Les Bastonnais/02/12

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 114-118).

XII
conseil et avertissement.

Le cri de ralliement de la troupe de paysans mécontents était le hurlement du loup. Ce signal fut adopté par haine du nom même de Wolfe, le conquérant de Québec. « Loup » était la désignation appliquée par eux à tout résident anglais et plus spécialement au soldat anglais. Nous avons vu comment ils se servaient de ce signal pour rassembler les conspirateurs dans la forêt pendant la nuit, et comment Batoche le connut.

Les Américains n’étaient pas depuis plus de quarante-huit heures dans les environs de Québec, qu’ils en connaissaient déjà la signification.

On le vit bien, lorsque l’ermite, avec trois compagnons arriva au pont de la petite rivière Saint-Charles, sur la grande route conduisant directement à la ville. Il y avait là un poste de miliciens du New-Jersey. À l’approche des Canadiens, la sentinelle cria halte et demanda le mot de passe ; mais ils répondirent par le hurlement du loup et ils reçurent aussitôt l’ordre de s’avancer. L’officier de service comprenait le français, et Batoche était chargé de parler au nom de la troupe.

Le colloque suivant s’engagea aussitôt :

— Que désirez-vous ?

— Nous sommes venus vous offrir nos services.

— En quelle capacité ?

— Comme éclaireurs.

— Demeurez-vous à la ville ?

— Non ; à Beauport.

— Vous êtes des cultivateurs ?

— Oui.

— Avez-vous des armes ?

— Oui, car nous sommes aussi chasseurs.

— Vous connaissez le pays, alors ?

— À dix lieues à la ronde.

— Et la ville ?

— Nous y connaissons tous nos compatriotes.

— Pouvez-vous communiquer avec eux ?

— Nous avons beaucoup de moyens pour y arriver.

— C’est bien. Nous avons besoin de vos services.

Nous avons dit que le but de Barbin et de ses compagnons était d’entrer en communication directe avec quelques officiers américains, de leur faire connaître leurs plans d’opération et de s’entendre avec eux pour organiser leurs services. C’est ce qu’ils firent dans le cours d’une plus ample conversation et on leur dit de revenir dans quelques jours pour recevoir des instructions du quartier général directement.

Mais ils avaient un second devoir à remplir, ou plutôt, ce soin incombait à Batoche, comme il en avait informé ses compagnons en se rendant au rendez-vous, après avoir pris tous les renseignements sur tout ce qui s’était passé dans les deux jours qui s’étaient écoulés depuis que les Américains avaient investi Québec. Batoche émit ses idées à peu près comme suit. S’adressant à l’officier, il dit :

— Vous savez que nos compatriotes, à la ville, sont partagés de sentiments ?

— Nous l’avons appris.

— Un parti épouse la cause de l’Angleterre et a formé un régiment pour la défendre.

— Nous savons cela.

— Ce parti est maintenant très animé contre vous.

— Ah !

— Un autre parti favorise la cause de la liberté et de la libération.

— Oui, ce sont nos amis.

— Eh bien, ils sont fort découragés de ce qui est arrivé dernièrement.

— Vraiment ? Comment cela ?

— Puis-je parler librement ?

— Comme un soldat à un soldat.

— Et vous ajouterez foi à mes paroles ?

L’officier fixa un regard sur la figure originale et énergique du vieil ermite et répondit avec assurance :

— Je vous croirai.

— Et vous rapporterez mes paroles à votre commandant ?

— Oui.

— Alors, écoutez-moi. Avant hier, après avoir débarqué sur la côte nord, vous avez déployé vos forces sur les plaines d’Abraham.

Batoche s’étendit sur ces détails et sur d’autres encore qu’il avait appris de Barbin, afin de les faire confirmer par les officiers américains, de manière qu’il n’y eût aucune erreur sur la conclusion qu’il en tirait.

— C’est bien ce que nous avons fait, répondit l’officier.

— Et vous avez envoyé un pavillon parlementaire ?

— Oui.

— C’était pour demander une conférence ?

