Les Bastonnais/03/10

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 173-176).

X
à la citadelle.

Le lendemain, au lieu d’éprouver la réaction ordinaire, Pauline continua d’être précisément dans le même état d’esprit que le jour où elle avait remis la lettre à Batoche. Elle n’était pas gaie, assurément. Par exemple, elle n’aurait pu chanter une chanson comique avec entrain, mais elle n’était pas seulement calme. Il y avait en elle une vive impulsion d’attente vague qui la faisait aller et venir dans la maison d’un pas léger et le sourire aux lèvres. Son père était très satisfait, car l’effet produit sur lui par la visite de Bouchette était encore tout récent. Le temps, d’ailleurs, contribuait peut-être à l’air de bonheur qui régnait dans la maison. Le soleil brillait, le vent était tombé et la neige, sèche et friable, couvrait les rues, invitant à la promenade.

Hardinge se présenta vers midi pour demander à Pauline de faire avec lui une petite promenade.

«  J’ai une couple d’heures à ma disposition, ce qui peut bien ne pas arriver tous les jours, et un petit tour de promenade nous fera du bien à tous deux, » dit-il.

Pauline fut bientôt prête, avec le consentement cordial de son père.

Après avoir erré au hasard par les rues pendant quelque temps et s’être arrêtés plusieurs fois pour causer avec des amis qu’ils rencontraient, les jeunes gens se dirigèrent vers le Cap Diamant.

Sur le sommet de cette partie de la citadelle, ils étaient complètement seuls et ils pouvaient s’entretenir intimement sans être interrompus.

Ils parurent en être charmés tous deux, chacun d’eux ressentant probablement qu’il avait quelque chose à dire à l’autre, ou plutôt qu’ils pourraient toucher à certains sujets de conversation jusque-là passés sous silence, qui pourraient les amener à une meilleure entente mutuelle. Roderick était un peu plus grave et plus réservé que sa compagne. Pauline n’y attacha aucune importance, attribuant cela aux préoccupations du soldat, supposition que sa conversation put justifier tout d’abord.

— Ce point est fort exposé, dit-il, et dans quelques jours aucun de nous ne pourra l’occuper. Quand toute l’armée rebelle viendra de la Pointe aux Trembles, elle pourra aisément nous bombarder de ce côté de la citadelle.

— Mais c’est un bon poste d’observation, n’est-ce pas ? demanda Pauline.

— Excellent, bien que moins bon que celui-là, plus haut, qui est bien gardé et où il y aura toujours deux sentinelles.

— Tout en parlant, Roderick aperçut des personnes en mouvement sur la grand’route près des plaines d’Abraham.

— Regardez, Pauline, dit-il ; connaissez-vous ces gens-là ?

— Non. Est-ce que ce sont des soldats ?

— Ils s’appellent : carabiniers de la Virginie. C’est l’avant-garde de l’armée rebelle. Ils ont rôdé aux alentours, ces deux derniers jours.

— Des carabiniers de la Virginie, Roddy ? dit Pauline avec une expression d’interrogation dans ses yeux noirs.

— Oui. Vous devez en savoir quelque chose. Ne vous rappelez-vous pas le jeune officier qui vous a escorté jusqu’aux portes, avant-hier ?

— Oh ! répondit Pauline, sans essayer de cacher sa surprise ou son intérêt, vous ne voulez pas dire assurément qu’il est là parmi ces pauvres gens sans abri ?

— Mais oui, certainement, et je suis sûr qu’il en est charmé. Je le serais, à sa place. Il a tout plein d’espace pour se mouvoir, tandis que nous sommes enfermés comme dans un poulailler entre ces étroites murailles.

— Eh bien ! Il est fort courageux et peut endurer un peu de misère ; c’est une consolation, dit Pauline, en remuant sa petite tête d’un air de sympathie.

Ceci amusa évidemment Roderick qui répliqua :

— Oui, c’est un gros garçon, très robuste.

— Et si brave ! continua Pauline avec une chaleur croissante, tandis que ses yeux étaient fixés au loin, sur la plaine.

— Tout soldat doit être brave, Pauline ; mais je dois reconnaître que cet homme est tout particulièrement brave. Il l’a prouvé sous nos yeux.

Pauline ne répondit pas, mais son attention demeura attachée au lointain. Frédéric eut un franc éclat de rire et dit :

— Assurément, ce n’est pas là tout ce que vous avez à dire de lui. Il est fort, il est brave et… n’est-il pas quelque chose encore, hein ! Pauline ?

Elle se retourna tout à coup et répondit au rire d’Hardinge par un sourire, mais la rougeur de ses joues trahissait son émotion.

— Voyons, chère, n’est-il pas beau ? continua Roderick fier de son triomphe et plein de malice.

— Eh bien ! oui, il est beau, répondit Pauline avec un sourire délicieux et d’un ton qui aurait voulu être agressif.

— Et quoi encore ?

— Modeste.

— Autre chose ?

— Poli.

— Et puis ?

— Instruit

— Encore ?

— Bon.

— Bon à votre égard, chère ?

— Tout particulièrement bon envers moi.

— Je l’en remercie. Il ne pouvait choisir d’objet plus digne de sa bonté. Excusez-moi de vous agacer ainsi, Pauline. Ce n’était qu’une petite plaisanterie. Je partage complètement votre estime pour ce jeune officier américain. Lui et moi devrions être amis et non ennemis.

— Et vous serez amis un jour, dit Pauline d’un ton de conviction.

— Hélas !

Une pause s’ensuivit durant laquelle des pensées désespérantes traversèrent comme un éclair l’esprit de Roderick Hardinge. Toutes les horreurs de la guerre se présentèrent en masse à son imagination et il ressentit vivement les terribles incertitudes de la bataille. Jamais, jusque-là, il n’avait ressenti si péniblement sa position.

Ce rebelle était aussi bon que lui, peut-être meilleur. Ils auraient pu se rencontrer et jouir ensemble de l’existence.

À présent, leur devoir était de se porter réciproquement la mort ou de s’infliger l’un à l’autre la plus grande perte possible. Des pertes ! Et que serait-ce si l’une d’elles était celle de l’aimable personne assise à son côté ? Ce serait, en vérité la plus grande de toutes les pertes.

Mais non, il ne voulait pas seulement en entretenir la pensée. Il secoua la tête et aspira l’air froid à pleins poumons.

Tout à coup, il sentit sur son bras la petite main de Pauline. Ce léger contact fit passer un frisson dans tout son être.

« Regardez, Roddy, » dit-elle en montrant la plaine.