F. ROY (p. 102-111).
◄  XII
XIV  ►

XIII

LE CONSEIL DES FLIBUSTIERS

Plusieurs années s’écoulèrent sans apporter de changements notables dans la colonie.

Les flibustiers continuaient toujours, avec le même acharnement, leurs courses contre les Espagnols ; mais comme leurs expéditions étaient isolées, qu’ils n’avaient entre eux aucune espèce d’organisation, les pertes éprouvées par les Espagnols, bien que fort grandes, étaient cependant beaucoup moins considérables qu’on l’avait pu supposer.

Sur ces entrefaites, un lougre monté par une quarantaine d’hommes résolus et armé de quatre canons de fer vint mouiller à Saint-Christophe, en arborant fièrement le drapeau français à son arrière.

Ce navire apportait aux colons un nouveau contingent de braves aventuriers.

À peine arrivés, ils débarquèrent, s’abouchèrent avec les habitants, et témoignèrent le désir de s’établir sur l’île.

Leur chef, auquel ses compagnons donnaient le nom de Montbars, et pour lequel ils semblaient éprouver un dévouement sans bornes, annonça aux colons que, comme eux, il professait une haine profonde pour les Espagnols, et qu’il ne faisait que précéder deux navires de cette nation, amarinés par lui, et que des capitaines de prise, sous ses ordres, étaient chargés de faire atterrir à Saint-Christophe.

Ces bonnes nouvelles furent reçues avec des acclamations de joie de la part des habitants, et peu s’en fallut que Montbars ne fût porté en triomphe.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, trois ou quatre jours plus tard, deux vaisseaux espagnols vinrent mouiller à Saint-Christophe ; ils portaient à l’arrière le pavillon castillan renversé en signe d’humiliation, au-dessus flottait fièrement le drapeau français.

Seulement, chose horrible et qui glaça d’effroi les plus braves, ces navires portaient à leur beaupré, à leur civadière, et à leur vergue barrée, ainsi qu’à la grand’vergue et à celle de misaine, des grappes de cadavres : par l’ordre de Montbars, les équipages des deux navires avaient été pendus, sans qu’il eût été fait grâce à un seul mousse.

Le chef des aventuriers français fit généreusement don du chargement des deux navires aux colons, ne demandant, en retour, que de la terre où il pût se construire une habitation.

Cette demande lui fut aussitôt accordée ; les nouveaux venus désarmèrent alors leur lougre, descendirent à terre et commencèrent leur installation.

Montbars était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, aux traits mâles et accentués, au regard fixe et pénétrant ; l’expression de sa figure était essentiellement triste, railleuse et cruelle ; une pâleur mate, répandue sur son visage, ajoutait encore, s’il est possible, un cachet d’étrangeté à toute sa personne ; d’une taille haute, fortement charpentée, mais souple et gracieuse, ses gestes étaient élégants et nobles, sa parole douce, les termes qu’il employait, toujours choisis ; il exerçait une singulière fascination sur ceux qui l’approchaient, ou que le hasard mettait en rapport avec lui. On se sentait à la fois repoussé et attiré vers cet homme singulier, qui semblait être seul de son espèce jeté sur cette terre, et qui, sans paraître s’en soucier, imposait à tous sa volonté, se faisait obéir d’un geste ou d’un froncement de sourcils, et ne semblait réellement vivre que lorsqu’il se trouvait au milieu de la bataille, que les feux se croisaient au-dessus de sa tête, lui formant une auréole de flamme, que les cadavres s’amoncelaient autour de lui, que le sang ruisselait à flots sous ses pieds, que les balles sifflaient à ses oreilles, se mêlant aux éclats du canon, et qu’il s’élançait, ivre de poudre et de carnage, sur le pont d’un navire espagnol.

Voilà ce que disaient de lui ses compagnons, à ceux que sa physionomie singulière avait frappés, et qui cherchaient à le connaître ; mais, à part ce portrait moral et physique de cet homme, il était impossible d’obtenir le plus léger renseignement sur sa vie passée ; aucun des marins venus avec lui n’en savait le moindre épisode, ou plutôt ce qui était probable, n’en voulait rien découvrir.

