Les Bastonnais/01/08

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 30-32).

VIII
l’ermite de montmorency.

Son nom était Baptiste, mais il était connu sous l’appellation plus familière de Batoche. Sa demeure était une hutte près des chutes de Montmorency. Il y menait une vie d’ermite. Sa seule compagnie était une petite fille appelée Blanche, et un gros chat noir qui portait le nom fort approprié de Velours, car bien que l’animal fût laid et que ses yeux eussent toute l’apparence de ceux d’un démon plongé dans un rêve, sa fourrure était douce et lustrée comme du velours de soie. L’intérieur de la hutte dénotait la pauvreté, mais non l’indigence. On y voyait un garde-manger, dans un coin ; un petit four construit dans la cheminée, à droite du foyer, des fagots et des bûches empilés de l’autre côté et divers ustensiles de cuisine, propres et polis, suspendus à la muraille. Dans l’angle le plus éloigné de la porte de cette unique chambre, et toujours dans l’ombre, était une alcôve fermée par un rideau. Elle contenait une couchette basse sur laquelle était jetée une magnifique peau d’ours, la tête de l’animal reposant sur l’oreiller et ses yeux de flanelle rouge flamboyant, tournés vers les combles à quelques pieds au-dessus.

En arrière de la porte, il y avait un banc de bois pouvant servir de siège à deux ou trois personnes durant le jour. La nuit il tenait lieu de couchette à la petite Blanche. Une cavité circulaire pratiquée dans la grande pierre bleue du foyer était le gîte de Velours. Sur deux crochets, à portée de la main, reposait une longue et lourde carabine, bien vieille, mais encore en bon ordre, grâce à laquelle, aussi longtemps qu’il pourrait la porter, Batoche n’était pas exposé à passer un jour sans manger, car le gibier abondait dans les environs. Aux poutres étaient suspendus quantité de petits sacs de semence, de cornets de papier remplis de fleurs sauvages desséchées, des touffes d’herbes médicinales dont l’odeur âcre et pénétrante remplissait la chambre et frappait tout d’abord l’étranger, à son entrée dans la hutte. La retraite de Batoche était éloignée d’au moins un mille de toute autre habitation.

À cette époque, le pays, aux environs des chutes de Montmorency, était encore peu habité. Le plus prochain village dans la direction de Québec, était Beauport, où les habitants même étaient comparativement peu nombreux. La hutte de l’ermite était éloignée de la grand’route, à moitié chemin environ de cette route au Saint-Laurent ; sur la rive droite des chutes et juste en face de l’endroit où les eaux plongent dans le bassin de roche au fond du précipice. De sa petite fenêtre solitaire, Batoche pouvait apercevoir les chutes en tout temps, le jour et la nuit, brillantes comme des diamants sous les rayons du soleil, reluisant d’un éclat argentin au clair de lune, ou se précipitant dans les plus épaisses ténèbres sous la lueur phosphorescente de leur écume. Leur musique aussi résonnait toujours à ses oreilles et formait comme une partie de son être. Elle le suivait durant son travail et accompagnait sa pensée durant le jour ; elle l’endormait, le soir, lorsque s’éteignait le dernier tison dans l’âtre, et elle le réveillait toujours aux premières lueurs de l’aurore. Les saisons, pour lui, étaient marquées par les changements qui s’opéraient dans le bruit de la cataracte, roulement de tonnerre quand venaient la fonte de neige au printemps, ou les grandes pluies de l’automne ; léger murmure, quand les ardeurs de l’été réduisaient le torrent à un étroit ruisseau, et gémissement plaintif, semblable à celui des fils électriques, lorsque certains vents d’hiver venaient frôler la cascade entourée de glaces.

La passion de Batoche pour sa cataracte, extravagante peut-être, était bien dans son caractère, comme nous le verrons ; mais réellement, les chutes de Montmorency sont au nombre des plus belles œuvres de la nature sur ce continent. Nous tenons tous à visiter les chutes de Niagara, au moins une fois dans notre vie ; mais à part la largeur du cours d’eau, elles n’ont aucune supériorité sur celles de Montmorency.

En hauteur, elles leur sont bien inférieures, le Montmorency étant près de cent pieds plus élevé au-dessus du niveau inférieur, que le Niagara. Le volume d’eau plus considérable du Niagara, augmente le bruit de la chute et la buée qui en remonte ; mais le tonnerre de Montmorency se fait aussi entendre à une grande distance, et sa colonne de vapeur est un beau spectacle sous les rayons puissants du soleil ou sous les éclairs fulgurants d’un orage. Les décors de cette scène grandiose sont certainement plus beaux que ceux du Niagara, en ce qu’ils sont beaucoup plus sauvages. Le paysage aux alentours est rude, rocheux et couvert de forêts. En face s’étend au loin et au large le majestueux Saint-Laurent, au milieu duquel repose la belle île d’Orléans, un pittoresque jardin. Mais c’est surtout en hiver que les chutes de Montmorency sont belles à voir. Elles présentent alors un spectacle unique au monde.

Les hivers canadiens sont remarquables par leur sévérité, et presque chaque année, pendant quelques jours au moins, le mercure descend à vingt-cinq ou trente degrés au dessous de zéro.

Quand arrivent ces grands froids, les eaux impétueuses du Montmorency sont arrêtées dans leur cours précipité, et, sous leur manteau de glace, elles apparaissent comme un voile de dentelle blanche jeté sur le bord du précipice et suspendu dans l’espace. Avant que la congélation se complète, néanmoins, il se produit un autre phénomène bien singulier. Au pied des chutes, où l’eau bouillonne et remonte sous forme de globules liquides et de vapeur impalpable, une éminence se forme graduellement, s’élevant constamment en forme de cierge, jusqu’à ce qu’elle atteigne une hauteur considérable, parfois un quart ou un tiers de la hauteur de la chute elle-même.

Elle est connue sous le nom de Cône. Les Canadiens-Français l’appellent plus poétiquement le pain de sucre. Dans les beaux jours de janvier, quand les blancs rayons du soleil d’hiver viennent caresser, comme en se jouant, cette pyramide de cristal, font étinceler ses veines d’émeraude et illuminent d’un rayon réfractaire les cavités circulaires par lesquelles l’air comprimé se fraie un passage, l’effet des rayons prismatiques est enchanteur. Des milliers de personnes visitent Montmorency chaque hiver dans le seul but de jouir de ce spectacle. Il est inutile d’ajouter que les jeunes gens visitent le Cône dans le dessein plus prosaïque de glisser sur les toboggans ou les traîneaux, du sommet de ce pic de glace jusqu’au milieu du Saint-Laurent.