Les Bastonnais/03/16

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 194-199).

XVI
une pénible rencontre.

Un profond silence suivit ces paroles. Il fut rompu, après un intervalle d’environ dix minutes, par une grande commotion au dehors. Batoche se précipita à la porte. Cary et Zulma gardèrent leurs sièges, attendant une explication qui ne pouvait tarder. Batoche entra supportant sur son bras Pauline défaillante. M. Belmont suivait, les traits contractés par la colère et le désespoir. En apercevant son amie, Zulma poussa un cri de douleur et se précipita à sa rencontre. Pauline ayant jeté un coup d’œil ardent sur son amie et le jeune officier assis à son côté, porta la main à son cœur et tomba en arrière évanouie. Cary, oubliant ses blessures, courut à son aide clopin-clopant. Toute la maisonnée s’empressa autour de la jolie patiente étendue inconsciente dans le fauteuil de Batoche. Mais la syncope fut passagère. Pauline recouvra bientôt ses sens et ses forces sous l’action de stimulants, et les personnes présentes furent mises au courant des circonstances étranges qui les avaient ainsi réunies d’une manière inattendue. M. Belmont prit Batoche à part dans l’alcôve, où les deux hommes tinrent, à haute voix, une longue conversation dont la conclusion fut que tous deux étaient en danger imminent de perdre, l’un, la vie, l’autre, sa liberté. M. Belmont avait été averti, ce jour-là même, par les bons offices du capitaine Bouchette, qu’il devait cesser de recevoir Batoche dans sa maison. Celui-ci avait été filé dernièrement, pendant ses expéditions nocturnes. Les autorités avaient été informées de ses allées et venues et avaient donné des ordres stricts pour le prendre mort ou vif. L’homme qui était à sa piste était Donald, le serviteur de Roderick Hardinge, qui avait informé son maître de ses découvertes. Roderick, par délicatesse, n’avait pas soufflé un mot de l’affaire à M. Belmont, mais il avait chargé leur ami commun, Bouchette, de cette délicate mission. La demeure de M. Belmont devait être étroitement surveillée dorénavant, et si l’on y trouvait Batoche ou quelqu’un de ses compagnons, non seulement on les ferait prisonniers, mais M. Belmont lui-même serait arrêté et passerait en cour martiale. Cette menace était terrible ; mais ce n’était pas tout. M. Belmont avait reçu, ce jour-là, une lettre anonyme dans laquelle on l’avertissait qu’une sentence de bannissement était suspendue sur sa tête. Le colonel McLean, commandant des troupes régulières et le premier officier de la garnison après le gouverneur Carleton, avait inclus son nom dans la liste de ceux qui devaient être ainsi expulsés. M. Belmont avait des amis puissants dans le lieutenant-gouverneur Cramahé, le capitaine Bouchette et Roderick Hardinge, mais la force des circonstances pouvait rendre inutile leur intervention. Il ignorait ce qu’il y avait de vrai dans tout ceci ; mais, à mesure que le siège avançait, les esprits devenaient terriblement excités, dans la ville, et il lui était vraiment impossible de dire ce qui pouvait arriver. Quoi qu’il en fût, la lettre l’avait vivement alarmé et il s’était décidé, à tout risque, à venir consulter Batoche. Il avait eu l’intention de venir seul ; mais sa fille Pauline, devinant ses projets, n’avait pas voulu rester en arrière. Elle avait déclaré qu’elle suivrait son père à travers toutes les péripéties des événements. Tous deux avaient réussi à s’évader de la ville par la plus heureuse combinaison de circonstances. Maintenant qu’il était sorti des murs, il irait plus loin qu’il ne l’avait entendu tout d’abord. Il demandait l’opinion de Batoche sur son projet de se tenir éloigné de la ville, devançant ainsi le bannissement. Dans le coffret que son ami avait caché pour lui, il y avait, en espèces, des valeurs assez considérables pour répondre à ses desseins et couvrir entièrement toutes ses dépenses pendant plusieurs mois. Jusqu’ici, il avait lutté péniblement contre sa destinée et contre ses sentiments, par égard pour sa fille. Maintenant qu’il était forcé d’agir, il reprendrait sa liberté, et il espérait que Pauline se ferait au changement de situation. Il n’était pas trop vieux et il avait assez de force corporelle pour mettre ses principes en pratique, au besoin.