Aussi, lorsque les colons eurent reconnu que toutes leurs questions demeureraient éternellement sans réponse, de guerre lasse, ils renoncèrent à en faire ; ils acceptèrent Montbars pour ce qu’il lui plaisait d’être, d’autant plus que sa vie antérieure, non seulement ne les regardait pas, mais encore les intéressait fort peu.

L’aventurier ne demeurai terre que le temps strictement nécessaire pour établir son habitation dans de bonnes conditions ; puis, un jour, sans avoir prévenu personne, il se rembarqua sur son lougre avec l’équipage qui l’avait amené, ne laissant que cinq ou six hommes à Saint-Christophe pour surveiller sa plantation, mit à la voile et partit.

Un mois plus tard il était de retour traînant à la remorque un vaisseau espagnol richement chargé, ayant comme les premiers son équipage tout entier pendu à ses vergues.

Montbars continua ainsi pendant une année tout entière, ne demeurant jamais plus de deux ou trois jours à terre, puis partant et toujours revenant avec une prise, balançant à ses vergues tout son équipage pendu.

Les choses en vinrent à un tel point, l’audace du hardi corsaire fut couronnée d’un si grand succès que le bruit en parvint en France ; alors des aventuriers dieppois, comprenant tout le profit qu’ils pourraient tirer de cette guerre interlope, armèrent des navires et vinrent se joindre aux colons de Saint-Christophe dans le but d’organiser la course contre les Espagnols et de la faire plus en grand.

La flibusterie allait entrer dans sa deuxième phase et devenir une association régulière.

Montbars avait construit son hatto ou principale habitation à l’endroit où plus tard les Anglais élevèrent leur batterie de Sandy-Point.

Position fort bien choisie, militairement parlant, et où en cas d’attaque il était facile, non seulement de se défendre, mais encore de repousser l’ennemi après des pertes sérieuses.

Ce hatto, construit en troncs d’arbres et recouvert avec des feuilles de palmier, s’élevait presque à l’extrémité d’un cap d’où on dominait la plus grande partie de l’île et la mer à une distance considérable à droite et à gauche. On ne parvenait à ce cap taillé à pic du côté de la mer à une élévation de plus de quarante mètres, que par un sentier étroit et raboteux, coupé de distance en distance par de fortes palissades et des fossés larges et profonds qu’on était contraint de traverser sur des planches jetées négligemment en travers et faciles à enlever en cas d’alerte ; deux pièces de canon d’un calibre de quatre, placées en batterie au sommet du sentier, en défendaient les approches.

Le hatto était divisé en cinq chambres assez grandes, meublées avec un luxe et un confort, comme on dirait aujourd’hui, assez singuliers, dans une île perdue comme Saint-Christophe, mais que justifiait pleinement l’occupation habituelle du propriétaire, qui n’avait eu que la peine d’enlever sur ses prises les meubles qui lui avaient convenu.

Une longue perche servant de mât de pavillon, plantée devant la porte du hatto, faisait flotter dans l’air un drapeau blanc, avec un yack rouge à l’angle supérieur du côté de la drisse. Ce drapeau était celui des corsaires, que Montbars changeait quelquefois pour un tout noir, portant au centre une tête de mort et deux os en croix de couleur blanche, pavillon sinistre qui, lorsqu’il était frappé à sa corne, signifiait qu’il n’y avait pas de quartier à espérer pour les vaincus.


Montbars ne semblait réellement vivre que lorsqu’il se trouvait au milieu de la bataille.

C’était par une chaude journée de la fin du mois de mai, dix-huit mois environ après l’arrivée de Montbars à Saint-Christophe ; plusieurs individus, à l’aspect farouche et aux manières brusques, armés jusqu’aux dents, suivaient en causant entre eux le sentier qui de la plaine conduisait à la plate-forme où s’élevait le hatto de Montbars.

