Les Bastonnais/04/09

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 235-238).

IX
flux et reflux.

Les inquiétudes de Zulma n’étaient pas moindres que celles de Pauline. Elles devenaient de jour en jour plus poignantes, et l’impatience la tourmentait tant, qu’elle était sur le point d’en devenir malade. Elle savait que la maladie de Cary, de sa nature, devait être longue et que la convalescence durerait nécessairement plusieurs semaines. Elle ne pouvait recevoir de ses nouvelles que de loin en loin et jamais avec l’abondance de détails que son affection lui faisait désirer. Pour se distraire un peu, elle eut recours à beaucoup d’expédients, mais l’insuccès de chacun de ces efforts ne fit que rendre son désappointement plus amer. Sa plus grande tentative fut d’obtenir d’entrer dans la ville pour aider Pauline à soigner l’invalide. Elle appréciait très bien toute la délicatesse de cette démarche ; mais après avoir obtenu le consentement cordial de son père, elle la fit avec toute l’énergie de son tempérament. Elle s’adressa, pour obtenir la permission nécessaire, à son frère Eugène qui, ayant fait son devoir comme soldat, était censé avoir droit à quelque considération de la part des autorités. Eugène n’obtint qu’un refus péremptoire. Zulma recourut alors aux bons offices de Roderick Hardinge, qui entra dans ses vues avec le plus grand empressement. « Elle ferait une charmante prisonnière, » se dit-il gaiement.

Mais Hardinge échoua et il en fut de même de Bouchette que son ami M. Belmont avait intéressé à cette affaire. Tout cela causa dans ce petit cercle d’amis une certaine agitation qui rompit heureusement la monotonie du siège pour le moment. Cary Singleton en fut fort amusé et profondément touché. Mais quand on acquit enfin la certitude que le Gouverneur, habituellement si bienveillant, était, chose étrange, inexorable dans le cas actuel, Pauline et ses amis abandonnèrent tout espoir de voir Zulma au milieu d’eux. Toutefois, celle-ci ne se découragea pas si facilement. Ces rebuffades ne firent qu’enflammer son désir et bien que le temps passât rapidement, elle n’abandonna pas son projet. Très sérieusement, elle demanda à Batoche s’il ne pourrait pas la faire passer en contrebande à l’intérieur de la ville. La proposition sourit d’abord au vieillard et lui fit briller les yeux ; mais, après y avoir pensé, il la repoussa en riant.

« Le difficile ce serait pas tant de vous faire pénétrer dans la ville, que de savoir que faire de vous, une fois entrée, dit-il de son air malin. Les femmes sont des objets difficiles à manier, dans un camp de soldats. Aucun déguisement ne peut les cacher aux regards indiscrets. »

En dernier ressort, Zulma résolut d’en appeler directement à Mgr Briand, auquel Carleton ne pourrait certainement rien refuser. Il y avait, à cette mesure, de nombreuses et patentes objections, mais la jeune fille au caractère impétueux les surmonta toutes, et, après avoir écrit une lettre splendide de forme autant que de diplomatie, elle avait pris des mesures pour la faire remettre au prélat en toute sécurité. Un événement imprévu lui épargna les conséquences de cette aimable audace :

Comme nous l’avons dit, le temps avait passé vite depuis les terribles événements de la veille du jour de l’an. Janvier avait fait place à février, et mars était arrivé avec la promesse d’un printemps exceptionnellement hâtif. Aucun événement militaire de quelqu’importance n’était survenu ; du moins, aucun qui eût quelque rapport avec notre récit, et à part les circonstances relatives à la longue maladie de Cary, il ne s’était rien produit de nature à nous attarder sur ces rudes mois de l’hiver.

