Les Bastonnais/04/12

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 246-250).

XII
dans la fournaise.

Après trois jours de bons soins, Pauline avait repris assez de forces pour pouvoir quitter son lit et s’asseoir dans un fauteuil. Elle déclara à son père et au médecin de la famille qu’elle se sentait assez forte pour entreprendre le voyage dès le lendemain matin. Toutefois, elle y mit une condition : elle voulait voir Roderick Hardinge sans délai. Le jeune officier avait toujours été très fidèle dans ses attentions à son égard. Matin et soir, il allait prendre de ses nouvelles ; mais depuis dix ou douze jours, aucun étranger, pas même lui, n’avait été admis à sa chambre.

Quand Pauline fit connaître son désir, le docteur secoua la tête. M. Belmont, néanmoins, donna aussitôt sa permission.

— Vous le verrez, ma chérie. Je vais l’envoyer chercher immédiatement.

Hardinge était de service sur les remparts, mais il obtint une permission sans délai et il s’empressa de répondre à l’appel qui lui était fait. Pourquoi son cœur battait-il si vite pendant qu’il parcourait les rues en toute hâte ? Pourquoi sa main tremblait-elle lorsqu’il leva le marteau de la porte ? L’instinct de Roderick était fidèle comme celui de toutes les personnes à l’esprit droit et simple. Une ombre planait sur lui depuis plusieurs semaines et il la sentait maintenant s’étendre et s’épaissir jusqu’à produire les ténèbres dans son esprit. En dépit de lui-même, il avait au fond de l’âme un pressentiment sinistre. Tandis que la perspective de sa carrière militaire devenait de plus en plus brillante et que son succès était de jour en jour plus assuré, ce pressentiment lui disait que son sort personnel déclinait, et que les plus chères espérances de son cœur allaient s’abîmer dans le gouffre du désappointement. Il ne pouvait exprimer ce qu’il ressentait. Extérieurement, Pauline était toujours la même envers lui, et pourtant un changement s’était produit en elle. Son amour s’était-il refroidi ? Avait-il changé d’objet ? Avait-il, lui même, fait quelque chose qui pût produire ce changement ? Ses sentiments politiques avaient-ils donc altéré en quelque manière sa conduite à l’égard de la jeune fille ? Avait-il suffisamment pris en considération la position anormale où elle se trouvait placée par l’attitude de son père durant la guerre ? Ou bien, les causes de ce changement étaient-elles plus profondes que tout cela ?… Et son esprit revenait à Cary, à Zulma, à mille petits incidents des semaines écoulées, incidents que son imagination surexcitée grossissait jusqu’à en faire des causes déterminantes du changement soupçonné.

Toutes ces pensées et bien d’autres encore avaient traversé son cerveau, avant qu’il n’eût atteint la maison de M. Belmont. Mais en montant l’escalier qui le conduisait en présence de Pauline, un grand espoir s’éleva dans son cœur et surmonta toutes ses appréhensions, de sorte qu’au moment d’entrer dans la chambre, il était à peu près dans le même état d’esprit que lors de ses visites ordinaires. Bienheureuse intervention de la Providence, qui accorde un dernier moment de bonheur avant que frappe le coup du destin !

Inutile de décrire cette pénible entrevue. La dissection du cœur n’a aucun résultat utile quand on n’en peut tirer la moindre consolation. Pauline eut la force de la supporter jusqu’au bout. Elle fut tendre aussi, et naturelle ; en un mot, elle fut elle-même jusqu’à la fin. Après avoir rappelé plusieurs incidents des anciens jours, n’omettant rien de ce qu’elle croyait devoir intéresser Roderick, elle en vint enfin à l’objet de leur entrevue.

— Savez-vous, Roddy, pourquoi je vous ai fait prier de venir ?

Il répondit qu’il avait appris son projet de départ, et que, tout en en regrettant profondément la cause, il ne pouvait que se réjouir de tout ce qui se faisait pour le recouvrement d’une santé qui lui était plus chère que la sienne propre.

Ces paroles allèrent droit au cœur de Pauline et le percèrent comme un poignard. La tête lui tourna et elle retomba sur le dossier de son fauteuil, dominée par l’émotion.

Quand elle eut surmonté ce moment de faiblesse, elle tendit la main au jeune homme en murmurant :

— Oui, Roddy, je vous ai fait appeler pour vous dire adieu, je m’en vais et nous ne nous reverrons plus jamais.

— Pauline !

— Je vais mourir. J’aurais aimé à fermer les yeux dans cette vieille maison paternelle ; pour l’amour de mon père, je veux bien partir et tenter de me reprendre à vivre ; mais, c’est inutile : je vais mourir.

— Chère Pauline, ne parlez pas ainsi. Votre cas n’est pas le moins du monde désespéré. Un changement d’air et de milieu vous ranimera. Tous deux, nous verrons encore de meilleurs jours, croyez-moi.

— Vous, peut-être, Roddy, et ce sera l’objet de ma dernière prière ; mais non pas moi. Hélas ! pas moi !

Tout en retenant entre ses mains la main blanche et amaigrie de la malade, Hardinge se jeta à ses pieds en pleurant et la suppliant de retirer ces paroles de désolation.

Pauline se mit sur son séant et d’une voix qui tremblait étrangement, elle s’écria :

— Levez-vous, Roderick Hardinge. Ne vous agenouillez pas devant moi. Ce serait à moi de me prosterner devant vous. Je vous ai fait demander pour vous dire adieu ; mais ce n’est pas tout. Je n’ai pas voulu partir sans vous demander pardon.

— Me demander pardon, Pauline ? Mais, c’est du délire !