Il était à peu près dix heures du soir, la nuit était transparente et claire ; des milliers d’étoiles scintillaient au ciel, la lune déversait à profusion sa blanche lumière, l’atmosphère était d’une transparence telle qu’à une longue distance les plus petits objets se faisaient visibles ; il n’y avait pas un souffle dans l’air, pas un frémissement dans les feuilles des arbres ; la mer, calme comme un miroir, venait avec un doux et mystérieux murmure mourir sur la plage sablonneuse, avec ce mouvement de va-et-vient si terrible dans la tempête, si suave dans la bonace ; les lucioles volaient avec bruit et parfois frôlaient les voyageurs qui se contentaient de les écarter nonchalamment de la main, sans pour cela interrompre une conversation qui semblait beaucoup les intéresser.

Ces hommes étaient au nombre de cinq ; tous dans la force de l’âge, leurs traits étaient énergiquement accentués, leur physionomie respirait l’audace et la résolution portées au plus haut degré ; leurs épaules un peu voûtées et la façon dont ils écartaient les jambes en marchant, en balançant les bras, les auraient fait reconnaître au premier coup d’œil pour des marins si leur costume ne les avait pas surabondamment dénoncés.

Ils parlaient anglais.

— Bah ! disait l’un au moment où nous nous mêlons à leur conversation, il faut voir : tout ce qui reluit n’est pas or, comme on dit là-bas ; d’ailleurs, je ne demande pas mieux que de me tromper, après tout.

— C’est égal, répondit un autre, selon ta louable habitude, tu commences par émettre un doute.

— Non pas, répondit vivement le premier interlocuteur, une crainte tout au plus.

— Enfin, dit un troisième, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir, car nous voici à peu près à la moitié du sentier, grâce à Dieu.

— Ce démon de Montbars, reprit le premier, a fameusement choisi sa position : quel coup d’œil ! son hatto est imprenable, foi d’homme !

— Oui, je ne crois pas que les Gavachos[1] se hasardent jamais à en essayer l’escalade ; eh mais ! fit-il tout à coup en s’arrêtant, pourvu que nous ne fassions pas une course inutile et que Montbars soit au hatto.

— Pour le rencontrer, je vous en réponds, Bas-Rouge ; il y est, soyez tranquille.

— Qu’en savez-vous ? dit celui auquel on venait de donner le nom assez singulier de Bas-Rouge.

By God ! ne voyez-vous pas son pavillon collé à la tête du mât ?

— C’est vrai, je ne l’avais pas aperçu.

— Mais maintenant vous le voyez, je suppose ?

— À moins d’être aveugle !

— Ah çà ! fit un des flibustiers qui jusqu’alors avait gardé le silence, tout cela ne nous dit pas pourquoi cette convocation ; en savez-vous quelque chose, frère ?

— Pas plus que vous, répondit Bas-Rouge ; c’est probablement quelque audacieux projet que médite Montbars et auquel il veut nous associer.

— Mais vous savez que non seulement il nous a appelés, nous, mais encore les principaux flibustiers français.

— Alors je me perds sur le but de cette réunion, reprit Bas-Rouge ; du reste, peu importe quant à présent, nous ne tarderons pas, je le présume, à savoir à quoi nous en tenir.

— C’est juste, puisque nous voici arrivés.

En effet, ils atteignaient en ce moment le sommet du sentier et se trouvaient sur la plate-forme, juste en face du hatto, dont la porte était ouverte comme pour les engager à entrer.

Une lumière assez vive s’échappait par l’ouverture de cette porte, et un bruit de voix assez fort témoignait qu’il y avait grande réunion dans l’intérieur du hatto.

Les Anglais continuèrent à s’avancer, et bientôt ils se trouvèrent sur le seuil de la porte.

— Entrez, frères, dit alors de l’intérieur la voix harmonieuse de Montbars, entrez, on vous attend.

Ils entrèrent.

