Société française d’imprimerie et de librairie (p. 230-251).

CHAPITRE XX

DÉSERTIONS DE MARINS, FRÉQUENTES AUTREFOIS ; ATTRACTION DES ÎLES DE LA POLYNÉSIE ; LE Rambler ET LE CAPITAINE POWELL AUX ÎLES TONGA ; UN ROBINSON PEU SYMPATHIQUE : L’IRLANDAIS PATRICK WATKINS ; LES REBELLES DE LA Bounty À L’ÎLE PITCAIRN ; L’ÎLE JUAN-FERNANDEZ : LES ROBINSONS VRAIS ; ALEXANDRE SELKIRK, MODÈLE DU ROMAN DE DANIEL DE FOË ; LES SOLITAIRES DE L’ÎLE PELL DÉCOUVERTS PAR LE CAPITAINE LÜTKE ; UN AUTRE ROBINSON : LE MOUSSE NARCISSE PELLETIER ; LE PETIT GISLES COUTURE CHEZ LES PEAUX-ROUGES ; LE CAPITAINE BARNARD AUX ÎLES MALOUINES.

Autrefois les désertions étaient fréquentes à bord des navires qui jetaient l’ancre devant des îles nouvellement découvertes. Des matelots ayant à redouter un châtiment essayaient de s’y soustraire, dussent-ils renoncer pour jamais à leur patrie. D’autres, fatigués par de périlleuses navigations, se trouvaient tout d’un coup séduits par le tableau d’une vie heureuse et calme, sur une de ces terres fortunées que recèle la Polynésie ; l’ambition, le désir de dominer, l’espoir de se placer à la tête d’une peuplade ignorante, devenait le mobile de certains autres. Aujourd’hui, ces îles fréquentées par les marins de tous les pays, n’offrent plus le même attrait, et les désertions de matelots sont bien moins nombreuses.

Certains faits ne datant que du siècle dernier ont pour nous l’étrangeté du roman. Tels sont les événements qui amenèrent la mort du capitaine Powell. Ce marin anglais se recommandait déjà à vingt-trois ans par la découverte du groupe austral qui porte son nom. Il partit sur le Rambler pour la pêche du cachalot dans le grand Océan, emmenant avec lui un jeune étourdi, qui lui avait été recommandé par sa famille. Le baleinier vint mouiller dans le port du Refuge, sur la côte ouest de Vavao, l’une des îles Tonga. Des relations d’intimité s’établirent aussitôt avec les naturels.

Tout allait pour le mieux ; ceux-ci apportaient aux navigateurs des cocos, des bananes, des fruits à pain, des cannes à sucre ; le capitaine Powell faisait des présents aux naturels de l’île ; leur roi Houloulala était presque toujours à bord du baleinier ; il y couchait même ; sa fille Ozela montrait une affection enfantine pour John, le jeune protégé du capitaine. Mais quelques difficultés survinrent à la suite de plusieurs larcins commis par les sauvages…

Un soir, un émissaire vint prier le roi de descendre à terre. Celui-ci se rendit à ce désir avec une précipitation qui inspira des soupçons. Il n’était plus possible de le retenir, quand l’appel de l’équipage fit découvrir l’absence de cinq hommes ; John était du nombre. La défiance devint extrême, et toutes les craintes furent augmentées par le rapport d’un matelot né dans les Indes, qui, après un séjour de quelques années dans l’île, venait de prendre du service sur le Rambler.

On l’envoya à terre ; il y trouva toute la population en mouvement et prête à prendre le parti des déserteurs. Persévérant dans son dévouement, l’Indien accepta une nouvelle mission auprès du chef, avec ordre de traiter d’abord pour le renvoi des cinq hommes, et en cas de non-réussite, pour la rançon du seul John.

Rien ne put décider Houloulala à renvoyer tous les blancs qui s’étaient joints à sa peuplade ; mais il se montra plus accessible quand, pour l’échange de John, on lui offrit quelques livres de poudre, une provision de balles, des pierres à fusil et un mousquet. Le marché allait se conclure, quand la fille du chef, en montrant à son père la douleur que lui causait le départ du jeune Anglais, fit échouer les négociations.

Il fallut recourir à d’autres moyens : deux grandes pirogues de guerre des îles Hapaï se trouvaient au mouillage entre le Rambler et la côte. Le capitaine Powell résolut de s’en emparer comme gages. Il crut qu’il suffirait de quelques coups de fusil pour en éloigner ceux qui les gardaient ; mais les insulaires, avec leur adresse ordinaire, se jetèrent à l’eau du côté abrité, et parvinrent adroitement à haler les pirogues à terre.

Georges Powell, désespéré de ce mauvais succès, assembla ses officiers pour leur exposer sa position : chargé par une famille honorable de veiller sur son enfant, il se croyait obligé de ne rien épargner pour arracher l’imprudent au sort qu’il se préparait. On résolut de tenter l’impossible.

Le 3 avril, au lever du soleil, des groupes de naturels couvraient les plages de port Refuge, suivant attentivement les mouvements du navire baleinier. Les pirogues avaient disparu ; mais on finit par découvrir qu’elles se trouvaient sur un point éloigné de la baie. Powell fait aussitôt appareiller son navire, tire quelques coups de canon pour effrayer les insulaires, et se dirige vers les pirogues. Lorsqu’il est près d’elles, il arme deux canots, s’embarque et, protégé par le feu de la baleinière, il réussit à mettre à la mer la plus grande des deux pirogues qu’il amène à la remorque.

Il crut qu’il lui serait aussi facile de s’emparer de la seconde pirogue. Il repart avec un seul canot et débarque sans obstacle. Se sentant soutenu par les canons de son navire, il n’hésite pas à avancer ; les insulaires, armés de lances, de haches et de casse-tête, cachés près du rivage, attendaient le moment d’agir ; mais les canons du baleinier les tenaient en respect. À un moment, ils observèrent avec une étonnante sagacité que le navire, forcé par le peu de profondeur de l’eau de virer de bord, leur présentait son avant et ne pouvait faire feu. Ils s’élancent et attaquent les Anglais.

Revenus de leur première surprise, ceux-ci se défendent avec bravoure ; mais avant qu’ils aient rechargé leurs armes, ils sont enveloppés ; leur canot est encore à flot, ils tentent d’y rentrer et de fuir. Dans ce mouvement, Powell est atteint par derrière d’un coup de hache qui l’abat. Plusieurs officiers et matelots partagent son sort ; deux matelots seulement parviennent à regagner le baleinier à la nage, et encore l’un d’eux était-il dangereusement blessé d’un coup de sagaie, celui-là même qui a raconté les péripéties de ce drame.

