F. ROY (p. 51-59).
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VII

DÉSESPOIR

À quelques pas de l’hôtel, le comte rencontra Michel qui venait vers lui.

— Une embarcation, vite, vite, mon bon Michel, s’écria-t-il, il y va de la vie.

Le matelot, effrayé de l’état dans lequel il voyait son commandant, voulut lui demander ce qui s’était passé ; mais celui-ci lui imposa durement silence en lui réitérant l’ordre de se procurer une embarcation sur-le-champ.

Michel courba la tête.

— Hélas ! j’avais prévu cela, murmura-t-il avec une douloureuse colère, et il s’élança en courant vers le port.

Une embarcation n’est pas difficile à trouver à Cadix ; Michel n’avait que l’embarras du choix ; comprenant que le comte était pressé, il fit marché pour une qui bordait dix avirons.

Le comte arriva au même instant.

— Dix louis pour vous et votre équipage si vous êtes au Puerto dans vingt minutes, s’écria-t-il en s’élançant d’un bond dans le canot, qui faillit chavirer, tant la secousse qu’il lui imprima fut violente.

La barque déborda, les matelots se courbèrent sur les avirons et la firent voler sur l’eau.

Le capitaine, les regards obstinément fixés sur Santa-Maria, frappant de son poing crispé les plats-bords du canot, malgré la rapidité extrême avec laquelle il était emporté, répétait incessamment d’une voix étranglée :

— Plus vite, plus vite, muchachos !

Il passa comme un trait devant la frégate, qui faisait ses préparatifs d’appareillage et dont l’équipage était en train de désafourcher.

Enfin on atteignit le Puerto.

— Que personne ne me suive ! cria le capitaine en s’élançant à terre.

Mais Michel ne tint aucun compte de cet ordre et, au risque de ce qui pouvait lui arriver, il se mit à la poursuite du comte, qu’il ne voulut pas abandonner dans l’état affreux où il le voyait.

Bien lui en prit, car lorsqu’il atteignit la maison habitée par doña Clara, il vit le jeune homme étendu sans connaissance à terre.

La maison était déserte, doña Clara avait disparu.

Le matelot chargea son capitaine sur ses épaules et regagna l’embarcation, où il l’installa du mieux qu’il put dans la chambre d’arrière.

— Où allons-nous ? demanda le patron.

— À la frégate française et vivement, répondit Michel.

Lorsque l’embarcation eut accosté le long du bord de la frégate, Michel paya au patron la récompense promise, puis, aidé par quelques hommes de l’équipage, il fit transporter le capitaine dans sa chambre.

Comme il fallait, avant tout, garder le secret du comte et éviter d’éveiller les soupçons, le matelot, dans son rapport au commandant en second, mit sur le compte d’une chute violente de cheval l’état dans lequel se trouvait le capitaine, puis, après avoir fait signe à Vent-en-Panne de le suivre, il redescendit dans la chambre.

M. de Barmont était toujours immobile comme s’il fût mort, le chirurgien en chef de la frégate lui prodiguait en vain les soins les plus empressés, sans parvenir à réveiller la vie, qui semblait avoir fui pour toujours.

— Éloignez vos aides ; Vent-en-Panne et moi nous suffirons, major, dit Michel au docteur, en lui faisant un signe d’intelligence.

Le chirurgien comprit et congédia les infirmiers ; lorsque la porte se fut refermée sur eux, le matelot attira le docteur dans un poste à canon, et lui parlant à voix basse à l’oreille de façon à être à peine entendu de lui :

— Major, lui dit-il, le commandant vient d’éprouver une grande douleur qui a déterminé la crise terrible qu’il subit en ce moment ; je vous confie ça à vous, major, parce qu’un médecin c’est comme un confesseur.

— Va, mon gars, tu peux être tranquille, répondit le chirurgien, le secret du commandant est tombé dans des oreilles sûres.

— J’en suis convaincu, major ; il faut que pour l’état-major et l’équipage le commandant ait fait une chute de cheval, vous comprenez ; je l’ai déjà dit au lieutenant en lui faisant mon rapport.

— Très bien ! je corroborerai ton dire, mon garçon.

— Merci, major ; maintenant j’ai encore une autre chose à vous demander.

— Parle.