Six ou sept personnes se trouvaient réunies dans la pièce où ils pénétraient ; ces sept ou huit personnes étaient les chefs les plus renommés de la flibuste. Parmi eux se trouvaient Belle-Tête, ce féroce Dieppois qui avait assommé plus de trois cents de ses engagés qu’il accusait ensuite d’être morts de paresse ; Pierre le Grand, le Breton qui ne pouvait attaquer les Espagnols qu’au son du biniou et qui ne montait à l’abordage des galions que déguisé en femme ; Alexandre Bras-de-Fer, jeune homme frêle et délicat en apparence, aux traits efféminés, mais doué en réalité d’une vigueur prodigieuse et véritablement herculéenne, qui devait devenir plus tard un des héros de la flibuste ; Roc, surnommé le Brésilien, bien qu’il fût né à Groningue, ville de la Frise orientale, puis deux de nos anciennes connaissances, Vent-en-Panne et Michel le Basque, tous deux arrivés à Saint-Christophe en même temps que Montbars et dont la réputation comme flibustiers était déjà fort grande.

Quant aux Anglais qui venaient d’entrer dans le hatto au nombre de cinq, c’étaient Bas-Rouge, dont le nom a déjà été prononcé dans la conversation qui précède ; Morgan, jeune homme de dix-huit ans à peine, à la figure hautaine et aux manières aristocratiques ; Jean David, marin hollandais établi dans la partie anglaise de l’île ; Barthélemy, Portugais établi aussi dans la colonie anglaise, et enfin Williams Drack, qui avait fait le serment de n’attaquer les Espagnols que lorsqu’ils se trouveraient vis-à-vis de lui au moins dans la proportion de quinze contre un, tant était grand le mépris qu’il professait pour cette nation superbe.

C’était, ainsi qu’on le voit, une réunion choisie de tout ce que la flibuste comptait d’illustre à cette époque.

— Soyez les bienvenus, frères, dit Montbars, je suis heureux de vous voir, je vous attendais avec impatience ; voici des pipes, du tabac et de l’eau-de-vie, fumez et buvez, ajouta-t-il en indiquant d’un geste une table placée au milieu de la salle et sur laquelle se trouvaient des pipes, un pot rempli de tabac, une cruche d’eau-de-vie et des verres.

Les flibustiers prirent place, allumèrent les pipes et emplirent les verres.

— Frères, reprit Montbars au bout d’un instant, je vous ai priés de venir à mon hatto pour deux raisons, fort importantes, et dont la seconde découle nécessairement de la première ; êtes-vous disposés à m’écouter ?

— Parle, Montbars, répondit Williams Drack au nom de tous, toi que les Gavachos ont surnommé l’Exterminateur, nom que je t’envie, frère, tu ne peux vouloir que le bien de la flibuste.

— C’est de ce bien même qu’il s’agit, répondit Montbars.

— J’en étais sûr, frère, parle, nous t’écoutons religieusement.

Ils prêtèrent attentivement l’oreille ; tous ces hommes si énergiquement trempés qui ne reconnaissaient d’autres lois que celles qu’ils s’étaient faites eux-mêmes, ignoraient l’envie, ils étaient prêts à discuter avec la plus entière bonne foi les propositions qu’ils prévoyaient que Montbars désirait leur faire.

Celui-ci se recueillit un instant, puis il prit la parole d’une voix douce, dont l’accent sympathique captiva bientôt son auditoire.

— Frères, dit-il, je serai bref, car vous êtes des hommes d’élite au cœur chaud et à la main ferme, avec lesquels les longs discours sont non seulement inutiles, mais encore ridicules. Depuis mon arrivée à Saint-Christophe, j’étudie la flibuste, sa vie, ses mœurs, ses aspirations ; j’ai reconnu avec peine que les faits ne justifient pas ses efforts. Que faisons-nous ? rien ou presque rien ; malgré notre courage indompté, les Espagnols se rient de nous ; trop faibles à cause de notre isolement pour leur imposer des pertes réelles, nous usons vainement notre énergie, nous versons notre sang pour leur enlever quelques misérables navires ; ce n’est pas ainsi que les choses doivent aller, ce n’est pas cette vengeance misérable que chacun de nous avait rêvée. Quelle est la cause de notre faiblesse relative vis-à-vis de notre formidable ennemi ? Cet isolement dont je vous parlais, il n’y a qu’un instant, isolement qui toujours paralysera nos efforts.