De tous côtés retentissait le bruit de la conque guerrière, les sauvages couraient aux armes ; leurs pirogues se réunissaient pour une attaque générale. Dans cette situation périlleuse, l’équipage affaibli du Rambler n’eut d’autre ressource que d’abandonner la pirogue capturée, de forcer de voiles et de s’éloigner en toute hâte.

Ces faits se passaient en 1826. La désertion de quelques marins était la cause de cet épouvantable massacre…

C’est aussi à la suite d’une désertion que nous trouvons dans une île de l’Océanie, voisine du continent américain, un Robinson des moins sympathiques.

En 1805, un Irlandais, nommé Patrick Watkins, ayant déserté d’un navire anglais, se construisit une hutte dans l’île Charles, faisant partie de l’archipel des Gallapagos, qui appartient au Pérou. Dans un petit coin de terre, le seul cultivable de l’île, il parvint à faire pousser des

Powell est atteint par derrière d’un coup de hache.
pommes de terre et des citrouilles, en assez grande quantité pour en vendre aux marins dont les navires venaient mouiller dans ces parages, ou en échanger contre de l’eau-de-vie.

L’extérieur de cet homme était aussi repoussant que possible : ses haillons le couvraient à peine ; ses cheveux rouges, sa barbe mêlée, sa peau horriblement brûlée par le soleil, lui donnaient un aspect sauvage auquel ajoutaient encore ses manières. On ne pouvait le regarder sans effroi. Pendant plusieurs années, cet être misérable vécut seul dans cette île déserte, sans aucun désir que de se procurer de l’eau-de-vie — comme s’il voulait se maintenir dans un état d’ivresse habituel. Il paraissait être réduit au dernier degré de l’abrutissement. Mais si dégradé et si misérable qu’il fût, il conçut le projet de forcer plusieurs individus à travailler pour lui.

Il réussit à se procurer un vieux fusil, une certaine quantité de poudre et quelques balles. Il se regarda dès lors comme le souverain de l’île, avec le désir d’user de son autorité à l’égard de ceux qui lui tomberaient sous la main.

Sa première victime fut un noir, commis à la garde d’une chaloupe appartenant à un navire américain, qui avait relâché à la hauteur de l’île pour s’y procurer de l’eau.

L’Irlandais, armé de son mousquet, se rendit à l’endroit du rivage où avait touché la chaloupe, et ordonna au noir de le suivre. Celui-ci fit quelque résistance, et deux fois le mousquet fut mis en joue, mais ne partit pas ; cependant le nègre, intimidé, consentit à obéir.

Alors Patrick mit son mousquet sur son épaule, et conduisit son captif à sa hutte. Chemin faisant, il lui déclara qu’il le considérait désormais comme son esclave, et que la manière dont, il serait traité dépendrait de sa conduite. Au moment où ils suivaient un passage étroit, le nègre, voyant que Patrick n’était pas sur ses gardes, le saisit, le jeta à terre, lui attacha les mains sur le dos, et, le chargeant sur ses larges épaules, l’emporta vers la chaloupe, d’où il fut transporté à bord du navire américain.

Un contrebandier anglais était alors aussi mouillé dans le havre de l’île Charles. Le capitaine condamna Patrick à être fouetté à bord des deux navires, sentence qui reçut son exécution. Après quoi l’Irlandais, les mains étroitement enchaînées, fut reconduit à terre par les contrebandiers anglais.

Ils le forcèrent à montrer l’endroit où il cachait les dollars, produits de la vente de ses légumes aux marins de passage, et ils les lui prirent. Mais pendant qu’ils se faisaient un passe-temps de détruire sa hutte et son champ, le misérable parvint à leur échapper et se cacha parmi les rochers dans l’intérieur de l’île, jusqu’à ce que les contrebandiers eussent remis à la voile.

Alors il sortit de sa cachette, et, au moyen d’une vieille lime qu’il enfonça dans un arbre, il se débarrassa de ses menottes.

Après le mauvais succès de cette première tentative, le farouche Irlandais, plus méchant que jamais, chercha un autre moyen d’arriver à ses fins. Il se promit de-mieux réussir en faisant boire à l’excès les matelots qui se hasarderaient dans son île. Grâce à ce piège, pensait-il, il pourrait les tenir cachés dans quelque endroit d’un difficile accès.

Ce scélérat réalisa ce qu’il avait si bien arrangé, dans ses calculs. Il eut ainsi jusqu’à quatre compagnons qu’il domina tyranniquement. Il fit tout son possible pour leur procurer des armes. On suppose que son but était de surprendre quelque navire, et, après avoir massacré l’équipage, de s’en emparer.

Si telles étaient ses visées, il dut en rabattre et se contenter d’une embarcation, dont il se rendit maître par fraude, et qui lui permit de gagner le continent américain. Il débarqua à Guayaquil et se rendit à Payta, où sa mauvaise mine le fit arrêter et jeter en prison. Tels sont les faits rapportés par un capitaine Porter, dont il ne faut sans doute pas suspecter la bonne foi.

Nous avons raconté la fameuse rébellion de la Bounty, et suivi le capitaine Bligh et ses compagnons dans cet étonnant voyage d’une chaloupe montée par dix-neuf hommes, qui accomplit une traversée de 1,300 lieues, en n’ayant qu’une très petite quantité de vivres. Il nous reste à dire ce qu’il advint des matelots rebelles demeurés à bord de la Bounty, et retrouvés plus tard dans l’île Pitcairn.

Trente années avaient presque fait oublier cette célèbre mutinerie, lorsque le capitaine Folger, commandant le navire américain Topaz, raconta à Valparaiso qu’il avait découvert dans l’île Pitcairn les derniers survivants de la Bounty. C’était en 1809. L’amirauté anglaise se préoccupa de ce fait.

En 1814, les navires de S. M. britannique le Briton, commandé par sir Thomas Stains, et le Tagus, capitaine Pipon, traversant l’océan Pacifique, reconnurent que non seulement l’île Pitcairn était habitée, mais encore que les insulaires y parlaient très bien l’anglais. Leurs équipages, interpelés dans cette langue, furent peu après visités par les habitants de l’île, venus dans un canot marchant à la voile.

On sut alors ce qu’était devenu le restant de l’équipage de la Bounty après l’expulsion du capitaine Bligh et des marins de son navire demeurés fidèles.

Les rebelles racontèrent que la Bounty, dont l’un d’eux, Fletcher Christian, avait pris le commandement, fut dirigée sur la petite île Tabouai, où les naturels ne voulurent pas laisser s’établir les hommes blancs, leur disputant le terrain pied à pied. On décida de retourner à Taïti.

