Les Bastonnais/01/11

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 39-42).

XI
l’esprit de la chute.

Batoche réfléchit un instant en tenant encore le loquet de la porte fermée. Puis il traversa lentement la chambre et disparut derrière les rideaux d’indienne de la petite alcôve. Ce qu’il fit là, nul ne le sait, mais quand il sortit, il portait sur chacun de ses traits la marque d’une énergique résolution. Il prit la cassette aux fermoirs d’argent qui lui avait été confiée et la soupesa entre ses mains. Elle était lourde, mais plus lourde encore lui parut la responsabilité qu’elle faisait peser sur lui, si l’on peut en juger par le gros soupir qui lui échappa. Il jeta un regard sur la petite Blanche, mais elle continuait à dormir paisiblement, la tête appuyée sur le mur et penchée sur son épaule.

Velours, plus vigilant, regardait furtivement son maître du coin des yeux ; mais connaissant bien ses habitudes, il ne jugea pas prudent de bouger de son nid ou de faire aucun bruit.

«  Il est un endroit entre tous, murmura Batoche, où je puis cacher ceci sans la moindre crainte qu’il puisse être découvert. Là, ni les oiseaux de l’air, ni les animaux des forêts, ni l’œil de l’homme ne le découvriront jamais. Blanche seule connaîtra la cachette ; mais je ne lui dirai rien maintenant. Elle dort, et c’est tant mieux. »

Il mit alors la cassette sous son bras et sortit avec précaution de la maison. Il prit un sentier qui menait aux chutes, et après avoir atteint leur sommet il tourna à droite et descendit le long des rochers jusqu’à ce qu’il eût atteint les profondeurs du bassin. Là, il s’arrêta un moment et regarda en haut comme pour s’assurer de sa position. Un instant plus tard, il avait disparu derrière la chute elle-même. Serrant plus étroitement la cassette sous son bras droit, il se servit de sa main gauche pour reconnaître sa route à tâtons, le long de la muraille de granit froide et humide. Les pierres sur lesquelles il marchait, les unes rondes, les autres cassées à angles aigus ou plates, étaient rendues glissantes par le limon qui avait coulé des fissures du sol supérieur et par l’écume qui rejaillissait de la cascade. À ces dangers, les ténèbres y en ajoutaient d’autres, car l’immense volume d’eau tombant du rocher en épais rideau fermait cet espace à la lumière du jour. Quand il eut atteint environ le milieu de l’espace entre les deux bords de la rivière, Batoche s’arrêta et se pencha devant une ouverture par laquelle il ne pouvait pénétrer qu’en se courbant. Sans hésiter et en homme qui connaissait les lieux, il entra ainsi dans le souterrain. Il y resta au moins une demi-heure. Quand il en sortit, il se redressa aisément, et à l’aide de ses deux mains, il revint rapidement au pied des chutes. Là, il s’arrêta, regardant au dessus et autour de lui, pour s’assurer qu’il était vraiment seul avec son secret.

Mais non, il n’était pas seul. Au sommet de la chute, le long de la dangereuse corniche d’où le torrent plonge tout d’un coup dans le précipice, une frêle forme humaine vêtue de blanc glissait lentement, la figure tournée vers lui. Ses cheveux blonds retenus par un réseau autour de son front tombaient en liberté sur ses épaules. Dans ses yeux brillait la flamme de l’amour et un doux sourire voltigeait sur ses lèvres. Ses blanches mains pendaient à ses côtés, et du rebord de son vêtement flottant sortait un pied mignon, d’un blanc de neige, qui semblait à peine toucher la surface de l’eau.

Qu’était-ce donc ? Un fantôme ou une réalité ? Une illusion de la vapeur et de la nuit, ou un esprit de Dieu marchant en réalité sur les eaux ? Nous ne pouvons le dire, ou plutôt, nous ne nous arrêterons pas à cette question. Il nous suffit de savoir que le pauvre vieil ermite l’avait vu et que ce spectacle l’avait transporté en extase. Tout son être paraissait transfiguré sous la vision éthérée qui brillait devant lui. Les traits grossiers du vieil âge et le pauvre vêtement se fondaient sous les traits radieux du bonheur et de la vénération. Sous les rayons de la lune voilés par la brume, à la lueur vacillante des étoiles, il tomba à genoux, étendit les bras et, les yeux levés vers l’apparition, il parut absorbé dans la prière.

«  Encore une fois, ô Clara ! encore une fois, ô ma fille ! il y a bien longtemps que je ne t’ai vue et mes jours se sont écoulés tristement dans l’isolement et la solitude.

«  Encore une fois, tu viens sourire à ton vieux père et apporter une bénédiction à ton enfant orpheline.

«  Elle dort doucement là-haut, près du foyer. Protège-la du danger qui doit nous menacer, je le sais et ton apparition m’en avertit. Tu es l’ange gardien de ma cabane ; garde-la de tous les périls qui l’ont menacée depuis tant d’années. Donne-moi un signe de ta protection, et je serai content. »

Telles étaient les paroles que prononçait le vieillard à genoux sur les pierres humides. Que nul ne sourie en les lisant, car les divagations mêmes d’un cerveau malade sont admirables quand elles ont un sens spirituel.

Batoche se leva et s’avança plus près, les bras toujours étendus, comme s’il avait voulu étreindre l’esprit de la chute et saisir le signe qu’il sollicitait, mais la déception l’attendait là.

Ses lèvres ne prononcèrent pas une parole, et sans un geste, sans un mouvement, les mains croisées sur la poitrine, dans l’attitude de la prière, séduisant par la douceur de son sourire l’âme blessée du pauvre vieux, elle leva au ciel ses yeux brillants et lentement s’évanouit dans les airs.

Une épaisse bande de nuage flottait dans l’espace, voilant la lune. Des étoiles tombait une pâle lueur, il faisait très noir. Les grandes chutes faisaient retentir leur sourd roulement de tonnerre.

Le vent s’engouffrait au milieu des arbres de la forêt avec des gémissements plaintifs. L’ermite s’agenouilla de nouveau et resta longtemps plongé dans une prière muette, puis il se leva et retourna à sa hutte.

Il trouva la petite Blanche debout au milieu de la chambre, dans la pleine lumière du foyer, ses yeux noirs dilatés et reflétant une lueur d’effroi. Il se courba pour l’embrasser et remarquant le souper encore intact sur la table, il lui demanda :

— Tu n’as rien mangé, chère enfant ?

— Je ne puis manger, grand-père.

— Alors, va te coucher, il est tard.

— Je ne puis dormir.

Le vieillard comprit. L’esprit de la mère avait effleuré l’enfant de ses blanches ailes.

— Alors, prie, dit-il.

Et tombant à genoux, la petite Blanche répéta toutes les prières que sa marraine, Pauline Belmont, lui avait enseignées.