Société française d’imprimerie et de librairie (p. 31-35).
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CHAPITRE IV
le cyclone du golfe d’aden ; perte du Renard ; l’ouragan s’étend à tout le littoral de la mer arabique et du golfe du bengale. Un navire aux prises avec la tempête ; le grain ; le coup de vent ; on cargue les voiles ; un homme à la mer ! la lame rapportant le marin qu’elle a enlevé ; le navire est atteint ; ses canots sont brisés ; une voie d’eau se déclare ; il va sombrer.

Après plus de cent ans qu’aucun cyclone n’avait fait son apparition dans le golfe d’Aden, un ouragan de cette nature vint causer la perte de l’aviso le Renard, le 3 juin 1885. C’était un navire à hélice et en bois construit en 1866, sur un plan quelque peu bizarre, et plusieurs marins expérimentés refusaient au Renard les qualités nautiques nécessaires pour affronter une navigation difficile.

Le Renard était parti d’Obock à destination d’Aden, avec des vents variables du sud-ouest à l’ouest, permettant d’établir toute la voilure ; à environ cinquante milles (le mille est de 1,852 mètres) de son point de départ, il aura eu une renverse de vent de l’est-nord-est probablement après un intervalle de calme. La brise était modérée à Obock, au moment de l’appareillage du Renard. Le centre du météore devait en être bien rapproché (quelque rapide que fût son mouvement de translation), puisque l’infortuné navire l’aurait rencontré après avoir parcouru seulement une distance de moins de vingt lieues marines.

Les cyclones montent bien rarement dans ces parages. Le Renard eut cette mauvaise fortune d’en rencontrer un. Il a dû se trouver dans une de ces situations qui dominent les forces humaines et mettent à une suprême épreuve ces vertus essentielles de la noble profession maritime : « Abnégation, dévouement, sacrifice de la vie, Honneur et Patrie ». Telle est, en effet, la devise que le marin a constamment sous les yeux, depuis le jour où il quitte le port jusqu’à celui où le vaisseau désarme. Elle est gravée en lettres d’or sur le fronton des dunettes, et mieux encore, au fond du cœur de chaque homme de l’équipage.

L’idée de la proximité d’une tempête tournante n’a dû entrer qu’en dernier lieu dans l’esprit du capitaine du Renard, pour deux raisons : d’abord l’absence de tout indice de perturbation avant son départ d’Obock, ensuite l’excessive rareté des cyclones dans la mer Rouge.

Le Renard appartenait au port de Toulon ; mais la plus grande partie de l’équipage était composée de marins bretons ; le commandant, M. le capitaine de frégate Peyrouton Laffon de Ladebat, et le second, M. le lieutenant de vaisseau de Rotrou, étaient nés à Paris. L’enseigne de vaisseau Marcadé était du Havre, l’enseigne de vaisseau Lambinet et l’aspirant de première classe Iléliès, étaient bretons. L’aide-commissaire, M. Baratte, était né en Belgique, à Bruges, et le médecin, M. Saint-Pierre, à Lanches (Cantal). D’après le rôle d’équipage, le personnel se décomposait ainsi qu’il suit : commandant et état-major, 7 personnes ; personnel de la machine, 9 ; officiers mariniers, 10 ; matelots, 58 ; agents civils, 3 ; chauffeurs arabes, 21 ; total, 117 hommes.

L’ouragan dans lequel le Renard disparut fut suivi d’une autre tempête qui a fait sentir ses effets sur tout le littoral de la mer Arabique et du golfe du Bengale. La liste des navires de tout tonnage perdus ou ayant reçu des avaries considérables permit seule de mesurer l’étendue du sinistre.

Avec la perte de l’aviso le Renard, nous entrons dans les grands naufrages causés dans toutes les mers par des tempêtes dangereuses, des ouragans, des bourrasques. Il y a longtemps qu’il n’est plus possible de compter les navires perdus corps et biens et dont jamais on n’eut aucune nouvelle. Pour d’autres navires, quelques épaves ont pu être recueillies comme un témoignage lugubre des sinistres maritimes ; plus souvent, des marins, sauvés dans des circonstances dramatiques, ont raconté la fin des navires sur lesquels ils ont failli périr. Hélas ! il en est des naufrages dans le souvenir des hommes comme des vagues de la mer sur la plaine liquide et tourmentée : la vague qui se dresse et déroule sa volute, efface toute trace de la vague qui l’a précédée : le naufrage d’hier fait oublier, par la sensation pénible même qu’il produit, le naufrage du jour d’avant.