Ils furent bien reçus par les insulaires qu’ils avaient quittés depuis peu, et à qui ils durent raconter, pour expliquer leur retour, que le capitaine Bligh ayant reconnu une île favorable pour un établissement, y était débarqué avec une partie de son équipage. On les crut, et, suivis de quelques indigènes, les marins révoltés de la Bounty tentèrent, une seconde fois, de pénétrer à Tabouai, mais sans réussir davantage à s’en rendre maîtres.

Il fallut retourner à Taïti.

La plupart des rebelles se décidèrent à demeurer dans cette île ; ceux-là eurent sujet de s’en repentir plus tard, lorsqu’ils furent enlevés par le bâtiment anglais la Flore, ramenés en Angleterre, et condamnés à mort par une cour martiale.

Mieux avisés, les autres, parmi lesquels Christian, John Adams, Quinttal, Edouard Young, Mac-Coy, ne restèrent pas longtemps à Taïti. Après avoir partagé avec leurs compagnons les ustensiles et les provisions que contenait le navire, ils dirigèrent la Bounty vers une île inhabitée.

Ils ne s’y rendirent pas seuls : plusieurs femmes de Taïti et des insulaires, invités par les marins à venir à leur bord, furent emmenés plutôt de force que de plein gré.

L’île Pitcairn allait être choisie comme refuge. C’est une île située à l’extrémité méridionale de l’archipel des Îles Basses, et tout à fait sous le Capricorne. Entourée de rochers, dépourvue de port, elle n’a aucune importance en raison de son peu d’étendue.

Christian dirigea la Bounty vers cette île, où le débarquement eut lieu le 23 janvier 1790. Les rebelles démolirent ensuite le navire et le brûlèrent, dans la crainte qu’on ne les découvrit. Ils construisirent leurs habitations dans un endroit éloigné du rivage, et masqué par des bois à la vue des bâtiments qui passeraient au large de l’île.

Pitcairn fut nommée Bounty-Bay. Nous n’étonnerons personne en disant que les marins anglais traitèrent d’une façon tyrannique les Taïtiens qu’ils avaient emmenés avec eux : six hommes et plusieurs femmes.

Au moment où la colonie semblait être en voie de prospérité, un des révoltés, l’armurier Williams, perdit la femme qu’il s’était choisie parmi les Haïtiennes, et exigea qu’on lui remplaçât sa compagne, menaçant de quitter l’île s’il éprouvait un refus.

Les Polynésiens indignés décidèrent la perte des blancs. Un premier complot, avorta ; mais peu de temps après les insulaires, bien résolus à massacrer leurs oppresseurs, empruntèrent des armes sous prétexte d’aller chasser des cochons sauvages, et se rendirent dans un champ d’ignames où ils surprirent Williams et Christian qu’ils massacrèrent. Deux autres Anglais subirent le même sort. Adams eut la gorge traversée par un coup de mousquet que lui portèrent les assassins. Quoique blessé, il allait réussir à s’échapper, ce que voyant, les Taïtiens le rappelèrent, et lui promirent la vie sauve. Young, que les insulaires aimaient, fut également épargné. Quinttal et Mac-Coy purent se réfugier dans les montagnes.

Cinq des Européens sur neuf avaient péri dans cette journée. Le massacre des Anglais fut bientôt vengé par le meurtre des hommes de Taïti. Ce fut la dernière tragédie que vit s’accomplir l’île Pitcairn. Les survivants, paisibles possesseurs du sol, y fondèrent un établissement durable.

À la date du 3 octobre 1793, il ne restait dans l’île Pitcairn que quatre hommes blancs, dix femmes et quelques enfants. Edouard Young commença alors à écrire un journal, qui donne une idée de l’état de l’île et des occupations de ses habitants ; on les voit vivant dans une tranquillité parfaite, bâtissant leurs maisons, cultivant les terres, allant à la pêche. Le seul nuage, fut le mécontentement des femmes indigènes, qui se refusaient absolument à rendre les crânes des Européens assassinés par les Taïtiens, et s’opposaient à ce qu’on leur donnât la sépulture.

Adams et Young furent bientôt seuls en vie, des quinze hommes — blancs ou jaunes — débarqués à Pitcairn. Ces deux marins réglèrent avec beaucoup d’ordre la vie de famille. De l’union de Anglais et des femmes polynésiennes provenait une nouvelle génération remarquable par la beauté de ses formes, et qui grandit sous la direction bienfaisante de John Adams. Edouard Young mourut quelques années après.

En 1825, quarante ans après le révolte de la Bounty, l’île Pitcairn fut visitée par le capitaine Beechey, commandant du Blossom, et ayant appartenu à l’équipage du navire commandé par Bligh.

En ce moment l’établissement des colons comptait soixante-six personnes. Nous détachons les lignes suivantes de la relation du capitaine Beechey :

« L’intérêt qu’excita l’annonce que l’on apercevait du haut des mâts du Blossom l’île Pitcairn, amena tout le monde sur le pont, et donna lieu à une suite de réflexions qui accrurent l’envie que nous avions de communiquer le plus tôt possible avec ses habitants, de voir et de partager les plaisirs de leur petite société, et de connaître d’eux toutes les particularités relatives au sort de la Bounty ; mais l’approche de la nuit nous força de remettre au lendemain l’accomplissement de nos désirs. Nous longeâmes alors le côté de l’île reconnu et sondé par le capitaine Carteret, avec l’espoir d’y mouiller ; dans cette position nous eûmes la satisfaction d’apercevoir un bateau à voile, se dirigeant sur nous. Au premier abord, l’équipement complet de cette embarcation nous fit douter qu’elle fut la propriété des insulaires, et nous en conclûmes qu’elle devait appartenir à l’un des bâtiments baleiniers de la côte opposée ; mais bientôt nous fûmes agréablement surpris par la singulière composition de son équipage. C’était le vieil Adams et tous les jeunes hommes de l’île. »

D’après la même relation, Adams était alors un homme de soixante-cinq ans, d’une force et d’une activité rares à cet âge. Il portait une chemise de matelot, une culotte, un chapeau bas de forme, qu’il tenait presque toujours à la main. Il conservait les manières d’un marin, inclinant la tête légèrement toutes les fois qu’un officier lui adressait la parole.

C’était la première fois que le vieux matelot se trouvait à bord d’un navire de guerre depuis la révolte de la Bounty, ce qui produisait chez lui un certain embarras, mais sans aucune appréhension pour sa sûreté personnelle, après les assurances de bons sentiments reçues par lui, tant du gouvernement britannique que de beaucoup d’autres personnes.

