Les Bastonnais/02/02

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 74-78).



II
attachée mais libre.

La Pointe-aux-Trembles, près de laquelle étaient si­tués le manoir et le domaine de la famille Sarpy, est à un peu plus de vingt milles au-dessus de Qué­bec, sur la rive nord du Saint-Laurent.

La route qui la relie à la ville suit assez régulièrement la ligne sinueuse de la rivière. Le traîneau portant le sieur Sarpy sa fille Zulma et son fils Eugène, avait couru rapidement sur cette route jusqu’à ce qu’il eût atteint un point élevé situé à deux ou trois milles de Québec, dominant l’anse de Wolfe et offrant une vue superbe des hauteurs de Lévis. À cet endroit, le sieur Sarpy arrêta son cheval.

— Les voyez-vous, s’écria Eugène qui s’était mis debout dans le traîneau et montrait du doigt un point de l’autre côté de la rivière ?

— Je ne vois rien, répondit le père. Le vent fouette la neige dans nos figures, et mes vieux yeux sont bien faibles.

Zulma resta enveloppée dans ses robes de buffle et ne dit rien ; mais ses yeux étaient fixés avec beaucoup d’attention sur les sommets éloignés et sa figure portait l’impression du plus vif intérêt.

— Ils montent et descendent, reprit Eugène, comme s’ils étaient occupés à emmagasiner leurs provisions et leurs munitions. Mais on ne peut les voir bien distinctement. Je me demande s’ils peuvent nous voir mieux que nous ne les voyons.

— Oui, dit le père, ils ont vent arrière et ne sont pas incommodés par la neige qui poudroie.

Après une pause, Eugène ajouta.

— Ils ne paraissent pas avoir d’accoutrement uniforme. Ils doivent appartenir à différents corps. Il y en a qui n’ont pas d’uniforme du tout. Ils n’ont guère l’apparence de soldats et il y en a parmi eux beaucoup qui sont petits et jeunes.

— Ce doit être un effet de réfraction, dit Zulma d’une voix basse et d’un ton ironique. Ils me paraissent à moi, comme des géants dominant les hauteurs et étendant vers nous des bras immenses.

— En signe de menace ? demanda le vieillard en jetant sur sa fille un regard étrange mais plein d’affection.

— Cela dépend, murmura-t-elle en souriant ; mais elle ajouta aussitôt :

— Avançons, papa.

Quelques minutes plus tard, ils atteignirent la ville. Pour une raison quelconque, Zulma refusa d’accompagner son père et son frère au séminaire. Elle donna pour prétexte qu’elle avait à faire quelques emplettes dans les magasins ; mais son véritable but, probablement, était de visiter quelques-unes de ses amies et de s’assurer de l’état réel des choses.

Nous ne nous arrêterons pas à rechercher si elle y réussit ou non, mais une heure plus tard, elle rejoignit M. Sarpy et Eugène à l’endroit convenu pour apprendre la décision à laquelle ils étaient arrivés.

— Mon sort est entre vos mains, dit le jeune homme, ouvrant ainsi la conversation du ton de la meilleure humeur. Vous m’avez promis de me donner votre avis après avoir jeté les yeux sur ces messieurs de l’autre rive, et me voici prêt à le recevoir.

— Oui dit le père, nous avons décidé de soumettre la question à votre arbitrage. Eugène restera-t-il au séminaire, ou reviendra-t-il avec nous ?

— Que dit M. le supérieur ? demanda Zulma.

— Il apprécie pleinement la gravité de la situation. Il croit qu’il y aura un siège, peut-être meurtrier, certainement long. Il a une opinion bien arrêtée sur le devoir qui incombe à tout citoyen en état de porter les armes de prendre part à la défense de la cité. Les jeunes élèves seront renvoyés à leurs parents ; mais à dix-huit ans, Eugène doit être compté pour un homme. Il resterait au séminaire, l’un des asiles les plus sûrs de la ville, toujours sous l’œil de ses professeurs, et ses études ne seraient pas interrompues.

Mais il pourrait, en même temps, faire quelque léger service militaire, et, en cas de grande urgence, pourrait même entrer dans les rangs des troupes. Le supérieur croit qu’il serait vraiment en plus grande sécurité dans la ville qu’au dehors. À la maison, il pourrait être harassé par les sollicitations de l’ennemi et nous attirer beaucoup d’ennuis.

À ces paroles, Zulma sourit.

