Les Bastonnais/04/07

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 229-231).

VII
le sort de donald.

Avant de prendre congé de Batoche, M. Belmont l’avertit solennellement de tous les dangers qu’il courait, lui rappelant qu’il est souvent plus difficile de sortir d’une expédition comme celle qu’il avait entreprise cette nuit que de passer heureusement à travers les difficultés du début. Batoche n’était pas du tout indifférent aux dangers qu’il bravait ; aussi, après avoir remercié son hôte, promit-il d’exercer la plus grande prudence. M. Belmont attira particulièrement son attention sur une patrouille commandée par le vieux serviteur de Roderick, Donald, homme déterminé, animé des sentiments les plus implacables contre tous ceux qu’il soupçonnait de déloyauté envers le roi.

— Je sais qu’il a contre vous une rancune toute particulière, à cause de vos incursions nocturnes, et s’il vous surprend, il vous traitera sans pitié.

La nuit était sombre comme la mort, sans une seule étoile au firmament, sans la plus petite lampe dans les rues. En quittant la maison, Batoche se dirigea hardiment dans un étroit sentier qui conduisait aux remparts, du côté de la rivière St-Charles, puis ralentit le pas, se glissant le long des murailles des maisons. Ce sentier débouchait sur un petit jardin que le vieux chasseur se vit obligé de longer sur toute la longueur. Il n’entendit rien, ne vit rien ; seulement, il lui sembla que les arbres dépouillés de leurs feuilles le regardaient et semblaient l’avertir de l’approche d’un danger. Batoche disait souvent qu’il comprenait le langage des arbres et, ce soir-là, leur aspect troublait certainement plus que d’habitude son âme ordinairement imperturbable ; cela lui fit presser le pas. Quand il eût atteint environ le tiers de la longueur du jardin, il sentit distinctement qu’il était suivi. Il se retourna et vit une figure sombre à une certaine distance derrière lui. Il comprit instinctivement le danger qu’il courait. Il s’arrêta ; celui qui l’épiait s’arrêta. Il avança ; l’autre avança. Il traversa la rue obliquement ; l’autre la traversa de même. Il revint ; l’autre revint. Il aurait pu s’élancer sur celui qui le poursuivait, mais cela aurait probablement occasionné des cris et d’autres bruits, ce qu’il fallait naturellement éviter. Il eut recours à la fuite. Léger comme un cerf, il vola le long de la clôture du jardin, tourna et se cacha derrière un gros arbre qui faisait le coin de la rue. L’autre, également agile, fut bientôt près de lui.

— Donne-moi ton fusil, grogna-t-il en mauvais français.

— Non.

— Qui es-tu ?

— Ton ennemi.

L’homme avança d’un pas et regarda Batoche en face.

— Ah ! c’est toi, enfin, et déguisé dans l’uniforme de Sa Majesté. Je savais bien que je te prendrais enfin. Attrape ça !

Il leva, en disant ces mots, un énorme pistolet d’arçon qu’il dirigea vers le front du vieillard. De la main gauche, Batoche fit dévier l’arme, tandis que, de la droite, il sortit de sa ceinture un long couteau de chasse. La lutte fut courte. Le coup partit et la balle effleura le bonnet de peau de renard de Batoche ; celui-ci plongea son couteau de chasse dans le cœur de son adversaire, qui roula dans la neige sans proférer un son, et Batoche s’enfuit en entendant des pas précipités attirés par le coup de pistolet. Il ne rencontra pas d’autres obstacles ; il franchit le mur au même endroit qu’il avait choisi à son arrivée et presque en vue d’une sentinelle à demi endormie sur sa carabine.

— Celui-là ne m’ennuiera jamais plus, ni moi, ni M. Belmont, pensa Batoche. Et ce qu’il y a de plus beau, on ne saura pas que c’est moi qui ai fait le coup. J’en suis seulement fâché pour monsieur Hardinge, qui devra se procurer un autre serviteur.

La mort de Donald créa un grand émoi dans la ville. Il était bien connu et fort estimé comme un soldat fidèle et actif ; et le mystère qui enveloppait sa mort fit naître la plus pénible anxiété. Était-elle due simplement à quelque bagarre nocturne ? Impliquait-elle la culpabilité de quelque soldat de la garnison, en révolte contre l’autorité militaire ? Ou encore, le meurtre avait-il été commis par des prisonniers américains, dans une tentative d’évasion ? On fit une enquête minutieuse, mais elle n’aboutit à rien et l’on ne put trouver le fil de la tragédie. Roderick Hardinge en fut vivement affecté. Après avoir vainement épuisé tous les moyens de découvrir le meurtrier, un soupçon de la vérité lui vint soudainement à l’esprit et souleva dans son cœur une véritable tempête d’indignation. Il était d’autant plus vexé, que, si ses suppositions se trouvaient être vraies, il se verrait placé dans une position très difficile vis-à-vis des Belmont. Une fois déjà, comme il ne se le rappelait que trop, ses devoirs militaires avaient été la cause d’un grave malentendu entre le père de Pauline et lui, et plusieurs fois depuis lors, les mêmes causes avaient bien failli produire les mêmes effets et avaient rendu très précaires leurs relations mutuelles. Tous deux avaient fait des concessions et le jeune officier était assez généreux pour admettre, en lui-même, que M. Belmont avait joué un rôle très pénible avec le plus noble courage. Mais, dans le cas actuel, la publicité donnée à la mort de Donald était une circonstance aggravante et Roderick en fut tellement accablé que, pendant deux ou trois jours, il évita de visiter la demeure de M. Belmont. Pauline et son père remarquèrent son absence sans pouvoir se rendre compte de ce qui pouvait la motiver. Sans doute, ils avaient appris la mort de Donald, mais ils n’avaient jamais pensé le moins du monde que Batoche eût été mêlé à cette malheureuse affaire. Enfin, quand son esprit fut devenu un peu plus calme, Hardinge alla chercher des nouvelles de la santé de Cary Singleton. Il fit bien sentir que c’était là le principal objet de sa visite. En dépit de ses efforts, ses manières étaient gênées en adressant quelques mots à M. Belmont et il parut même froid et compassé avec Pauline.

En le reconduisant à la porte, la jeune fille s’aventura à lui demander s’il était souffrant.

— Je souffre moralement, Pauline, répondit l’officier. J’ai fait de mon mieux pour rendre service à mes amis et leur être agréable, (et il la regarda d’un air sévère en lui disant ces paroles), mais cet horrible meurtre de mon vieux serviteur a renversé presque toutes mes prévisions. J’ignore encore ce qui pourra en résulter.

Pauline ne comprit rien à ce discours, mais quand elle le répéta à son père, il devint très ému et très courroucé.

— C’est ce qu’il y a au monde de plus difficile, que de servir deux maîtres, ma chère, dit-il à sa fille. Roderick est un brave homme, mais peut-être, si vous ou moi l’eussions moins connu, notre voie aurait-elle été plus simple et n’aurions-nous pas eu à vivre dans une crainte et un tremblement perpétuels. Je crois savoir ce qu’il a dans l’esprit, ce qui expliquerait la froideur de ses manières envers nous deux, ce soir. Tout en gardant strictement les promesses que j’ai faites à Monseigneur, je ne permettrai pas que l’on fasse de moi le jouet de la mauvaise humeur de qui que ce soit, et si Roderick tient envers moi la même conduite demain soir, je l’attaquerai là-dessus.

M. Belmont avait l’air très décidé, en prononçant ces paroles. Pauline, tout en continuant de n’y rien comprendre, se retira dans la chambre du malade, le cœur chargé d’une grande appréhension