Calmann Lévy (tome premierp. 308-318).



XXXVII


Une demi-heure après qu’on fut sorti de table, Adamas pria son maître de monter, « avec sa compagnie, en la salle des Verdures, » où une nouvelle surprise était préparée.

C’était un divertissement dans le goût de l’époque, mais tel qu’on avait pu l’exécuter à la hâte dans un petit local.

Le fond de la salle était arrangé en manière de théâtre avec de riches tapis sur quelques tréteaux, des étoffes pour cadre et des feuillages naturels pour coulisses.

Quand on eut pris place, Lucilio joua un beau morceau d’ouverture, et le page Clindor parut sur la scène, en costume de berger de fantaisie. Il chanta des couplets rustiques assez jolis, vu qu’ils étaient de la façon de maître Jovelin ; puis il se mit à garder ses moutons, de véritables agneaux enrubanés et bien lavés, qui se comportèrent assez décemment sur la scène. Fleurial, le chien du berger, joua aussi très-convenablement son rôle.

La sourdeline fit entendre une musique somnolente et douce, au son de laquelle le berger s’endormit.

Alors un vénérable vieillard s’avança, cherchant avec angoisse jusque dans les poches du dormeur et dans la laine des moutons. Il avait une si plantureuse barbe, des cheveux et des sourcils blancs tellement touffus, qu’on ne le reconnut pas d’abord ; mais, quand il eut à déclamer quelques vers de sa façon pour exprimer le sujet de sa peine, on partit d’un joyeux rire en retrouvant l’accent gascon d’Adamas.

Ce vieillard éploré courait après le Destin, qui lui avait ravi son jeune maître, l’enfant adoré de son seigneur.

Le berger, éveillé en sursaut, lui demanda ce qu’il souhaitait. Il y eut entre eux un dialogue libre, où l’on répéta bien des fois la même chose, ce qui, selon Adamas, avait l’avantage de faire saisir aux spectateurs ce qu’il lui plaisait d’appeler le nœud de la pièce.

Le berger aida le vieillard dans ses recherches, et ils allaient attaquer un petit fort placé dans les branches, au fond du théâtre et censé dans le lointain, lequel fort n’était autre que celui apporté jadis en croupe du château de Sarzay par le marquis, lorsqu’un épouvantable géant, habillé d’une manière fantastique, s’opposa à leur dessein.

Ce géant, représenté par Aristandre, s’exprima d’abord dans une langue inconnue. Comme il s’était déclaré incapable de retenir trois paroles apprises, Lucilio, qui avait bien voulu aider Adamas dans la mise en scène de sa composition, avait autorisé le carrosseux, en sa qualité de géant, à articuler, au hasard, des syllabes sans suite et dépourvues de sens ; il suffisait qu’il eût l’air terrible et la voix formidable.

Aristandre se conforma fort bien à cette prescription, mais, comme Adamas l’insultait et le provoquait de la façon la plus vive, le traitant d’ogre, d’enchanteur et de monstre, le bon géant, voulant ne pas rester court, laissa échapper, en franc Berrichon, des jurements si épouvantables que l’on dut se hâter de le tuer pour l’empêcher de scandaliser l’assistance.

Cette scène déplut à Fleurial, qui n’était pas brave, et qui sauta par-dessus la rampe de bougies pour venir se réfugier dans les jambes de son maître.

Quand ce monstre de carrosseux fut étendu de son long sous la vaillante épée de bois d’Adamas, le petit fort s’écroula comme par enchantement, et l’on vit apparaître à sa place une sibylle.

C’était la Morisque, à qui l’on avait confié de belles étoffes d’Orient, et qui s’en était arrangée avec beaucoup de goût et de poésie.

Elle était fort belle ainsi et fut saluée de grands applaudissements.

Pauvre Morisque ! élevée dans l’esclavage et brisée dans la persécution, heureuse ensuite d’un toit de paille et du plus humble travail sous la protection d’un pauvre prêtre, c’était la première fois de sa vie qu’elle se voyait richement vêtue, accueillie avec affection par des gens riches, et applaudie pour sa grâce et sa beauté, sans arrière-pensée outrageante.

Elle ne comprit pas d’abord ; elle eut peur, elle voulut s’enfuir. Mais Adamas se servit à propos des cinq ou six mots d’espagnol qu’il savait, pour la rassurer tout bas et lui faire comprendre qu’elle plaisait.