Les jeunes insulaires, au nombre de dix, étaient de haute taille, robustes et de bonne santé. L’apparence d’un bon naturel répandue sur toute leur personne leur avait procuré partout un accueil amical. Les pièces de leur costume provenant de présents faits par des capitaines et des équipages de bâtiments marchands, formaient un ensemble bariolé. Quelques-uns ne portaient pour tout vêtement qu’une chemise, d’autres rien qu’un gilet ; aucun d’eux n’avait de souliers ni de bas, deux seulement possédaient un chapeau.

L’accroissement de la population de l’île commençait à dépasser les ressources du sol ; le manque d’eau même devenait sensible. En 1830, le gouvernement anglais, pour satisfaire au désir des colons, les fit transporter à Taïti. La reine de ces îles leur accorda des concessions de terres ; mais ils ne purent s’habituer à leur nouveau séjour. Il fut permis à quelques-uns de retourner à Pitcairn, où, en 1841, la population comptait cent douze personnes. Enfin, en 1852, ces insulaires obtinrent encore de la reine Victoria la faveur d’être transportés à l’île Norfolk, petite île située entre la Nouvelle-Galles du Sud et la Nouvelle-Calédonie, pas plus grande que l’île Pitcairn, mais bien plus fertile, et ayant autrefois servi de lieu de déportation pour les convicts récidivistes de Botany-Bay.

John Adams était mort en 1829.

Nous arrivons aux Robinsons de l’île Juan-Fernandez : car il y en eut plusieurs successivement, dans ce lieu prédestiné, voisin des côtes américaines de la mer du Sud.

Lorsque le navigateur Juan Fernandez obtint du gouvernement espagnol la concession des îles qu’il venait de découvrir, à l’ouest du Chili, il établit dans une des îles qui ont conservé son nom, une colonie qui aurait pu y prospérer ; mais le désir de revoir leur patrie eut bientôt dispersé les nouveaux colons ; ils partirent, abandonnant quelques chèvres, qui se multiplièrent, et dont on voit encore aujourd’hui de nombreux troupeaux.

Quelques années plus tard, un navire périt sur les côtes de cette même île ; un seul marin échappa au naufrage. Ce malheureux attendit cinq années sa délivrance. Après lui, l’île principale du groupe Juan-Fernande n’eut encore successivement quelques habitants, les uns exilés volontaires, les autres jetés par la tempête sur ce rivage hospitalier.

Enfin, vers l’année 1704, un nouvel hôte lui vint, qui devait lui donner dans l’avenir une incomparable célébrité, un marin écossais nommé Alexandre Selkirk, qui a fourni le modèle du Robinson Crusoé, de Daniel de Foë, et servi de type à la nombreuse et attrayante famille des Robinsons.

Alexandre Selkirk, natif de Largo, dans le comté de Fife, était maître d’équipage à bord du Cinque-Ports, commandé par le capitaine Stradling. Voué à la mer dès son enfance, Selkirk, selon les uns, était d’un caractère violent et d’un esprit enclin à l’insubordination. Il désertait, changeait de nom, passait d’un navire à l’autre, battait ses camarades et se rendait insupportable à ses chefs. Au rapport de quelques autres qui semblent l’avoir connu, c’était au contraire un jeune homme grave, réfléchi, mélancolique, et même porté au mysticisme.

Ce qui n’est pas douteux, c’est que, s’étant pris de querelle avec son capitaine, il se sentit saisi d’un profond dégoût de la vie, et demanda à être abandonné sur l’île de Juan-Fernandez. La relâche du Cinque-Ports dura plusieurs jours, pendant lesquels Selkirk eut le temps de se livrer à de sages réflexions. Il fit donc sa soumission et demanda à rentrer en grâce ; mais le capitaine Stradling, homme dur et sévère, refusa de le reprendre à son bord. Le sort aveugle ne faisait pas la plus mauvaise part au marin écossais : quelques mois plus tard, le Cinque-Ports périssait, et avec lui une partie de son équipage.

Au moment où il quitta le vaisseau, Selkirk put emporter son hamac, quelques habits, un fusil, une livre de poudre et des balles, une hache, un couteau, un chaudron, du tabac, une Bible et les instruments de marine qui lui appartenaient.

Quand il vit s’éloigner ce vaisseau, où il avait eu sa place, et qu’il sentit toute l’horreur de son abandon, il tomba dans un profond désespoir. Les premiers mois furent bien tristes à passer. En se voyant seul, il reportait douloureusement sa pensée vers les biens dont l’avait privé sa funeste passion pour les voyages, sa folie à courir les aventures, quand il eût pu vivre si tranquillement au foyer paternel.

Enfin, l’obligation de pourvoir à ses besoins lui créa une puissante diversion. Il lui fallait s’ingénier, trouver des expédients, pour se nourrir, se loger, se vêtir, sur une île déserte.

Il se décida à se construire un abri avec quelques morceaux de bois et des peaux d’animaux. L’île de Juan-Fernandez était remplie de chèvres et de chats. Tant qu’il eut de la poudre, il tua des chèvres, et fournit sans trop de peine à sa subsistance : mais cette ressource lui manqua bientôt ; la pêche des crabes et des congres, quelques baies sauvages y suppléaient insuffisamment. Il tendit des pièges aux jeunes chevreaux, mais sans beaucoup de succès ; il se vit alors contraint de prendre les chèvres à la course ; la chair et la peau de ces animaux lui étaient également indispensables.

C’était un exercice nouveau pour un marin et demandant de l’agilité. À peine couvert de quelques peaux grossièrement cousues, bras nus et jambes nues, il engageait des courses folles à la poursuite de bêtes qui sautent de rocher en rocher, s’élancent sur les parois les plus escarpées, sur les arêtes tranchantes ou les pics aigus ; avec elles il franchissait les torrents et bondissait par-dessus les buissons sans se ménager, on peut le croire, n’ayant d’autre moyen que de fatiguer la proie convoitée, jusqu’à ce qu’elle se rendît haletante et épuisée.

Ces expéditions n’étaient pas toujours exemptes de dangers. Un jour, au moment où il venait de saisir une chèvre, il tomba avec elle au fond d’un précipice, et y demeura longtemps privé de connaissance. Quand il reprit ses sens, il trouva la chèvre morte sous lui : il ne devait son salut qu’à la façon dont ce corps avait amorti sa chute. Le croira-t-on ? Selkirk finit par acquérir une si merveilleuse agilité, que cette chasse périlleuse ne fut plus qu’un jeu pour lui ; il lui arriva souvent, après avoir pris une chèvre, de la marquer à l’oreille, et de la relâcher, pour avoir le plaisir de la rattraper une autre fois.