— C’était un ordre de capitulation.

— Cela rend les choses plus mauvaises. En ville, on a supposé que ce n’était que pour une entrevue. Quand la vérité sera connue, l’effet en sera encore plus désagréable.

— Que voulez-vous dire ? s’écria l’officier.

— Veuillez m’excuser un instant. Votre messager a été renvoyé ?

— Oui, répondit l’officier avec impatience.

— Et l’on a tiré sur le pavillon ?

— Oui, dit l’officier avec un juron,

— Eh bien, voici ce que je veux dire. Vos amis, dans la ville, sont indignés et découragés de ce que vous n’avez pas vengé cette double insulte. Ils ne peuvent s’expliquer cette conduite. Ils raisonnent ainsi : ou les Bastonnais étaient assez forts pour venger et punir cet outrage, ou ils ne l’étaient pas. S’ils l’étaient, pourquoi n’ont-ils pas immédiatement couru à l’assaut ? S’ils n’étaient pas assez forts, pourquoi s’exposer et nous avec eux à cette terrible humiliation ?

Dans le premier cas, leur inaction était une lâcheté. Dans la seconde supposition, le fait de se ranger en bataille et d’envoyer un pavillon pour demander la capitulation était une indigne fanfaronnade.

Batoche s’était échauffé suivant sa vieille habitude, en disant ces paroles. Il ne gesticulait pas et n’élevait pas la voix, mais la lueur du feu de bivouac éclairant sa figure révélait une expression de résolution et de force consciente. S’avançant d’un pas ou deux vers l’officier, il dit d’un ton plus bas :

— Ai-je trop parlé ?

— Vous avez dit la vérité ! tonna l’officier en frappant violemment la terre du pied.

Puis il murmura en anglais :

— Exactement ce que j’ai dit alors ! Ce vieux Français a exprimé la vérité dans toute sa rude nudité.

L’officier était le major Meigs, un de ceux qui avaient le plus énergiquement désapprouvé l’envoi du pavillon et dont l’opinion sur cet incident est enregistrée dans l’histoire.

Il remercia Batoche de son-précieux renseignement et lui assura qu’il répéterait au colonel Arnold ce qu’il avait dit.

— Peut-être permettrez-vous à un vieux soldat d’ajouter un autre mot, continua l’ermite, comme ils allaient se séparer.

L’officier était si impressionné de ce qu’il avait entendu et des singulières manières de l’être étrange qui s’adressait à lui, qu’il lui accorda une prompte permission.

— Comme amant de la liberté, comme ennemi des Anglais, comme ami des Bastonnais, je crois, après ce qui est arrivé, qu’il serait préférable que vos troupes se retirassent pendant quelque temps hors de vue des murs de Québec.

L’officier le regarda d’un air de doute.

— Elles pourraient se retirer dans quelques villages en remontant un peu la rivière. Là, elles pourraient se ravitailler à loisir.

Pas de réponse.

— Et attendre des renforts.

L’officier sourit d’un air d’approbation.

— Et donner à leurs amis, à la ville et aux alentours, le temps d’organiser et de compléter leurs arrangements. Jusqu’ici nous avons fait peu de chose ou rien du tout, mais dans le cours d’une semaine ou de dix jours, nous pourrions faire beaucoup.

— C’est une excellente idée, et elle sera prise en considération, dit l’officier en serrant la main de Batoche ; après quoi, l’entrevue prit fin.

Que l’avis du vieillard ait eu du poids, ou non, le mouvement qu’il avait conseillé fut exécuté une couple de jours plus tard.

Reconnaissant l’impossibilité de presser le siège sans recevoir de renforts et apprenant que le colonel McLean, avec ses Émigrants royaux avait réussi à se rendre de Sorel à Québec le jour même où les Américains y étaient arrivés de la Pointe-Lévis, ce qui fortifiait de quelques réguliers la garnison de la ville, Arnold leva le camp le 18 novembre et se retira à la Pointe-aux-Trembles pour y attendre l’arrivée de Montgomery qui venait de Montréal.