Mercédès chercha des yeux la personne qui l’intéressait le plus dans l’auditoire, et vit près d’elle dans la coulisse, le directeur Lucilio qui l’applaudissait aussi.

Une flamme jaillit de ses yeux noirs ; puis, effrayée de cet éclair de bonheur, dont elle ne se rendait pas compte, elle abaissa ses longues paupières, qui dessinèrent leurs ombres veloutées sur ses joues brûlantes. Elle parut encore plus belle sans que l’on sût pourquoi, et on l’applaudit de nouveau.

Quand elle eut repris courage, elle chanta en arabe ; après quoi, elle fit, aux questions du vieillard Adamas, des réponses dont il eut l’air de ne se point payer.

Après un débat en pantomime accompagnée de musique, elle lui promit l’enfant qu’il cherchait, à la condition qu’il subirait encore l’épreuve de combattre une affreuse tarasque de papier doré, qui arriva sur le théâtre en rampant et en vomissant des flammes.

L’intrépide Adamas, résolu à tout pour ramener au bercail l’enfant de son maître, s’élança au-devant du dragon, et il allait le percer de son glaive invincible, lorsque la tarasque se déchira comme un vieux gant, et le beau Mario sortit de ses flancs, habillé en Cupidon, c’est-à-dire en satin rose et or brodé de fleurs, la tête couronnée de roses et de plumes, l’arc en main et le carquois sur l’épaule.

La transformation d’un enfant en Cupidon dans le ventre d’un dragon ne nous est pas facile à saisir, dans le scenario manuscrit d’Adamas ; mais il paraît qu’elle fut acceptée comme fort agréable, car cette apparition eut le plus grand succès.

Mario récita un compliment à la louange de son oncle et de ses amis, et la sybille lui prédit les plus hautes destinées. Elle fit sortir du buisson diverses merveilles, une corne d’abondance pleine de fleurs et de bonbons que l’enfant jeta aux spectateurs, puis le portrait du marquis que l’enfant baisa pieusement, puis enfin deux écussons coloriés en transparent, l’un aux armes des Bouron du Noyer, l’autre à celles de Bois-Doré, accolés sous une couronne d’où jaillit un petit feu d’artifice en forme de soleil rayonnant.

Disons, en passant, un mot de ces armoiries du marquis. Elles étaient fort curieuses, vu qu’elles avaient été inventées par Henri IV en personne.

En style de blason, on les décrivait ainsi : « De gueules, au dextrochère d’or, mouvant d’une nuée, tenant une épée la pointe en l’air ; accompagnée, en chef, de trois gelines diadémées d’argent ; » c’est-à-dire « un écusson fond rouge, au milieu duquel un bras droit, sortant d’une nuée d’or, tenait une épée la pointe en l’air, dirigée vers trois poules couronnées d’argent, placées au-dessus. »

Autour de l’écusson, on lisait cette devise : Tous sont tels devant moi !

Si l’on se rappelle comment notre bon Sylvain fut fait marquis, on comprendra aisément cet emblème qu’on eût pu regarder comme dérisoire, sans le correctif de la devise, que l’on pourrait traduire ainsi : « Devant ce bras, il n’est point d’ennemi qui ne montre un cœur de poule. »

Le divertissement fut applaudi avec acclamation.

Le marquis pleura d’aise de voir la gentillesse de son fils et le zèle d’Adamas.

On mangea des friandises, on se disputa les caresses de Mario, et l’on se sépara à onze heures, ce qui était fort tard dans les habitudes campagnardes de ce temps-là.

Le lendemain, il y eut chasse à l’oiseau. Lauriane voulut absolument que Mario fût de la partie ; elle lui prêta son cheval blanc, qui était doux et sage, et monta bravement Rosidor. Le marquis ne manquait pas de palefrois de rechange.

La chasse fut anodine, comme il convenait aux personnages qui en étaient les héros.

Mario y prit tant de plaisir que Lucilio craignait que ce ne fût trop d’enivrement subit pour cette jeune tête, et qu’on ne le rendit malade ou insensé. Mais l’enfant montra qu’il avait une excellente organisation : il s’amusait vivement de toutes ces choses nouvelles, et cependant il ne s’en grisait pas trop ; au moindre appel à sa raison, il reprenait ses esprits et obéissait avec une douceur d’ange. Ses nerfs ne furent point surexcités, et il entra dans le bonheur comme dans un paradis d’amour et de liberté dont il se sentait digne.