D’autres occupations apportaient encore une amélioration matérielle à sa position. Les Européens qui, les premiers, étaient venus dans l’île, y avaient semé quelques légumes et planté des choux palmistes ; Selkirk reprit ces cultures et améliora ainsi son régime… Pour se délivrer du voisinage importun des rats qui rongeaient ce que contenait sa hutte, et dévoraient ses provisions, il se mit à apprivoiser de jeunes chats.

Il se procurait du feu à la manière des sauvages, en frottant l’un contre l’autre deux morceaux de bois résineux.

Le marin écossais ayant réussi à pourvoir aux exigences les plus impérieuses de la vie matérielle, chercha un soulagement à son isolement dans la lecture et la méditation. La Bible lui fut d’un grand réconfort. Il travailla à son perfectionnement moral, apprit la patience, la résignation, le sacrifice… Par l’opiniâtreté de sa volonté, il s’élevait peu à peu de l’état de nature où il était subitement tombé, à un degré de perfection qu’il n’avait jamais connu dans le désarroi et la turbulence de sa vie de marin. Grandi à ses yeux et fier de lui-même, il se sentait de force maintenant à braver cette solitude écrasante.

Un jour, un navire espagnol aborda à Juan-Fernandez ; d’abord Selkirk se cacha dans les bois, résolu à ne rien changer à son état. Comme il l’avoua plus tard, il craignait aussi que les Espagnols ne l’envoyassent dans leurs « présidios », où ils internaient leurs soldats déserteurs, les malfaiteurs et les vagabonds. Cependant, la vue de ses semblables produisit sur lui une impression qui vainquit raisonnements et craintes : il se montra donc sur la lisière du bois ; mais les Espagnols, effrayés de cette étrange apparition, lui tirèrent quelques coups de fusil qui l’obligèrent à se cacher de nouveau.

Quatre ans et trois mois s’étaient écoulés, et Selkirk prenait son parti d’être séparé à tout jamais du reste des vivants, lorsqu’un libérateur lui arriva. Woode Rogers et Dampier croisaient alors sur les côtes du Chili, avec deux corsaires, le Duc et la Duchesse, de Bristol. Le 1er février 1709, ils abordèrent à Juan-Fernandez, et Selkirk se rendit à eux ; Dampier, qui l’avait connu autrefois, intervint en sa faveur, et détermina Woode Rogers à le recevoir à son bord.

Woode Rogers, dans la relation de ses voyages (1712), publia les détails les plus circonstanciés sur le marin qu’il avait trouvé dans l’île Juan-Fernandez. Les aventures de Selkirk eurent dans toute l’Europe un grand retentissement. Daniel de Foë les popularisa bien davantage encore en écrivant son immortel roman de Robinson, pour lequel il utilisa peut-être des indications obtenues directement du marin écossais, devenu l’une des célébrités des tavernes de Londres.

Deux hommes de devoir oubliés dans une île et qui semblaient bien y avoir été abandonnés :

Le capitaine Lütke, de la marine russe, abordant au port de Lloyd, de l’île Peel, — l’une des îles du groupe de Bonin-Sima (Micronésie), — eut la suprise d’y trouver deux matelots établis là dans l’attente d’un baleinier qui devait venir les prendre. Ces deux matelots appartenaient à l’équipage d’un navire baleinier, le Williams, échoué dans une anse du port Lloyd, dans l’automne de 1826. Tout l’équipage s’était sauvé à terre.

À peu de temps de là, un autre baleinier, le Timor, appartenant au même armateur, vint mouiller dans ce port, et tous les naufragés, à l’exception de deux, s’embarquèrent sur ce navire. Ces deux matelots, qui consentaient à demeurer dans l’île pour sauver ce qu’on pourrait du baleinier naufragé, se nommaient Wittrien et Petersen. Le capitaine du Timor leur promit de les délivrer l’année suivante.

Confiants dans cette promesse — qui ne devait pas se réaliser — les deux marins s’installèrent le plus commodément qu’il était possible. Ils construisirent une maisonnette formée de bordages du Williams, couverte de toile à voile. Une table, deux hamacs, un coffre, des fusils, une Bible, un volume de l’Encyclopédie britannique, des instruments de pêche et deux estampes, garnissaient cette habitation unique sur les îles Bonin.

Au rapport du capitaine Lütke, qui s’est complu à décrire la retraite des deux matelots, appelés par lui les anachorètes de Bonin, il y avait attenant un petit réduit, couvert de plaques de cuivre ; à côté un magasin ; un peu plus loin deux marmites pour servir de saunerie ; sur le rivage, deux canots en planches doublés en cuivre ; partout, dans une association de dénûment et de confort, des créations du génie inventif de l’homme.

Divers sentiers conduisaient de la maison à des bancs placés dans les endroits d’où l’on pouvait le mieux découvrir la mer. Les deux marins y passaient des journées entières, attentifs à découvrir quelque navire, messager de leur délivrance. Cet insurmontable sentiment de tristesse qui s’empare de l’homme éloigné de la société de ses semblables, troublait une vie qui, avec les ressources que leur offrait la richesse du sol, sous un beau climat, jointes aux épaves qu’ils étaient parvenus à arracher à la mer, aurait sans doute pu être supportable.

Ils possédaient un superbe troupeau de porcs, provenant de quelques animaux de cette espèce sauvés du naufrage. Ainsi nulle inquiétude pour la subsistance… Ces porcs erraient en liberté ; mais au coup de sifflet qui leur était connu, ils accouraient au gite, de toutes les parties de l’île. Petersen « avait même apprivoisé un petit cochon, absolument comme un épagneul de boudoir ; il couchait dans la maisonnette et dansait. »

Voici comment les Robinsons de l’île Pell furent découverts par le capitaine Lütke.

Cette île du groupe de Bonin surgit de la mer en une masse montagneuse, couverte d’une riche végétation. Près de la mer, une bordure de rochers âpres et nus s’élève de trois cents pieds au-dessus de l’eau ; en plusieurs endroits s’ouvrent des plages sablonneuses, dominées presque abruptement, à la hauteur de sept ou huit cents pieds, par ces montagnes boisées jusqu’à leurs sommets, qui donnent à l’île un caractère très pittoresque. Aux environs de l’île, et plus nombreux à la pointe méridionale, des îlots s’éparpillaient. Sur un de ces rochers, l’officier russe vit de la fumée, puis des hommes tirant des coups de fusil, et faisant des signaux avec un pavillon anglais. Quoique la nuit fût proche, il voulut tout de suite envoyer une embarcation à terre. Le canot revint le lendemain matin, ramenant le bosseman Wittrien et le matelot Petersen.