— C’est vrai, murmura Bras-Rouge.

— Mais que pouvons-nous faire à cela ? dit David.

— Hélas ! fit Williams Drack, le remède est malheureusement impossible.

— Nous ne sommes que des aventuriers, et non une puissance, dit Belle-Tête.

Montbars sourit de ce sourire pâle et sinistre qui lui était particulier et qui faisait froid au cœur.

— Vous vous trompez, frères, dit-il, le remède est trouvé ; si nous le voulons, bientôt nous serons une puissance.

— Parle ! parle ! frère, s’écrièrent tous les aventuriers en se levant d’un bond.

— Voici mon projet, frères, reprit-il ; nous sommes ici douze, de toutes nations, mais d’un même cœur, la fleur de la flibuste, je le déclare hautement sans craindre d’être démenti, car chacun de nous a fait ses preuves, et quelles preuves ! Eh bien ! associons-nous, formons une famille ; sur nos parts des prises, prélevons une somme destinée à composer le trésor commun, et tout en demeurant libres d’organiser des expéditions particulières, jurons-nous de ne pouvoir jamais nous nuire ou nous contrecarrer les uns les autres, de nous porter secours quand besoin sera, de travailler de tout notre pouvoir à la ruine de l’Espagne, et, tout en laissant ignorer notre association à nos compagnons et à nos frères, de réunir nos forces lorsque le moment sera venu pour écraser d’un coup notre implacable ennemi. Voilà, frères, quelle était la première proposition que j’avais à vous faire ; j’attends votre décision.

Il y eut un instant de silence : les flibustiers comprenaient l’importance de la proposition de leur frère et la force qu’elle leur donnerait dans l’avenir ; ils échangèrent des regards entre eux, se parlèrent bas, puis enfin Williams Drack, au nom de tous, se chargea de répondre.

— Frère, dit-il, tu viens en quelques mots d’élucider une question qui jusqu’ici était toujours demeurée dans l’ombre ; tu as parfaitement défini la cause de notre faiblesse, en trouvant du même coup, ainsi que tu nous l’avais promis, non pas le remède, mais le moyen de rendre une association due au hasard et presque inutile jusqu’ici, réellement formidable et utile. Mais ce n’est pas tout : cette association dont tu parles a besoin d’une tête qui la dirige et, le moment venu, lui assure le succès de ses efforts. Il faut donc que de même que notre association demeurera secrète et que, pour tout ce qui n’en regardera pas essentiellement le but, elle sera comme si elle n’existait pas, un de nous en soit nommé le chef, chef d’autant plus fort, que nous lui serons dévoués et nous l’aiderons à travailler au bien général, tout en lui conservant un secret absolu.

— Est-ce bien là votre avis, frères ? demanda Montbars, acceptez-vous ma proposition telle que je vous l’ai faite et que Williams Drack l’a modifiée ?

— Nous l’acceptons ainsi, répondirent les flibustiers d’une seule voix.

— Fort bien, seulement je crois que ce chef dont vous parlez doit être élu par nous à l’unanimité, que ses pouvoirs pourront lui être enlevés dans une réunion de l’assemblée à la majorité des voix, s’il ne remplissait pas strictement les conditions qu’il aura acceptées ; que, gardien du trésor des associés, il sera toujours prêt à rendre ses comptes, et que son mandat, à moins d’être renouvelé, ne pourra excéder cinq ans.

— Tout ceci est juste, dit Bras-Rouge, on ne saurait mieux comprendre l’intérêt général que toi, frère.

— Ainsi, fit observer David, nous serons matelots : nulle querelle, nulle discussion quelconque, enfin, ne sera possible entre nous ?

— Tout en conservant ostensiblement notre libre arbitre et notre indépendance la plus complète, appuya Belle-Tête ?

— Oui, répondit Montbars.