M. Belmont déchargea ainsi son cœur avec animation et rapidité, sans être, une seule fois, interrompu par Batoche. Quand il eut terminé, il devint plus calme et fut bientôt dans un état d’esprit convenable pour recevoir l’avis de son ami.

Batoche parla peu et avec réflexion. Quant à ce qui le regardait, M. Belmont ne devait pas craindre d’être importuné par ses allées et venues, de la ville au dehors. Il n’avait aucune crainte des loups ; il n’avait pour eux que de la haine. Il se riait de leurs menaces. Pas un seul de ces Anglais n’était assez adroit pour le prendre au piège. Il continuerait ses visites tant que cela lui ferait plaisir, mais il ne s’approcherait plus de la maison de M. Belmont. Quant à ce qui concernait celui-ci, il lui conseillait tout simplement de maintenir sa position et de ne pas se compromettre par la fuite. Il savait que son ami n’était pas un poltron, mais la fuite était un acte de lâcheté. Et puis, il fallait songer à Pauline — argument tout-puissant. Toute sa vie lui avait été consacrée : qu’elle lui fût dévouée jusqu’à la fin. Il avait, par égard pour elle, supporté beaucoup d’épreuves, il ne devait pas reculer devant ce nouveau sacrifice, plus grand que tous les autres. La chère enfant pourrait bien acquiescer à ses désirs, mais cette résignation à la volonté paternelle lui ferait verser secrètement bien des larmes et ses pareilles étaient trop bonnes pour être rendues malheureuses. D’ailleurs, M. Belmont devait penser à ses compatriotes. Il était l’homme le plus en vue parmi eux. S’il fuyait, ils seraient tous mis au ban. S’il les abandonnait, que feraient la plupart d’entre eux, à l’heure suprême des épreuves qui allait venir ?

M. Belmont écouta attentivement, presque religieusement les paroles de cet homme qu’il avait tant appris à admirer, depuis peu, et dont la sagesse n’avait jamais été plus apparente qu’en cette occasion. Il remercia chaleureusement Batoche, sans toutefois déclarer qu’il suivrait son avis. Au lieu de cela, il le prit par la main et l’attira dans la pièce où les jeunes gens étaient assis.

Ceux-ci, de leur côté, avaient eu une conversation absorbante. C’est la vue de Cary, qui avait si soudainement déséquilibré Pauline, à son entrée dans la cabane. Par un billet écrit à la hâte et que Batoche avait passé en contrebande dans la ville, elle avait appris l’accident qui lui était arrivé au palais de l’Intendant. Elle avait été dans une anxiété fébrile relativement à son sort. C’était une des causes qui l’avait décidée à accompagner son père dans son dangereux voyage, cette nuit. Elle savait qu’elle rencontrerait Batoche qui lui donnerait tous les détails ; mais elle ne soupçonnait pas qu’elle verrait Cary lui-même. La présence de Zulma était encore un autre mystère ; mais après qu’elle eut repris connaissance, comme nous l’avons vu, et que, assise entre ses deux amis, elle eut entendu l’explication de toute chose, non seulement retrouva-t-elle son courage, mais elle oublia tous les chagrins qui l’avaient accablée. Cary, de son côté, oublia ses propres douleurs, dans la joie que lui causait sa présence, et Zulma, sans appréhension, sans arrière-pensée, était peut-être la plus heureuse des trois, parce qu’elle participait au plaisir qu’éprouvaient ses deux amis à se trouver ensemble.

Ainsi se passa une grande heure de joie sans mélange, après quoi, la conversation nécessairement tourna sur des sujets plus sérieux. Il ne pouvait guère en être autrement, en vue des circonstances qui les entouraient tous. La jeunesse, la beauté et l’amour ne peuvent pas toujours se repaître d’eux-mêmes ; il leur faut bien retourner aux sèches réalités de la vie. Ils parlèrent de la guerre et de toutes les misères qu’elle engendre : les souffrances du pauvre, les privations des malades, les anxiétés des parents, les tourments de l’absence, les rigueurs du froid et les terribles sacrifices que le plus simple soldat est obligé de faire. Les deux jeunes filles écoutaient en versant des larmes Cary leur conter d’une manière graphique ses épreuves, qui, bien que relevées parfois par des anecdotes gaies, étaient profondément tristes. Alors Zulma, en un langage éloquent et avec des gestes passionnés, donna sa propre vue de la situation. Pauline garda presque constamment le silence. Son rôle était de recevoir les confidences des autres, plutôt que de communiquer ses propres impressions. Parfois, dans le cours de la conversation, le voile de l’avenir fut timidement soulevé, mais pour être immédiatement baissé, avec une retraite instinctive des trois jeunes cœurs. Ils n’osaient pas regarder si loin. Le présent leur était un fardeau plus que suffisant. Une douce et compatissante Providence prendrait soin du reste.