Depuis le naufrage du Williams, l’île Pell avait été visitée par la corvette la Blossom, commandée par le capitaine Beechey. Cet officier de la marine britannique avait remis au bosseman une carte de reconnaissance des îles du groupe, destinée aux navigateurs qui auraient occasion d’en faire l’exploration. Sur cette carte, le havre au fond duquel les marins du Williams avaient trouvé un refuge, s’appelait Port Lloyd.

Wittrien et Petersen avaient refusé de profiter du passage du Blossom pour quitter l’île Pell : ils attendaient avec confiance le retour du capitaine du Timor. Mais déçus dans leur attente, ils prièrent le capitaine Lütke de les délivrer de leur longue captivité, ce qui leur fut accordé avec plaisir.

Un autre délaissé, plus à plaindre encore parce qu’il était seul et sans aucune ressource… Pour celui-là, être délivré, c’était échapper à la plus affreuse des morts. En mars 1826, l’amiral Gourbeyre, alors capitaine de la Moselle, passant en vue de l’île de la Trinité, sauva un marin anglais délaissé depuis vingt jours sur ces tristes rivages. Ce malheureux pensait n’avoir plus que la mort à attendre.

James Owen, c’est le nom de ce marin, embarqué sur le navire anglais le Darius, était descendu à terre avec le capitaine Bowen, et avait pénétré par son ordre dans l’intérieur de l’île à la découverte des sangliers et des chiens sauvages qu’elle renfermait ; mais il lui arriva de tomber dans un précipice, et sa chute le mit hors d’état de rejoindre le canot du bord.

Cinq jours après ce funeste accident, ayant retrouvé assez de force pour se traîner jusqu’au rivage, il n’aperçut ni embarcation ni navire ; mais il trouva là son coffre et son hamac, que le capitaine, en l’abandonnant, avait cru devoir y faire déposer, sans doute dans l’espoir qu’il n’était pas mort. Il ne sembla pas au malheureux Owen que l’on eût songé à lui laisser quelques vivres — à moins que les bêtes errantes n’eussent dévoré ce qu’on aurait mis pour lui avec ses effets. Ce fut une triste constatation. L’île est stérile, on y voit quelques rares arbustes sur le sommet des mornes ; nulle part de végétal alimentaire, seulement des animaux sauvages, des oiseaux de mer et, parmi les roches, des coquillages.

Vers le soir, et au moment de s’éloigner de l’île, le capitaine Gourbeyre découvrit un feu que les accidents de terrain lui avaient caché. Il fit tirer un coup de canon et envoya un canot ; mais la mer brisait avec une telle violence qu’on ne put approcher, et ce ne fut que le lendemain qu’il fut possible d’aborder à l’aide de grappins, de lignes et d’une bouée de sauvetage, puis avec un petit radeau. Plusieurs matelots tentèrent de traverser à la nage les brisants pour porter une ligne à terre ; trois faillirent se noyer et ne furent sauvés qu’au moment où leurs forces les abandonnaient ; un quatrième fut plus heureux ; il parvint, après de nombreux efforts, jusqu’au rivage. Un va-et-vient fut établi ; le radeau conduit au pied des rochers, et le naufragé placé sur cette frêle machine, se vit bientôt recueilli par les hommes généreux dont l’humanité et le courage méritaient un tel succès.

Un Robinson vrai, c’est ce jeune Français, Narcisse Pelletier, adopté tout enfant par des naturels de l’Australie.

Le 11 avril 1875, des matelots du steamer anglais John Bell, débarqués pour y chercher de l’eau fraîche au cap Flattery, situé au nord-ouest de l’Australie, aperçurent, dans les bois, un homme blanc, au milieu d’un groupe d’indigènes à la peau brune. Ils rapportèrent cette circonstance à leur capitaine, qui les renvoya à terre avec ordre de se saisir de cet étranger en employant présents et menaces. Le blanc ne se souciait guère de quitter ses compagnons, mais il n’osa pas résister aux Anglais.

On le conduisit à Somerset, où il fut bien traité, vêtu, soigné, et enfin il s’apprivoisa assez pour qu’on reconnût qu’il était Français et qu’il avait su lire et écrire.

Ce faux Australien se nommait Narcisse Pelletier ; il était né à Saint-Gilles, dans la Vendée. Mais il avait pris les habitudes et même l’extérieur des Australiens au milieu desquels il avait passé dix-sept années. Pendant les premiers temps de son séjour à Somerset, il se montra taciturne, inquiet ; il se perchait, comme un oiseau, sur une barrière d’où il observait ceux qui l’entouraient.

C’était un homme jeune encore, de petite taille, mais fortement constitué, à la peau d’un rose rougeâtre et bronzée par le soleil. Il portait quelques tatouages sur la poitrine : deux lignes parallèles et horizontales, s’étendant d’un sein à l’autre. Au-dessus de chaque sein apparaissaient encore quatre marques superposées horizontalement, et sur l’avant-bras droit, un dessin en forme de gril. Le lobe de l’oreille droite, percé et allongé de deux pouces, était garni d’une rondelle de bois de la grandeur d’une pièce de cinq francs. Il avait aussi le nez percé, et orné d’un morceau d’écaille d’huître perlière.

La mémoire revint peu à peu à ce malheureux, et il parvint à retrouver assez de mots de sa langue pour raconter son histoire. À douze ans, il s’était embarqué comme mousse à bord du Saint-Paul, de Bordeaux.

Ce navire, qui transportait en Australie trois cent dix-sept coolies chinois, fit naufrage, en 1858, à l’île Rossel, dans l’archipel de la Louisiade. Le capitaine du Saint-Paul laissa les Chinois sur un îlot, et tenta de gagner l’Australie pour y chercher du secours.

Nous aurons occasion de raconter les souffrances des hommes qui l’accompagnaient ; l’eau surtout leur manquait. Longeant de près le continent, ils hésitaient à y aborder, dans la crainte des naturels. Cependant, un jour qu’ils s’étaient hasardés à descendre sur ce rivage inhospitalier, à la recherche d’eau douce, le pauvre mousse souffrant d’une blessure à la tête se traînait péniblement à leur suite. Enfin il rejoignit ses compagnons qui, ayant découvert un peu d’eau dans un trou, s’étaient arrêtés pour la boire : ils l’épuisèrent jusqu’à la dernière goutte sans que le pauvre mousse pût en approcher ses lèvres.

— Reste ici, lui dirent-ils ; l’eau suintera, et tu pourras boire tant que tu voudras ; nous allons à la recherche de quelques fruits et nous viendrons te reprendre.

Il les crut ; mais l’eau ne parut point et les marins ne revinrent pas.

