Les Bigarrures/Chapitre 1

Les Bigarrures et Touches du seigneur des Accords (1572)
chez Loys Du Mesnil (p. 1-7).
PREMIER
LIVRE DES
BIGARRURES
DU SEIUR DES
ACCORDS.


DE L’INVENTION ET
utilité des lettres

CHAP. I.


E Ntre les plus belles & necessaires inventions que les hommes ayent jamais trouvé, je croy que personne ne niera que les Lettres n’obtiennent l’un des premiers lieux. Et n’estoit l’usage frequent, qui nous en oste l’admiration, nous estimerions ses effects de grands miracles ? N’est-ce pas une chose estrange, & quasi hors de la conception des hommes, De ma part y ayant bien pensé, je ne trouve rien qui que par les caracteres des lettres un homme seul a pouvoir de faire entendre ses conceptions à plus de cent mille personnes esloigneés & absentes les unes des autres ? que par icelle nous voyons representez, comme en un miroir, tous les gestes des anciens Capitaines, & doctrine des sçavans personnages ? Bref quelles nous donnent la cognoissance de tous les arts, qui font l’homme devenir vray homme. Je n’allegueray la necessité des contrats, à cause de l’imbecilité de nostre mémoire, & l’infidelité des hommes, ny tout ce qu’un homme de loisir en pourroit dechiffrer. Car c’est chose trop notoire que les Lettres d’elle mesme se loüent assez, & ne peut personne ignorer ses louanges, sinon les ignares, qui sont indignes de les sçavoir. Pour ceste rison je ne mespancheray pas plus avant sur icelles, & me contenteray de toucher ses inventeurs, afin de remercier ceux, par le moyen desquels je parleray avec toy, quiconque tu sois, qui voudras prendre la peine de lire icy dedans. Leur origne donc est attribuée par les Autheurs Etniques diversement. Les uns disent, que Memnon les trouva premièrement en Égypte ; autres accordent du lieu, mais asseurent que Mercure en fut l’autheur. Platon encor en attribuë l’invention à un nommé Thetase : autres disent qu’elles furent trouveés en Ethiopie : Plusieurs encor maintiennent que les Phœniciens furent les vrays inventeurs : tantost les Phrygiens, Syriens, & Assyriens. Esquelles diversitez il est impossible de recognoistre la verité. Il est beaucoup plus vraysemblable, selon l’opinion de Josephe, que Loth en ait esté l’inventeur, & pense qu’il faut faire doute que les premières Lettres, comme aussi le premier langage, ne fussent Hebraïques. Dequoy nous rend un tres-certain & asseuré tesmoignage la continuation de leur histoire és sacrez livres de la Bible. Et mesme les Payens se confondans de leurs propres raisons, semblent le confirmer. Cartouchant les Phœniciens, Syriens, Assyriens, ce sont nations de langages Hebraïque, qui fait presumer qu’ils ayent receu leur caractères des Hebrieux, de sorte que par leur mutuelle communication, ils ont peu apprendre d’eux la façon d’escrire ; & apres les Phœniciens l’ont appris des Égyptiens. Puis Cadmus prit l’usage des Phœniciens, & le transporta aux Grecs, avec diversité de caracteres, en apres elles sont venues aux Latins, & consecutivement aux autres nations. Ce qui confirme encor l’authorité des lettres Hebraïques, c’est une raison amenée par Postel : Sçavoir que quasi tous les caracteres des autres nations sont pris des vrayes lettres Hebraïques, que d’un nom particulier il appelle Samaritaines, Comme on peut voir aperrement qui les voudra exposer devant un miroir, n’y ayant autre difference (ou ses caracteres sont menteurs) sinon que la pluspart d’icelles lettres sont escrites de la d’extre à la gauche, & comme seulement renverseés des autres, qui s’escrivent de la gauche tirant à la d’extre. Sur ce propos il me souvient d’une dispute survenuë en Avignon, entre certains doctes personnages, & un Juif Medecin, couchant la vraye & naïve escriture, Ce Juif maintenoit que leur escriture, comme plus approchant du mouvement naturel de l’homme, estoit plus excellente que les nostres, Grecques, n’y Lastines, & prenoit sa consideration sur toutes les actions de la main, qui se font dans la concavité, quasi pour la defense du corps : Ce que l’on apperçoit en un qui mange, veut donner un proffit, frappe d’un baston, tire un coup d’espee : & que nostre façon, contre le mouvement ordinaire de l’homme, ressembloit à un revers nous favorise que l’usage. Tellement que les Hebrieux pour prenne de leur antiquité, ont l’usage, la persomption, l’authorité, & la raison, je n’obmettray ce que Josephe rapporte de deux Colonnes d’excessive grosseur, qui se trouvoient de son temps insculpees de lettres Hebraïques, que l’on tenoit generallement avoir esté avant le general Cataclisme, advenu du temps de Noé. Il faut donc conclurre que les Hebrieux sont les vrays & seuls autheurs. Et combien que la diversité des carracteres des autres nations ne seroit pas tiree des leurs, si ne donné-je pas grand’loüange à ceux qui les ont inventeés, veu qu’un homme de loisir, sans grand travail, peut composer un, voire plusieurs Alphabets à sa fantasie. Ceux qui se meslent de faire des Chiffres, dont je parleray cy apres, le mostrent evidemment de sorte que je ne me puis tenir de rire d’un certain, qui disoit vouloir rendre raison de la forme des lettres, voulant epiloguer sur ce que curieusement Matrianus Campellain Philologia a voulu tenter, apres quelques anciens, comme Terentianus, Mautus, & apres luy Ramus, & disoit que A. estoit large au dessus pource que le prononçant on eslargissoit la bouche. O, tout rond, pource que le nommant, on la mettoit quasi de ceste façon, Q, pource qu’il ressemble au cul, duquel sort de l’ordure. Il devoit dire L, apres enforme d’un nez. Je te laisse à penser combien de grimaces il luy falloit faire pour trouver le reste. Il se faut donc contenter, que telle a esté la fantasie de ceux qui premièrement ont donné nos caracteres, qu’ils les ont faits à plaisir : Mais qu’estans une fois passez par l’usage d’une nation, ils doivent servir de loy inviolable, sans qu’il soit loisible de les changer. Toute la difficulté des Lettres a consisté, selon mon advis, de reduire & asservir tous les mots du monde en si petit nombre de lettres, comme les Latins & nations de la Chrestienté, en dix sept seulement user, on se pourroit servir, sçavoir cinq voyeles, a, e, i, o, u, & douze consones, b, c, d, f, g, l, m, n, p, r, s, t. Car quand à H, ce n’est qu’une aspiration : K, se peut resoudre C, le prononçant devant E, & I, comme l’on fait devant A, O, U, à la forme du Coph des Hebrieux. De Q, tu en peu dire de mesme. Touchant X, & Z, sont plustost abbreviations de lettres que lettres : X, vaut es, Z, vaut ss. Y, qu’on nomme y Grec, porte sa marque & enseigne, & le fait cognoistre ne fervir en Latin, que pour un mot de son pays, non plus qu’en François. Il est vray que la trop grande obscurité que pourroit engendrer I, commun en l’escriture courante, a esté cause que nos praticiens François en usent à la fin de chacune diction qui se devroit finir par i, Conforme diction qui se deuroit finir par i, Conformement à ce que dessus Aristote asseure qu’il n’y avoit jamais entre les Grecs que dix sept lettres. Pline dit que seize. Mais comme c’est la beauté d’une langue, que la diversité des idiomes & caracteres, chacun s’est efforcé de l’embellir, comme Palamedes qui y adjousta trois lettres θ, φ, χ, & Appius Claudius qui trouva R, Latine, comme dit Caius Jurisconsulte. De nostre temps quelques uns se sont voulu efforcer de innover en l’escriture Françoise, l’authorité desquels est trop petite, & les raisons trop foibles pour se faire croire. Et quand cela se pourroit faire, ce que je n’accorderay jamais, si est-ce pour l’interest du public il ne se devroit souffrir, car il adviendroit que d’icy à cent ans il ne se trouveroit plus personne qui peust lire toutes nos escritures, ny protocoles des Notaires : & par une pernicieuse consequence on leur feroit accroire qu’ils auroient escrit des mots où jamais n’avoient pensé. Mais je suis hors de peine de combatre ces noveos écriturs, puis que leurs conceptions sont seulement par Ipees, comme songes de malades.