— Il faut que vous obteniez du lieutenant que personne autre de l’équipage que Vent-en-Panne et moi nous soignions le commandant ; voyez-vous, major, nous sommes de vieux matelots à lui, il peut tout dire devant nous sans se gêner, et puis ça lui fera plaisir de nous savoir là auprès de lui ; obtiendrez-vous ça du lieutenant, major ?

— Oui, mon gars ; je sais que tu es un brave garçon fort attaché au commandant et qu’il a une entière confiance en toi ; ainsi ne t’inquiète pas, j’arrangerai cela avec le lieutenant ; toi et ton camarade vous entrerez seuls ici avec moi, tant que M. de Barmont sera malade.

— Merci, major ; si l’occasion s’en présente je vous revaudrai ça, soyez calme. Foi de Basque, vous êtes un digne homme.

Le chirurgien se mit à rire.

— Retournons auprès de notre malade, dit-il, pour couper court à l’entretien.

Malgré les soins intelligents que lui donna le docteur, l’évanouissement du comte persista pendant la journée tout entière.

— La secousse a été affreuse, dit-il, il y a eu presque congestion.

Ce ne fut que vers le soir, lorsque depuis longtemps déjà la frégate était sous voile et avait laissé bien loin derrière elle la rade de Cadix, qu’une crise favorable se déclara et qu’un mieux, assez léger d’abord, se fit sentir.

— Il va reprendre connaissance, dit le docteur.

En effet, quelques mouvements convulsifs agitèrent le corps du comte et il entr’ouvrit les yeux ; mais ses regards étaient vagues et comme égarés, il les tournait de tous les côtés comme s’il eût cherché à reconnaître où il se trouvait et pourquoi il était ainsi étendu sur son lit.

Les trois hommes, les yeux fixés sur lui, épiaient avec sollicitude ce retour à la vie, dont les apparences n’étaient rien moins que rassurantes pour eux.

Le chirurgien surtout paraissait inquiet, son front se plissait, ses sourcils se joignaient sous l’effort d’une émotion intérieure.

Tout à coup le comte se dressa brusquement sur son séant, et, s’adressant à Michel qui se tenait près de lui :

— Lieutenant, lui dit-il d’une voix brève et dure, laissez porter d’un quart, sinon le vaisseau espagnol échappera encore ! Pourquoi n’avez-vous pas fait faire branle-bas de combat, monsieur ?

Le chirurgien fit un geste à Michel.

— Pardon, commandant, répondit celui-ci se prêtant à la fantaisie du malade, le branle-bas de combat est fait, toutes les manœuvres sont bossées et les gabiers sont dans les hunes.

— Très bien, répondit-il. Puis changeant soudain d’idée : Elle va venir, murmura-t-il, elle me l’a promis ! Mais non, non, elle ne viendra pas, elle est morte pour moi désormais ! morte ! morte ! répéta-t-il d’une voix creuse avec des intonations différentes ; puis il poussa un cri déchirant : Oh ! que je souffre, mon Dieu ! s’écria-t-il en éclatant en sanglots pendant qu’un torrent de larmes inondait son visage.

Il cacha sa tête dans ses mains et retomba étendu sur son lit.

Les deux matelots interrogeaient avec anxiété le visage impassible du chirurgien, cherchant à lire sur ses traits ce qu’ils devaient craindre ou espérer.

Celui-ci poussa un profond soupir de soulagement, passa sa main sur son front moite de sueur, et, se tournant vers Michel :

— Dieu soit béni ! dit-il, il pleure, il est sauvé !

— Dieu soit béni ! répétèrent les matelots en se signant dévotement.

— Croyez-vous qu’il soit fou, major ? demanda Michel d’une voix tremblants.

— Non, ceci n’est pas la folie, c’est le délire ; il ne va pas tarder à s’endormir ; ne le quittez pas, à son réveil il ne se souviendra de rien ; s’il demande à boire, vous lui donnerez de la potion que j’ai préparée et qui est là sur cette table.

— Oui, major.

— Maintenant je me retire ; s’il survenait quelque accident imprévu, faites-moi prévenir aussitôt ; d’ailleurs je reviendrai cette nuit.

Le chirurgien sortit. Ses prévisions ne tardèrent pas à se réaliser : peu à peu M. de Barmont s’assoupit, accablé par sa douleur même, et il tomba dans un sommeil calme et paisible.