Le petit Narcisse demeura là trois jours, et il avait presque perdu connaissance, quand deux hommes noirs et trois femmes le trouvèrent. Les sauvages lui donnèrent à manger des noix de coco jetées par la mer sur le rivage et d’autres fruits ; puis ils l’emmenèrent dans leur tribu qui l’adopta et où il demeura pendant tant d’années !

Narcisse Pelletier avait rencontré un véritable père adoptif : un Australien compatissant, nommé Naademan, se chargea plus particulièrement de lui et lui imposa le nom d’Amglo. Le mousse vendéen fut assez longtemps avant de s’accoutumer à la nourriture des sauvages de la tribu des Ohantaala, misérables comme le sont les indigènes du continent austral, qui n’ont pas même de huttes. Une trentaine de familles composaient la tribu.

Narcisse, comme un nouveau Robinson, retourna à l’état de nature, mais sa jeunesse ne permettait pas une grande résistance aux influences environnantes ; il devint sauvage comme ceux qui l’entouraient, mena une existence toute bestiale, prit part aux démêlés de la tribu avec des tribus voisines, et plus d’une fois figura sur des champs de bataille où quelques douzaines de combattants se piquaient de leurs flèches tandis qu’à deux pas les femmes des belligérants se prenaient aux cheveux. Malgré tout, Narcisse pensait souvent à sa famille qu’il désespérait de revoir.

La tribu à laquelle appartenait le petit mousse, établie au bord de la mer, vivait principalement de pêche. Plusieurs fois, des marins de diverses nationalités abordèrent, offrant des présents. Mais dans ces occasions les sauvages tenaient éloigné le jeune blanc. Leur défiance disparut peu à peu, et lorsque le canot du John Bell se montra, les craintes de chacun furent d’autant moins vives que la plupart des hommes qui montaient ce canot étaient des nègres enrôlés dans l’équipage du steamer anglais.

Ramené en pays civilisé, Narcisse Pelletier écrivit à ses parents pour leur annoncer qu’il était encore de ce monde. En recevant d’Australie une lettre de ce fils qu’ils pleuraient depuis bien des années, les braves gens doutèrent d’abord ; mais les journaux répandaient l’histoire du Franco-Australien ; les parents de Narcisse se prirent à espérer. Cinq mois après, le 13 décembre 1875, Pelletier arrivait à Toulon, où son frère vint le chercher. Trois semaines plus tard, il faisait à Saint-Gilles une entrée triomphale ; la population s’était portée à sa rencontre. Ses anciens camarades, en le serrant dans leurs bras, avaient de la peine à le reconnaître.

Narcisse Pelletier n’avait pas été de parti pris délaissé par ses compagnons d’infortune. Ces malheureux n’avaient sûrement pas fait pour retrouver le jeune mousse tout ce que commandait strictement l’humanité ; — mais leur situation était si précaire, leur propre existence si peu assurée, qu’on ne saurait les blâmer trop sévèrement.

Bien autrement coupables cette mère et cet oncle qui s’entendent pour aller perdre en Amérique un tout jeune enfant ! L’histoire remonte au milieu de xviie siècle. En ce temps-là, au village de Notre-Dame de la Délivrande, près Caen, vivait un homme appelé Gisles Couture, propriétaire d’un bateau avec lequel il transportait des toiles en Angleterre ; il avait amassé dans ce trafic une assez jolie fortune.

Dans un de ses voyages à l’étranger où sa femme l’accompagnait, il fut forcé de prolonger son absence. Il renvoya sa femme en France à bord d’un bâtiment de commerce. Mais ce voyage si court fut singulièrement contrarié par les vents, qui portèrent le navire jusque dans le détroit de Gibraltar. C’est au milieu de la tourmente que le fils de Gisles Couture vint au monde.

L’enfant fut baptisé à la hâte dans l’église de l’abbaye Sainte-Marie, et reçut le nom de Gisles Couture, comme son père. Les vents ayant changé de direction, le navire revint, sans accident, en Normandie.

Trois ans après, la mère de ce petit enfant né au milieu des tempêtes mourut, et Gisles Couture, que son commerce attirait toujours loin de son pays, songea à donner une seconde mère à son fils, qu’il chérissait.

Des enfants naquirent de cette nouvelle union, et la marâtre du petit Gisles n’eut plus qu’une pensée : se débarrasser de cet enfant qu’elle haïssait.

Elle avait un frère, capitaine au long cours. Elle parvint à le décider à prendre le petit Gisles à son bord en l’absence de son père, pour l’abandonner n’importe où. Le frère trop complaisant de cette méchante femme se rendait à Québec.

L’enfant, accoutumé dès ses premières années à voir la mer et à fréquenter des marins, consentit sans défiance à suivre son oncle.

Quand on fut à l’embouchure du fleuve Saint-Laurent, le capitaine descendit à terre, emmenant l’enfant avec lui. Il lui fit boire des liqueurs, et le pauvre innocent finit par s’endormir. À son réveil, le capitaine et le navire avaient disparu. Gisles se trouvait seul, sur une terre inconnue. Il avait alors cinq ans. Des Iroquois, humanisés par leurs relations avec les Français du Canada, rencontrèrent le pauvre abandonné. Charmés par les grâces et la douceur de l’enfant, ils l’emmenèrent avec eux dans leur tribu, où commença pour le petit Normand une vie nouvelle bien différente de celle qui avait été la sienne jusque-là.

Quant au père, lorsqu’il revint de voyage, on lui raconta, avec force larmes, que son fils jouant au bord de la mer, s’était noyé, et qu’on n’avait pu retrouver son corps.

Il y avait déjà deux ans que le petit Gisles Couture vivait au milieu des Peaux-Rouges, lorsque, se trouvant un jour sur le rivage près duquel il avait été abandonné, il aperçut un navire qui portait le drapeau blanc de la France ; à l’instant il grimpe à un arbre, secoue un lambeau de toile, attire l’attention du capitaine qui fit mettre un canot à la mer. L’enfant fut recueilli, et l’on s’étonna de trouver dans ces lieux un enfant qui, non seulement parlait le français de la Normandie, mais citait au capitaine les noms de plusieurs personnes qu’il connaissait. Il apprit comment l’enfant avait été abandonné et le ramena à son père. Nous passerons sous silence la confusion de la marâtre, convaincue de tentative criminelle. Nous avons hâte de dire que cette aventure fit beaucoup de bruit ; la marquise de Cauvigny prit l’enfant sous sa protection, et se chargea de son éducation ; il se distingua par des études brillantes, et embrassa l’état ecclésiastique.

