verront pas.

— Maintenant, que faisons-nous ?

— Nous allons rentrer : il commence à être tard, et vous devez avoir besoin de repos,

— Ainsi tu m’offres l’hospitalité, Pierre ?

— Pardieu ! il ferait beau voir qu’il en fut autrement !

Pierre appela l’hôte, paya la dépense, et les trois hommes se levèrent pour se retirer.

Au moment où ils atteignaient la porte, un éclair sillonna l’obscurité et un épouvantable coup de tonnerre fit vibrer les vitres.

— Eh ! eh !… Qu’est cela ? dit M. d’Ogeron.

— L’ouragan qui commence, répondit Pierre. Voilà deux jours qu’il menace. Je plains les navires qui essayent d’atterrir par une semblable bourrasque.

— Chut ! s’écria tout à coup Philippe en leur posant la main sur le bras, et, penchant vivement la tête en avant : Avez-vous entendu ?

— Quoi donc ? firent-ils.

— Le canon !

— Comment, le canon ?… s’écrièrent-ils avec anxiété.

— Écoutez ! écoutez !…

Ils prêtèrent l’oreille : quelques secondes s’écoulèrent.

Puis un bruit faible, mais auquel un marin expérimenté ne pouvait se méprendre, se fit entendre à deux reprises différentes.

— C’est le canon ! s’écrièrent-ils.

— Un navire en perdition.

— Oui, oui, dit M. d’Ogeron en hochant tristement la tête ; il tire le canon de détresse, car la brise le drosse rondement à la côte et il se sent perdu ; mais qui peut tenter de lui venir en aide par une tourmente comme celle-ci ?

— Pardieu ! ce sera moi, à défaut d’autre ! s’écria noblement Philippe.

— Ce sera nous ! répéta Pierre en ôtant tranquillement son bel habit brodé et le pliant avec soin de crainte de le gâter.

— Mais vous êtes fous ! mes maîtres, dit M. d’Ogeron, vous serez noyés vingt fois avant seulement d’apercevoir ce navire. D’ailleurs, qui vous dit que ce soit un des nôtres ? C’est probablement un croiseur espagnol qui s’est laissé affaler.

— Tant mieux ! alors, mon oncle, dit gaiement Philippe.

— Comment, tant mieux ! Pourquoi cela ?

— Parce que nous le prendrons ! fit-il en riant.

M. d’Ogeron, confondu par cette réponse, baissa la tête en joignant les mains et haussant les épaules. Une telle témérité dépassait tout ce qu’il avait vu jusqu’alors.

— Ah ! je regrette bien Pitrians en ce moment, dit Pierre,

— Pourquoi donc cela, monsieur ? dit l’engagé en paraissant subitement.

— Ah ! te voilà, mon gars ! sois le bienvenu. Tu es donc sorcier ?

— Non ; seulement je me doutais qu’on aurait besoin de moi ici, et je suis venu.

— Tu as bien fait. Avec toi et mon matelot, je suis certain que nous réussirons.

— Qui en doute ? répondit simplement Pitrians sans même demander de quoi il s’agissait.

— Alerte ! cria Philippe : trouvons un canot.

— Ce ne sera pas difficile, dit Pierre en riant.

Et tous trois, laissant M. d’Ogeron sur le seuil de la porte de l’auberge, s’élancèrent en courant vers la plage.