— Oui, vous demander pardon : Je vous ai été infidèle.

À ces mots, la pauvre jeune fille se laissa complètement abattre. Elle détourna la tête et éclata en sanglots.

Roderick se leva, la tête en feu. Avait-il bien entendu, ou bien était-il dans le délire ? Il fut bientôt rappelé à la réalité par une douce voix qui le priait de s’asseoir et de tout entendre.

— Ça été plus fort que moi. Roddy. Tout cela s’est fait sans que j’en eusse conscience. Si j’avais su ce que je sais maintenant, cela ne serait pas arrivé. Ce n’est pas moi qui ai amené le concours des circonstances. Vous et moi avons tout fait pour le mieux ; mais la fatalité est venue.

Ce fut pour moi une terrible révélation. C’est un coup funeste porté à ma santé et à ma vie. Mais c’est ma faute tout de même. Votre conduite, du commencement à la fin, a été noble et vous n’avez pas mérité d’être ainsi traité. Je le répète : c’est entièrement ma faute. Je consens volontiers à l’expier. Je suis heureuse de mourir. Ma mort finira toutes ces angoisses. Adieu, Roddy. Un baiser d’adieu et votre pardon.

Tout étrange que cela puisse paraître, pendant ce discours qui résonnait comme la musique d’une harpe brisée, Roderick demeura parfaitement calme et froid. Il comprenait tout, maintenant, avec la perception la plus subtile. Le nuage obscur se dissipait et la lumière l’inondait. Cette lumière venait du ciel, car elle échauffait son âme et l’exaltait jusqu’à l’héroïsme.

— Pauline, dit-il du ton le plus doux, le spasme est passé, et je puis vous parler comme autrefois. Je serai court, car je vois que l’effort que vous avez fait a épuisé vos forces. Vous avez été injuste envers vous-même et envers moi. Mon pardon, chère amie ? Vous n’avez pas à le demander. Vous ne m’avez fait aucun tort. Je n’avais aucun droit sur vous. Nous nous sommes connus pendant plusieurs années et nous nous sommes aimés ?

— Ah ! Roddy, ah ! beaucoup aimés ! Ces douces paroles murmurées à voix basse furent pour le jeune homme comme le murmure des eaux coulant sur les petits cailloux du ruisseau.

— Oui, beaucoup aimés Pauline. Mais l’amour ne nous appartient pas. Une volonté bien supérieure à la nôtre en dispose. Nous avions espéré que notre liaison se terminerait autrement — du moins, tel était mon espoir.

— Et le mien, Roddy.

— Mais puisque cela ne doit pas être, nous devons nous incliner devant la Puissance souveraine. L’homme n’est pas l’arbitre de sa destinée. Fausse envers moi, vous, Pauline ! Jamais cœur plus sincère que le vôtre n’a respiré l’air du ciel. Vous ne pourriez être fausse envers personne. Oh ! chère amie, retirez toutes ces expressions amères. Souvenez-vous de moi ; rappelez-vous votre vieil ami. Puisse la bénédiction divine vous accompagner. Allez dans une atmosphère plus libre, au milieu de scènes plus gaies, recouvrer votre santé et cette beauté que j’ai adorée. Adieu, Pauline, Adieu.

Elle ne l’entendit pas. Accablée par l’émotion et la fatigue, la pauvre enfant s’était laissée aller dans les régions du bienfaisant oubli. Il imprima sur son front un dernier baiser et sortit de la chambre. À la porte, il rencontra M. Belmont, dont il serra silencieusement la main. Il sortit alors et rentra dans le monde, homme nouveau et comme purifié par le feu.

Le lendemain matin, sur un talus élevé, de niveau avec la muraille d’enceinte et dominant la porte, Roderick Hardinge appuyé sur son sabre attendait l’arrivée de la voiture. Il ne voulait pas raviver le chagrin de Pauline, mais il n’avait pu résister au désir de la revoir une dernière fois. Bientôt le triste cortège de la malade s’arrêta au corps de garde pour les formalités exigées. Les amis qui avaient tenu à accompagner les voyageurs aussi loin que possible firent alors leurs adieux et la voiture s’engouffrant sous la grande voûte de la porte, tourna dans la vallée, laissant en arrière la vieille ville. Le bruit lugubre de la porte qui se refermait et des lourdes chaînes qui se tendaient de nouveau eut un écho sinistre dans le cœur de celle qui partait et de celui qui restait. Le beau passé s’évanouissait et quel avenir le remplacerait ? Un instant après, à un angle de la route, Pauline tourna la tête sur son coussin et sa vue tomba sur Roderick. La vision fut brève, mais la pauvre jeune fille eut néanmoins le temps de se soulever sur son coude et d’agiter faiblement son mouchoir blanc. Roderick vit ce signe d’adieu, et oubliant tout, dans l’enthousiasme du mo­ment, il s’élança sur le bord du parapet. Il se serait précipité en face de mille bayonnettes mena­çantes et se serait frayé un chemin à travers les rangs serrés des ennemis ; mais, hélas ! en regardant de nouveau, il vit que la voiture avait définitivement disparu dans les chemins sinueux de la vallée.

Trop tard, trop tard ! s’écria-t-il. Partie ! Elle est partie pour ne jamais revenir. Adieu à tous mes rêves de bonheur, à toutes mes espérances, à toutes mes aspirations. Il ne me reste qu’une consolation. J’avais sa vie entre mes mains ; en agissant comme je l’ai fait, je l’ai sauvée. Cette réflexion me soutiendra dans ma douleur.

Il se redressa alors, raffermi par la pensée de son dévouement et se dirigea d’un pas ferme vers le lieu où l’appelait le devoir.