Il professa en seconde à l’université de Caen, et la rhétorique à Vernon. Paris ne tarda pas à l’enlever à la province ; il fut appelé à la chaire d’éloquence au collège de la Marche, et devint enfin recteur de l’Université, professeur d’éloquence au Collège de France, et membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

Gisles Couture s’est toujours plu à raconter la violence qui avait fait de lui dès sa plus tendre jeunesse un Iroquois par adoption, vagabondant sur le littoral de l’Acadie.


Vue de Rio-Janeiro.

Voilà bien des récits émouvants, des aventures surprenantes. Nous terminerons nos anecdotes sur les vrais Robinsons par la trahison dont fut victime un officier de la marine des États-Unis.

Au commencement de l’année 1814, le capitaine Barnard relâcha aux îles Malouines, — à New-Island ; dans ces solitudes de l’Amérique australe, l’équipage et les passagers d’un vaisseau anglais naufragé, — environ trente personnes, — attendaient dans un affreux dénûment quelque secours inespéré. Ils erraient au milieu de rochers, parmi lesquels la mer furieuse s’engouffre parfois avec un horrible fracas. Le bâtiment américain était petit, et bien nombreux ceux qui imploraient du secours ! mais le capitaine Barnard, touché de leur infortune, n’hésita pas à les recueillir à son bord.

Pour subvenir aux besoins de tant de monde, il fallait chasser dans l’île. Un jour qu’il revenait au mouillage avec quatre de ses matelots qui l’avaient accompagné, tous chargés de gibier, les Américains songeaient à la joie de leurs hôtes… ils touchaient presque au rivage quand, en levant les yeux vers l’endroit où devait être leur navire, ils le cherchèrent en vain du regard. Un vague sentiment d’abandon vint épouvanter ces malheureux ; ils montèrent sur un rocher élevé d’où l’on découvrait toute la plage. Désespoir ! la plage si animée, les jours précédents, retentissante de voix humaines, était déserte et muette ! L’île est vide, la baie est vide ! au loin, le navire s’éloigne avec son pavillon américain.

Les Anglais avaient, en effet, coupé le câble et cinglaient à pleines voiles vers Rio-Janeiro, abandonnant sans pitié leur libérateur et ses quatre matelots sur cette plage inhospitalière, sans vivres, sans vêtements.

La douleur et l’indignation s’emparèrent de ces malheureux. Quelle horrible ingratitude ! Eh quoi ! rendre ainsi le mal pour le bien ! C’était odieux. Comment ces choses avaient-elles pu se produire ? Le premier sentiment des naufragés avait été une vive reconnaissance ; mais ensuite des craintes s’emparèrent d’eux. Les États-Unis étaient alors en guerre avec la Grande-Bretagne et les Anglais, malgré les assurances données par le capitaine Barnard, soupçonnaient le loyal Américain de vouloir les livrer à son gouvernement. Le soin de leur sûreté leur fit oublier ce qu’ils devaient à un homme qui les avait arrachés à une mort presque certaine.

Dès que les matelots s’étaient vus abandonnés sur ces affreux rochers, véritable chaos granitique, ils avaient cruellement reproché à leur capitaine son trop de confiance, le rendant responsable de leur infortune. C’est au point que le malheureux capitaine Barnard, désespéré, eut la pensée d’attenter à ses jours. Mais alors il fut accablé des plus sanglants reproches par ces hommes affolés qui pensaient, malgré tout, avoir encore besoin de lui.

Comment exister ? Les Anglais en s’enfuyant n’avaient laissé ni vivres ni vêtements à ceux qu’ils trahissaient !

Il fallut s’ingénier. Des œufs d’albatros et des coquillages recueillis sur le bord de la mer fournirent, durant les premiers jours, une nourriture suffisante. Pendant ce temps, les délaissés s’appliquèrent à dresser un chien qui les avait suivis dans l’île le jour de leur abandon. Ils le lancèrent à la poursuite de porcs provenant sans doute d’animaux domestiques débarqués dans New-Island, qui s’étaient multipliés en devenant sauvages. Les peaux de phoques qu’ils tuèrent avec le reste de leur poudre, servirent pour les vêtements. Enfin ils parvinrent à construire une maisonnette en pierre assez solide : elle se voyait encore à New-Island à l’époque où le commandant Duperrey visita les îles Malouines.

Le capitaine Barnard était de tous celui qui souffrait le plus. Il n’usait de son autorité fort amoindrie que pour donner à ses compagnons des conseils utiles ; et ces conseils étaient mal reçus. Ils en vinrent à comploter de l’abandonner à son tour.

Un soir, les quatre matelots, qui, sous un prétexte frivole, avaient chassé dans un autre endroit que leur capitaine, ne revinrent point. Le lendemain, au point du jour, le capitaine Barnard, saisi d’un fâcheux pressentiment, se dirigea vers le lieu où le canot devait être amarré : il n’y était plus : les insensés l’avaient enlevé pour tenter de se sauver. Le pauvre capitaine demeurait seul, bien accablé, bien découragé : il ne lui restait plus que son chien. Malgré toutes les humiliations dont ces hommes grossiers l’avaient abreuvé, il déplorait leur éloignement. Enfin, il se mit courageusement au travail. Il continua de se faire de son chien un auxiliaire utile pour la chasse. Souvent il gravissait les parties montagneuses de l’île pour interroger l’horizon ; il demeurait des journées entières au sommet d’un mur de rochers qui s’élève à plus de cinquante pieds au-dessus des flots et contre lequel viennent se briser d’énormes vagues qui entourent sa base d’écume et d’embruns.

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis la fuite de ses compagnons, lorsqu’un jour, assis devant la porte de la maisonnette, il vit des hommes se diriger vers lui : c’étaient les transfuges qui, incapables de pourvoir par eux-mêmes à leur subsistance, venaient implorer leur capitaine et lui demander son assistance. Ils furent pardonnés.

Et cependant, leur animosité reparut ; un de ces marins de grossière trempe alla même jusqu’à songer à se débarrasser de lui en le tuant. Heureusement cet horrible dessein fut dévoilé par les autres. Le coupable fut jeté sur un îlot, où il se trouva réduit à l’impuissance. Mais le capitaine Barnard, toujours généreux, pourvut aux besoins de son existence. Puis au bout de trois semaines il lui pardonna et lui permit de venir de nouveau s’asseoir au foyer commun.

À partir de ce moment la bonne harmonie ne fut plus troublée.

New-Island garda deux ans ses hôtes. Un jour, une voile apparut à l’horizon : c’était la fin de leur captivité. Un hasard heureux voulut que Barnard, trahi et sacrifié par des Anglais, dût son salut à des marins de la même nation.