Singleton était assez bien rétabli pour pouvoir se promener un peu, mais il restait très faible, n’ayant pas l’occasion de prendre le libre exercice si nécessaire à son rétablissement complet. Sa présence dans la maison de M. Belmont devenait quelque peu singulière. Le régime de la prison lui était interdit par le médecin compatissant, tandis qu’au point de vue militaire, il était évidemment impossible de lui permettre de circuler librement dans les rues de Québec. Fort heureusement, ce difficile problème fut résolu par un échange partiel de prisonniers qui eut lieu vers la mi-mars et dans lequel, par un privilège spécial, Cary fut compris.

Le moment de sa séparation d’avec Pauline fut très cruel. Le jeune homme ne pouvait s’expliquer à lui-même l’intensité du regret que lui causait cette séparation. Ce regret prenait sa source dans quelque chose tout à fait différent et bien au-dessus de sa gratitude pour les bons soins qu’elle lui avait donnés, du sentiment de reconnaissance qu’il lui devait pour lui avoir sauvé la vie, dette qu’il reconnaissait ne pouvoir jamais acquitter. Dans ces longs après-midis, au milieu de la demi-obscurité entretenue par les rideaux dans la chambre du malade, pendant ces nuits bien plus longues encore, passées sans sommeil dans le silence, et sans autres communications avec la jeune fille que par les yeux ; dans ces fréquentes conversations composées pour la plu­part de lieux communs, mais relevées parfois par d’impétueuses révélations du cœur ; dans ces visions brèves, mais assez fréquentes de la beauté de Pauline, produites par quelque mouvement gracieux et soudain de son corps, ou lorsqu’elle lui apparaissait sous quelque favorable effet de lumière ; dans ces éclairs intuitifs de son vrai caractère rendu double­ment attrayant par son élément de tristesse constante, et le soupçon de son abnégation, Cary avait inconsciemment enroulé une chaîne autour de son cœur, chaîne dont il n’avait pu comprendre la puissance de résistance avant qu’il ne lui fallût la rompre.

L’attitude de Pauline n’était pas faite non plus pour le réconforter. Lorsqu’il lui annonça son départ final, elle l’écouta avec calme, mais ce calme n’était que l’effet de la fatigue mentale et physique. Il n’y avait dans sa parole et ses manières aucun effort énergique destiné à contrôler le moral ; elle semblait n’éprouver qu’une résignation passive. Quand il lui tendit la main et qu’elle ressentit le chaud baiser qu’il y imprima, elle fut vraiment digne de pitié, ce qui ajouta à l’amertume du chagrin de Cary.

Le dernier adieu avait été dit et tous deux se tenaient sur le perron au pied duquel une carriole attendait pour transporter le prisonnier libéré au milieu de ses amis. Cary se tourna une dernière fois pour lire dans les yeux de Pauline. Soudain, il s’arrêta mû par une pensée subite et retournant d’une marche ou deux il dit :

«  Pauline, — Permettez-moi de vous appeler par ce nom pour la première fois peut-être, — Pauline, promettez-moi une chose : Prenez soin de votre santé. Je crains bien qu’après mon départ vous ne me remplaciez sur ce lit de douleurs, épuisée par vos veilles de plusieurs semaines. »

Deux taches livides brûlaient les joues de Pauline, et son regard était vitreux. Elle était obligée de s’appuyer sur le cadre de la porte pour ne pas tomber ; néanmoins, elle rassembla assez de forces pour répondre qu’elle ne se sentait pas malade et qu’elle espérait que tout tournerait pour le mieux. C’était une maigre consolation. Cary dut néanmoins s’en contenter, et il s’éloigna dans la voiture, le cœur bien lourd.

À peine arrivé au camp américain, il rencontra Batoche. Il va sans dire que cette rencontre fut des plus cordiales, et tous deux firent le projet d’une visite à la Pointe aux Trembles pour ce même soir. Zulma ayant appris les négociations engagées pour l’échange des prisonniers, l’arrivée de Cary n’était pas inattendue, et il y eut ce soir-là au manoir Sarpy de grandes réjouissances, comme pour quelqu’un qui était perdu et que l’on retrouvait, qui était mort et qui ressuscitait.