Le souper de ce second jour de fête rassembla encore à Briantes d’autres amis ; le lendemain, ce fut la fête offerte aux vassaux, un repas pantagruélique et des danses sous les vieux noyers de l’enclos.

On organisa même, sous la direction de Guillaume d’Ars, un tir à l’arquebuse.

Mario proposa aux gamins du bourg un concours à la course et à la fronde, et obtint la permission de reprendre, pour cette lutte, ses habits montagnards, où il se sentait beaucoup plus à l’aise.

Il montra une agilité et une adresse qui remplirent ses concurrents d’admiration. Aucun ne put songer un instant à lui disputer le prix ; aussi se retira-t-il modestement du concours, afin de donner équitablement le prix aux autres.

Une cérémonie à la fois ingénue et prétentieuse, assez touchante au fond, termina les fêtes.

Au centre du labyrinthe du jardin, s’élevait une petite fabrique couverte en paille et simulant une chaumière.

Le marquis appelait cette fabrique le palais d’Astrée.

On y porta les pauvres habits grossiers et rapiécés que Mario avait sur le corps lorsqu’il fit sa première entrée dans le manoir de ses pères. On en composa une sorte de trophée rustique avec l’humble guitare qui lui avait servi de gagne-pain en voyage, et l’on suspendit le tout dans l’intérieur de la cabane, avec des guirlandes de feuillage et un cartel où on lisait, sous la date de ce mémorable jour, ces simples paroles, choisies et calligraphiées par Lucilio : Souviens-toi d’avoir été pauvre.

En même temps on présenta à Mario une grande corbeille contenant douze habillements neufs qu’il eut le plaisir de distribuer à douze pauvres groupés sur le petit perron de la chaumière.

Enfin le marquis commanda, pour être placé dans la chapelle de l’église paroissiale, un petit mausolée en marbre, dédié à la mémoire du bon et saint abbé Anjorrant. Lucilio en présenta le plan et en composa l’inscription.

On se sépara des conviés, et le calme se fit au manoir de Briantes.

Le marquis se mit alors à songer sérieusement à l’éducation de son fils. Mais, s’il eût été livré à lui-même, au milieu des préoccupations d’habillement qui prenaient tant de place dans sa vie, son héritier eût fort bien pu oublier ce que l’abbé Anjorrant lui avait appris, pour n’acquérir que des notions ès-sciences de tailleur, de bottier, d’armurier et de tapissier. Heureusement Lucilio était là, et il sut arracher chaque jour quelques heures à ces frivoles influences.

Lui aussi, ce tendre cœur, il se mit à chérir ardemment l’enfant de son ami, et non-seulement à cause de l’ami, mais aussi à cause de l’enfant lui-même, qui, par sa tendre docilité et la clarté de son intelligence, rendait attrayante la tâche, d’ordinaire si fâcheuse et si maussade, de l’instituteur.

Cette tâche de Lucilio n’était cependant pas facile. Il sentait qu’il avait charge d’âme, et précisément celle d’une âme infiniment précieuse et pure. Il voulait, avant tout, faire à cette jeune conscience une forteresse de croyances et de convictions contre les orages de l’avenir. On vivait dans un temps si troublé !

Certes on ne manquait ni de lumières acquises ni d’excellentes notions de progrès. C’était l’époque des nouveautés, disait-on : nouveautés détestables selon les uns, providentielles selon les autres. La discussion était partout et chez tous, et alors comme aujourd’hui, comme hier, comme toujours, le vulgaire des intelligences croyait tenir des vérités infaillibles.

Mais le monde de l’intelligence avait perdu son unité. Les esprits calmes et désintéressés cherchaient désormais la justice, tantôt dans un camp, tantôt dans l’autre ; et, comme dans les deux camps il y avait souvent intolérance, erreur et cruauté, le scepticisme trouvait bien son compte à se croiser les bras et à décréter l’aveuglement et la faiblesse incurables du genre humain.