— Maintenant, frères, dit Williams Drack en se levant et en ôtant son bonnet, écoutez-moi : Je jure, moi, Williams Drack, sur ma foi et sur mon honneur, le dévouement le plus complet à l’association des Douze, me soumettant d’avance à subir le châtiment qu’il plairait à mes frères de m’infliger, même la mort, si je trahissais le secret de l’association et si je faussais mon serment. Ainsi Dieu me soit en aide !

Après Williams Drack, chaque flibustier, d’une voix ferme et d’un accent recueilli, prononça le même serment.

Ils reprirent leurs places.

— Frères, dit Montbars, ce que nous avons fait jusqu’à présent n’est rien, ce n’est que l’aurore de l’ère nouvelle qui va s’ouvrir, les beaux jours de la flibuste vont commencer ; douze hommes comme nous, unis par la même pensée, doivent faire des miracles.

— Nous en ferons, sois tranquille, frère, dit Morgan en se curant nonchalamment les dents avec une épingle d’or.

— Maintenant, frères, avant que je vous soumette ma seconde proposition, je crois que nous ferions bien d’élire un président.

— C’est juste, dit David ; puisque la société est constituée, élisons le président.

— Un mot d’abord, dit Michel le Basque en s’avançant au milieu du cercle.

— Parle, frère.

— Je demande à ajouter ceci : tout membre de l’association qui tombera au pouvoir des Gavachos sera délivré par les autres membres, quelques périls qu’ils aient à courir pour y parvenir.

— Nous le jurons ! s’écrièrent les flibustiers avec enthousiasme.

— À moins que cela soit impossible, dit Morgan.

— Il n’y a rien d’impossible pour nous, répondit brusquement Williams Drack.

— C’est vrai, frère, tu as raison, je me trompais, répondit Morgan avec un sourire.

— La société se nommera société des Douze ; la mort seule de l’un de ses membres permettra d’en admettre un autre qui ne pourra être élu qu’à l’unanimité, reprit Michel le Basque.

— Nous le jurons ! s’écrièrent de nouveau les flibustiers.

— Maintenant, frères, dit Barthélemy, procédons à l’élection, au scrutin secret, afin de sauvegarder la liberté du vote.

— Voici, sur cette table, papier, plumes et encre, frères, dit Montbars.

— Et voilà mon bonnet, s’écria en riant Bas-Rouge, jetez vos votes dedans, frères.

Et enlevant de sa tête son bonnet en peau de castor, le flibustier le posa à terre au milieu de la salle.

Les aventuriers alors, avec un ordre parfait, se levèrent les uns après les autres, et à tour de rôle, ils allèrent écrire leur bulletin de vote qu’ils déposèrent, après l’avoir roulé, dans le bonnet de Bas-Rouge.

— Avons-nous voté tous ? demanda David.

— Tous, répondirent en chœur les flibustiers.

David prit le bonnet, retira les votes, et les compta, ils étaient bien au nombre de douze.

— Maintenant, frères, dit Williams Drack à David, puisque tu tiens le bonnet, proclame le résultat du vote.

David interrogea ses compagnons du regard, ils baissèrent affirmativement la tête ; alors il prit le bulletin qui le premier lui tomba sous la main, le déroula, et lut :

— Montbars l’Exterminateur, dit-il, et il passa au second.

« Montbars l’Exterminateur », lut-il encore ; puis, ce fut le tour du troisième, du quatrième et ainsi jusqu’au douzième et dernier ; tous portaient ces deux mots :

« Montbars l’Exterminateur. »

Sinistre défi porté à la nation espagnole, dont cet homme était l’ennemi le plus acharné.

Montbars se leva, se découvrit, et saluant gracieusement ses compagnons :

— Frères, dit-il, je vous remercie, la confiance que vous mettez en moi ne sera pas trompée.

— Vive Montbars l’Exterminateur ! s’écrièrent avec élan tous les flibustiers.

La terrible société des Douze était créée. La flibuste devenait alors réellement une puissance formidable.

  1. Terme de mépris donné aux Espagnols.