Qui peut apprécier l’effet d’un tel entretien sur ceux qui y participèrent, en un tel lieu, dans un tel endroit, à une telle heure et parmi tant de circonstances frappantes ? Il fut profond, pénétrant et ineffaçable, et la suite de notre histoire montrera que la plupart des événements qui en forment le dénouement remontent directement à cette mémorable soirée.

Quand M. Belmont s’avança avec Batoche, il s’adressa aussitôt à Cary Singleton, lui demandant son avis sur le sujet de la conférence qui venait d’être tenue dans l’alcôve. Le jeune officier, à cet appel soudain, rougit et balbutia d’abord, mais il répondit ensuite d’une manière virile que, tout apôtre de la liberté qu’il était, par le pistolet et le sabre, et entièrement dévoué à la cause, jusqu’à verser son sang pour elle, il ne pouvait avoir la témérité de donner des avis à un homme comme M. Belmont. D’abord, il était trop jeune ; ensuite il n’était pas suffisamment au courant des circonstances de ce cas. Il ajouta, en jetant un coup d’œil ardent sur les deux jolies personnes à ses côtés, qu’elles étaient plus capables que lui de décider la question, mademoiselle Belmont s’inspirant des intérêts de son père et mademoiselle Sarpy parlant dans l’intérêt de sa meilleure amie.

Ainsi appelée à donner son avis, Zulma déclara promptement qu’elle ne saurait dire s’il était préférable que M. Belmont demeurât hors de la ville, mais que s’il prenait cette décision, elle lui offrait, au nom de son père, comme en son nom personnel, l’hospitalité au manoir Sarpy.

Elle ajouta même qu’elle ne permettrait à Pauline de demeurer nulle part ailleurs. Cary sourit et remercia Zulma d’un signe de tête approbateur. Pauline n’eut pas un mot à dire, mais sa réponse ne fut que trop péniblement significative : elle couvrit sa figure de ses mains et se laissa aller à une véritable tempête de larmes.

La perplexité était peinte sur tous les traits. Seul, Batoche garda sa sérénité d’esprit, et il dit avec calme, mais presque d’un ton d’autorité.

M. Belmont, il est près de minuit. La route est longue. Il faut prendre une décision sans délai. Qu’en dites-vous ?

M. Belmont hésitait encore.

— Eh bien ! dit-il enfin, Pauline décidera. Partirons-nous, ou resterons-nous, ma chérie ?

Pauline se leva aussitôt et murmura en jetant à son père un regard suppliant :

— Ô mon père, partons !

M. Belmont consentit aussitôt. Comme Batoche annonçait son intention de les accompagner, afin de les faire rentrer en sécurité dans la ville, Zulma demanda instamment la permission de se joindre à lui. M. Belmont, Pauline et Cary s’efforcèrent de la dissuader, mais le vieux soldat mit fin à leurs objections, en accordant aussitôt son consentement. L’officier blessé ayant reçu le dernier pansement pour la nuit, les voyageurs partirent. Ils arrivèrent à Québec sans encombres, et Batoche leur trouva aussitôt une entrée dans la ville, au fond d’un ravin, dans la vallée de la rivière St-Charles.

Zulma et Pauline s’embrassèrent avec effusion.

— Avant de nous séparer, j’ai un terrible secret à vous confier, dit Pauline.

— Qu’est-ce, ma chérie ?

— Savez-vous qui a pointé le canon qui a blessé le capitaine ?

— Je l’ignore.

— Ne pouvez-vous pas le deviner ?

— Non.

— C’est Roderick Hardinge.

Les yeux des deux amies échangèrent des éclairs.

Au retour, Zulma demanda à Batoche :

— Savez-vous qui a tiré le coup de canon qui vous a été fatal ?

— Oui.

— Le capitaine Singleton le sait-il ?

— Non.

— Pourquoi ne le lui avez-vous pas dit ?

— Par égard pour la petite Pauline.