On était alors au lendemain des luttes sanglantes entre les gomaristes et les arminiens, Arminius n’était plus ; mais Barnevelt venait de monter sur l’échafaud. Hugo Grotius avait été condamné à la prison perpétuelle, où il rêvait à son bel ouvrage, sa fameuse Théorie du droit des gens. La Réforme était profondément divisée sur la question de la prédestination. Le calvinisme, avec son effroyable doctrine fataliste, était condamné dans la conscience des hommes justes. Les luthériens de France, imitant le retour de Mélanchthon à la vérité, et abandonnant les funestes maximes de Luther sur le self-arbitre, défendaient maintenant la justice divine et la liberté humaine.

Mais en tout temps les hommes justes sont clairsemés. Le peuple calviniste et ses ardents ministres protestaient dans une grande partie de la France, contre ce qu’ils appelaient un retour à l’hérésie de Rome.

Ce qui se passait dans nos provinces du Midi, les fougueuses assemblées s’acharnant à une résistance devenue antifrançaise, l’esprit républicain mal entendu, secondant par entêtement et par ignorance, les funestes projets de la politique austro-espagnole, qui voulait la guerre civile en France ; la résistance glorieuse, mais fâcheuse, de Montauban ; tant de sang versé, tant d’héroïsme dépensé pour éterniser la lutte où Rome et l’Autriche trouvaient leur compte, prouvaient bien que la lumière était derrière un nuage, et qu’aucune conscience généreuse ne pouvait se dire : « J’irai dans cette Église, j’irai dans cette armée, et j’y trouverai pure la meilleure vérité sociale de mon temps. »

Il fallait donc ne pas trop se préoccuper des faits, et, quand on était instruit et intelligent, croire à une vérité quand même, au-dessus de toutes celles qui se prêchaient par le monde, puisque le glaive, la corde, le bûcher, le meurtre, le viol et le pillage étaient les moyens de conversion des partis vis-à-vis les uns des autres.

Lucilio Giovellino réfléchit à toutes ces choses et résolut d’aller selon l’Évangile, commenté par son propre cœur ; car il voyait trop bien que ce divin livre, entre les mains de certains catholiques et de certains protestants, pouvaient devenir et devenait chaque jour un code de fatalisme, une doctrine d’abrutissement et de fureur.

Il se mit donc à enseigner à Mario la philosophie, l’histoire, les langues et les sciences naturelles tout ensemble, tâchant de faire ressortir de toutes choses la logique et la bonté de Dieu. Sa méthode fut claire et ses explications concises.

Jadis éloquent, le pauvre Lucilio avait eu d’abord bien du dégoût pour la parole écrite, et même encore parfois il souffrait d’être obligé de resserrer en peu de mots sa pensée ; mais à quelque chose malheur est toujours bon pour les esprits d’élite. Il lui arriva que la paresse d’écrire longtemps et l’impatience de se révéler le forcèrent et l’habituèrent à se résumer avec une clarté et une énergie transcendantes, et que l’enfant fut nourri des choses, sans détails inutiles et sans redites fatigantes.

Les leçons furent d’une étonnante brièveté, et portèrent avec elles dans ce jeune esprit la certitude, si rare en ce temps-là, et pour cause.

De son côté, Bois-Doré, tout en occupant son fils de puérilités et de fadaises, le conserva pur et bon, grâce à cette mystérieuse insufflation qui d’une bonne nature se communique à une autre, sans y songer et sans le savoir.

Tous les enfants sont portés à réagir contre l’enseignement trop formulé ; ils suivent plus volontiers un instinct qui les mène, sans savoir lui-même où il va.

Lorsque, au milieu de ses futiles préoccupations, le marquis était dérangé pour service à rendre ou secours à donner, il n’en témoignait jamais ni dépit ni lassitude. Il se levait, écoutait, questionnait, consolait et agissait.

Naturellement flâneur et débonnaire, il ne s’ennuyait d’aucune plainte et ne s’impatientait contre aucun bavardage de pauvre commère. Ainsi, tout en ayant l’air de consacrer sa vie à des riens, il ne passait guère de moments dans cette vie facile et bénévole sans qu’il fît du plaisir ou du bien à quelqu’un.

Aussi sa journée, toujours commencée avec de beaux projets de travail pour son fils (il appelait travail le soin de la toilette et l’enseignement des belles manières), se passait à ne se décider sur rien, à ne rien entreprendre, et à laisser toutes choses aux sages conclusions d’Adamas et aux aimables caprices de l’enfant.