— Et, ajouta le père, vous savez qu’à mon âge et avec mes infirmités, il me faut de la paix et de la tranquillité. Dès le commencement de ces hostilités, j’ai décidé d’observer la plus stricte neutralité et je ne voudrais pas la voir troubler.

L’attitude de Zulma changea complètement à ces mots. Elle regarda son père d’un air de tendresse et de résolution.

— Qu’en pense Eugène, dit-elle ? Assurément, s’il est assez âgé pour se battre, il doit l’être assez pour connaître sa propre volonté et être consulté.

Le jeune homme ne répondit pas très distinctement. Il ne parut pas avoir d’opinion. Il régnait évidemment dans son esprit quelque confusion sur le droit du roi à son allégeance ou les prétentions des rebelles à sa sympathie.

Mais il avait de bon sang dans les veines et sa pensée dominante était qu’il serait bien beau pour lui de se battre un peu. Québec était sa ville natale. Tout le monde l’y connaissait et il y connaissait tout le monde. Il vaudrait peut-être mieux pour lui se joindre aux défenseurs de la vieille cité.

— Alors, reste ici, s’écria Zulma d’un ton péremptoire.

Elle ajouta qu’elle prendrait bien soin de leur père et qu’Eugène ne devait avoir aucune inquiétude à cet égard. En attendant, les choses n’en étaient pas encore au plus mal ; le siège ne commencerait sans doute pas avant plusieurs semaines et ils auraient tout le temps d’échanger encore des communications.

Après cette conférence, Eugène accompagna son père et sa sœur à la rue où les attendait leur traîneau. Tous trois échangeaient des paroles d’adieu, quand un jeune officier anglais passa près d’eux d’un pas rapide. Il aurait certainement continué son chemin sans les remarquer, si l’un des gants de Zulma n’était tombé à ses pieds sur le trottoir. Était-ce accident ou provocation ? Qui sait ? Mais quoi que ce fût, l’officier ramassa aussitôt le gant et le remit à sa propriétaire avec un profond salut. Roderick Hardinge reconnut alors la belle amazone.

Ils n’eurent que le temps d’échanger quelques paroles.

— Lieutenant, dit Zulma, avec ce franc rire qui avait tant enchanté Roderick la première fois qu’il l’avait entendu, j’ai l’honneur de vous présenter un loyal soldat dans la personne de mon frère qui vient de prendre la résolution de servir pour la défense de la ville.

— Je suis fier de l’apprendre. Eugène et moi sommes deux vieux amis et je suis heureux de savoir que nous allons être compagnons d’armes.

— Mais, lieutenant, continua Zulma, vous serez peut-être surpris d’apprendre qu’il ne fait, en cela, que suivre mes conseils.

— Vraiment ! Ce m’est certainement une agréable surprise. J’ai donc raison d’espérer que vous aussi, mademoiselle, vous prendrez parti pour notre cause.

— C’est tout une autre affaire. Avant de prendre, je dois être prise, vous savez ? et, de nouveau elle fit entendre un joyeux éclat de rire.

— Vous voulez dire qu’avant que nous vous prenions…

— Il faudra que vous m’attrapiez.

— J’avoue que c’est difficile, si j’en juge par ma première expérience ; mais ce sera fait tout de même.

— Jamais, s’écria Zulma dont les joues se colorèrent subitement.

— Je le répète, et retenez-le bien : cela se fera.

Et après quelques autres propos tenus sur le ton de la plaisanterie, on se sépara.

Chemin faisant, le sieur Sarpy questionna sa fille. Il connaissait la force de son esprit, le métal bien trempé de son caractère. Sa conversation avec Hardinge, toute folâtre qu’elle partit à la surface, avait pourtant, il en était sûr, une plus sérieuse signification. Mais cette étonnante jeune personne était très tendre et très affectionnée pour lui, en dépit de toutes ses espiègleries et elle ne voulut pas lui causer de peine en lui révélant les secrètes pensées qui agitaient son esprit et son cœur depuis le matin. Son père avait demandé de la tranquillité pendant les jours troublés qui allaient venir ; elle avait décidé que son désir serait exaucé, autant qu’il dépendait d’elle.

D’ailleurs, il était encore bien trop tôt pour alarmer l’esprit du vieillard de sinistres présages.

Elle le rassura, au contraire, et le calma par des paroles de confiance, et quand il franchit le seuil de son manoir, dans la soirée, le vieillard solitaire sentit qu’il était vraiment en sûreté sous la protection de sa fille.