Chaque pays, — chaque marine, possède son histoire des naufrages, toujours trop riche en sinistres de toute sorte, incessamment alimentée de faits nouveaux ; mais il y a des catastrophes tellement terribles et lamentables qu’elles s’imposent à la mémoire des marins du monde entier. On le comprend bien : ce n’est pas l’horreur du drame qui frappe les imaginations, c’est le nombre des victimes. Quant à la perte matérielle, quelle que soit son importance, on n’en parle que pour mémoire, et les gens du métier, les ingénieurs, les constructeurs notent certains détails qu’il peut être utile de ne pas oublier pour l’avenir et le perfectionnement de la construction maritime.

La tempête ! c’est-à-dire l’inconnu, — une nouvelle lutte pour le marin, un nouveau triomphe peut-être, mais peut-être aussi le dernier combat qu’il livre à l’élément redoutable ; peut-être la fin de sa course sur les mers, la fin aussi du vaisseau qu’il monte. Faut-il s’attacher aux signes précurseurs comme à un pronostic ? Beaucoup de confiance est nécessaire, un peu d’insouciance même ne messied pas à celui qui n’a qu’à obéir. C’est assez que celui qui commande sente peser sur lui une bien lourde responsabilité ; aussi observe-t-il attentivement. « Voici d’abord, dit La Landelle, des nuages légers et floconneux qui passent : — Laissons courir !

« Mais bientôt une masse noirâtre obscurcit la ligne qui sépare le ciel de la mer, une sombre nuée monte plus ou moins rapidement comme un fantôme : — Attention !

« Glissera-t-elle sur l’avant ou sur l’arrière, ou va-t-elle fondre à bord en sifflant ? Éclatera-t-elle en versant des torrents de pluie, ou n’amènera-t-elle qu’une lourde bouffée ? — l’œil du marin ne s’y trompe point. Si le grain n’est qu’une vaine menace, s’il ne doit produire d’effet qu’à deux ou trois milles on sourit dédaigneusement : — Gouvernez droit, timonier ! il n’y a pas de soin !

« Si l’on juge que le grain frappera dans la mâture, c’est le cas de carguer les perroquets. La brigantine, le grand foc, la grand’ voile seront ensuite les premières voiles à soustraire à l’action du vent. Si le vent fraîchit encore, on amène les huniers. Il est beau de voir un vaisseau diminuant de toile en bon ordre au fur et à mesure que la brise augmente, s’inclinant graduellement sous son effort, traversant fièrement le nuage qui tonne, et puis à peine sorti de la zone tourmentée, rétablissant voilure.

« Un grain est un épisode vulgaire qui ne fait aucune impression sur l’équipage, qu’on se borne à enregistrer sur la table de loch ou journal du bord et qui ne compte pas pour du mauvais temps. »

Autre chose est le coup de vent, le grand frais, la tempête, qui force à mettre à la cape ou à fuir. Le navire semble alors reconnaître la nécessité de redoubler de vitesse. Dès qu’il sent la pression des grandes voiles, il se penche davantage, et s’incline sur le lit d’eau qui s’élevait du côté du vent presque jusqu’à ses dalots. Sur son autre flanc plusieurs pieds de bordages noirs et de sa doublure de cuivre se montrent à découvert. Les vagues vertes qui roulent dans toute sa longueur y dessinent des festons d’une écume brillante. Tandis qu’il lutte ainsi contre les flots, les chocs deviennent à chaque instant plus violents et à chaque rencontre l’eau, en rejaillissant, forme une nappe vaporeuse qui enveloppe, tombe sur le pont, et est enlevée comme un brouillard, bien loin sous le vent. Chaque fois que le navire plonge, sa proue divise une masse d’eau qui de moment en moment devient plus considérable, et dans plus d’une de ces luttes, le bâtiment en s’avançant est presque enseveli dans quelque vague sur laquelle il lui est difficile de s’élever.