Pour mettre fin à ce chapitre, j’avoy deliberé de rapporter la diversité de plusieurs caracteres qui sont aujourd’huy en usage, mais craignant d’estre trop long, je te r’envoye au petit livret de Postel De Phœnicum literis, & à ses tables De diversis caracteribus : comme aussi tu pourras voir Olauus Gothus in historia Septentrionali. Et ce afin que tu ne sois deceu de mesme erreur que Volaterran, lequel ayant trouvé des vieilles lettres Gothiques en des ruines, estimoit que c’estoient des anciennes Toscanes, desquelles on escrivoit du temps de la mere d’Evander. Mais s’il eust veu l’Alphabet des Goths, il ne les eust pas rapportées à la loüange d’Italie, & d’iceux fit si grand’ parade, encor qu’il ne se soit gueres equivoqué. Car il est certain que les Italiens d’aujourd’huy sont race de Goths & Barbares, & leur langage n’est autre chose que la corruption Latinogottisee du langage Romain. Non point que pour cela je vueille revoquer en doute la beauté de leur langue : que pleust à Dieu qu’ils eussent les âmes belles & nettes ! Or revenant à nos moutons, je vay conclurre par ce beau vers trouvé en la Bibliothèque Septimane :

Moses primus Hebraicas exarauit literas.
Mente Phœnices sagaci condiderunt atticas,
Quas Latini scripseramus, dedit Nicostrata,
Abraham, Syras, & idem reperit Chaldaicas,
Isis arte non minore protulit Ægyptias,
Uvaphila prompsit Getarum quas vidimus ultimas.

Lesquels vers j’ay ainsi mis en François, afin que chacun les peust facilement entendre.

Moyse fut autheur des lettres Hebraïques,
Et les Pheniciens trouverent les Attiques,
Nicostrate forma la lettre Italienne,
Abraham la Chaldee, aussi la Syrienne,
Isis celle d’Egypte, & à la fin Waphile
Trouva parmy les Goths sa lettre difficile.

Je n’ay point fait mention expressement des Hieroglyphiques, pource que je les reserve en un autre lieu à part, non comme simples lettres, mais comme emblèmes & devises : encore que je sçache bien que plusieurs sçavans personnages estiment que ce soient les premieres & plus anciennes lettres.