La mer s’est gonflée démesurément, le vent a fraîchi davantage, la tempête gronde ; elle éclate ; les lames vont grossissant. Elles obéissent aux courants marins et se dressent parfois contre un vent contraire. À la transparence de l’air ont succédé la poussière saline des embruns qui se suivent de près, et les torrents de pluie.

À bord d’un simple bâtiment de commerce, dont l’équipage n’est jamais nombreux, tout le monde est debout. Il s’agit de carguer toutes les voiles, jusqu’au dernier lambeau, depuis la proue jusqu’à la poupe ! — Du monde aux cargues-points des huniers !… Qu’on mette les huniers sur les cargues ! À l’ouvrage partout ! De l’ardeur, mes amis, à l’ouvrage !

Dans les airs des hurlements, des lames échevelées, des nuages déchirés fuyant en bandes effarouchées, des sifflements sinistres, l’écume salée obscurcissant tout…

Les fonds bas de la mer teignent de leur limon les eaux lourdes et plombées. Au milieu de ce désordre de longs jets d’écume sont lancés en l’air. La nuit va venir, peut-être, doubler l’horreur de la situation.

Fréquemment, en exécutant une manœuvre, des hommes tombent de la mâture, emportés par le vent, souffletés par la rude toile des voiles ; et l’état de la mer ne permet pas de leur porter secours. D’autres se dévoueront à leur tour. Pendant un coup de vent, des chevilles de fer de porte-haubans, indispensables à la solidité de la mâture, jouent et peuvent échapper ; il faut à toute force, afin de les mieux river en dedans, les repousser au dehors à coups de masse. La lame emportera quelques-uns des matelots qu’on enverra accomplir cette besogne périlleuse. Dans l’entrepont, les caissons qui contiennent les effets de l’équipage, se déclouent et blessent plusieurs marins. Les boulets de la batterie, par l’effroyable inclinaison du navire, sortent des enchâssures où ils étaient placés, et bondissant avec violence, viennent ajouter à la confusion et aux périls.

On a vu la mer, d’une de ses lames, enlever un homme du bord, et par une autre lame le rapporter sain et sauf, — lorsque dans le déchaînement de l’ouragan il eût été impossible de songer à un sauvetage. Cet événement nautique qui tient du miracle, se produisit dans des circonstances bien singulières au milieu de l’ouragan qui causa le naufrage du Courrier de la Vera-Cruz (1838). Le timonier avait de la peine à lutter contre l’indocilité du gouvernail. Le capitaine s’élance à son aide. Au même instant, un coup de vent les prend par le travers et les jette par-dessus bord. L’équipage est consterné. Le bâtiment, privé de son pilote, se couche sur le flanc et semble près de chavirer. Que se passe-t-il en cette minute d’une si poignante anxiété ? Soudain le capitaine et le timonier sont rejetés à bord par le ressac de la lame : le timonier en tombant avait eu la chance de saisir une drisse, à l’aide de laquelle il s’était tenu dans une position parallèle au navire ; le capitaine s’était accroché à sa jambe, et cela les sauvait tous les deux !

« Jusqu’ici, pourtant, le navire est encore intact ; mais dès qu’il est blessé, lui aussi, le combat de l’homme contre la tempête prend un caractère plus sombre. Chaque avarie nouvelle devient un péril général. Les embarcations sont brisées ; une ressource importante est perdue avec elles ; les mâts sont rompus, le gouvernail est enlevé, le manœuvrier se voit réduit à l’impuissance. La voie d’eau se déclare ; il faut pomper, et si la voie va en augmentant, si les bordages, disjoints par trop de secousses violentés, s’ouvrent à la mer, il faut pomper nuit et jour, sous peine de couler par le fond. Les vivres sont gâtés, la famine ajoute ses horreurs aux horreurs de la tempête qui gronde au dedans comme au dehors. On allège en vain la coque ; les ancres, les canons, la cargaison entière, les apparaux les plus nécessaires en d’autres circonstances, ont beau être jetés par-dessus le bord, il arrive un instant où le navire vaincu s’affaisse et sombre. Tout a péri[1] ! »



  1. La Landelle : la Vie navale.