Les deux matelots se tenaient immobiles debout auprès de son lit, nulle garde-malade n’aurait veillé avec plus de soin et de délicate attention un malade que ces deux hommes, dont l’écorce paraissait si dure et dont cependant le cœur était si réellement bon.

La nuit s’écoula ainsi tout entière. Le chirurgien était venu plusieurs fois, mais après quelques secondes d’examen, toujours il s’était retiré d’un air satisfait en mettant un doigt sur sa bouche.

Vers le matin, au premier rayon du soleil qui entra dans la chambre, le comte fit un léger mouvement, ouvrit les yeux, et, tournant un peu la tête :

— Mon bon Michel, à boire, dit-il d’une voix faible.

Le matelot lui présenta un verre.

— Je me sens brisé, murmura-t-il, j’ai donc été malade ?

— Oui, un peu, répondit le matelot, mais maintenant c’est fini, Dieu merci ; il n’y a plus que patience à avoir.

— Il me semble sentir rouler la frégate, est-ce que nous sommes sous voiles ?

— Oui, commandant.

— Et qui a donné l’ordre d’appareiller ?

— Vous-même, hier au soir.

— Ah ! fit-il en rendant le verre.

Sa tête retomba lourdement sur l’oreiller et il se tut.

Cependant il ne dormait pas, ses yeux étaient ouverts, ses regards erraient avec inquiétude autour de lui.

— Je me souviens ! murmura-t-il pendant que deux larmes jaillissaient de ses yeux ; puis s’adressant tout à coup à Michel :

« C’est toi qui m’as relevé et conduit à bord, n’est-ce pas ?

— C’est moi, oui, commandant.

— Merci, et cependant peut-être eût-il mieux valu me laisser mourir.

Le matelot haussa dédaigneusement les épaules.

— Voilà une riche idée, par exemple ! fit-il en grognant.

— Oh ! si tu savais ! dit-il avec douleur.

— Je sais tout ; ne vous avais-je pas averti le premier jour ?

— C’est vrai, j’aurais dû te croire ; hélas ! déjà je l’aimais.

— Pardieu ! je le sais bien ; d’ailleurs elle le méritait.

— N’est-ce pas qu’elle m’aime toujours ?

— Qui en doute ? pauvre chère créature !

— Tu es bon, Michel.

— Je suis juste.

Il y eut un autre silence.

Au bout de quelques minutes, le comte renoua l’entretien.

— As-tu retrouvé la lettre ? demanda-t-il.

— Oui, commandant.

— Où est-elle ?

— La voilà, dit-il en la lui présentant.

Le comte s’en empara vivement.

— Tu l’as lue ? dit-il.

— Pourquoi faire ? fit Michel, pardine ! ça doit être un tissu de mensonges et d’infamies ; je ne suis pas curieux de lire ces choses-là.

— Tiens, prend-la, dit-il en la lui présentant.

— Pour la déchirer ?

— Non, pour la lire.

— Bah ! À quoi bon ?

— Il faut que tu saches ce que contient cette lettre, je le veux.

— Ceci est autre chose, donnez.

Il prit la lettre, l’ouvrit, jeta les yeux dessus.

— Lis haut, fit le comte.

— Jolie besogne que vous me donnez là, commandant ! Enfin, puisque vous le voulez, je dois vous obéir.

— Je t’en prie, Michel.

— Suffit, commandant, m’y voilà.

Et il commença à lire à haute voix cette étrange missive.

Elle était courte, laconique, mais par cela même elle devait produire un effet d’autant plus terrible que chaque mot était calculé avec soin de façon à porter coup.

Voici quelle en était la teneur :

« Monsieur le Comte,

« Vous n’avez pas épousé ma fille ; je vous ai abusé par un faux mariage. Jamais vous ne la reverrez… elle est morte pour vous. Il y a depuis longues années une haine implacable entre votre famille et la mienne. Je n’aurais pas été vous chercher : Dieu vous a jeté sur mon passage. J’ai compris qu’il voulait que je me vengeasse. Je lui ai obéi. Je crois avoir réussi à briser à jamais votre cœur. L’amour que vous avez pour ma fille est sincère et profond. Tant mieux, vous souffrirez plus cruellement. Adieu, Monsieur le Comte. Croyez-moi, ne cherchez pas à me revoir, cette fois ma vengeance serait plus terrible encore. Ma fille épouse dans un mois celui qu’elle aime et que seul elle a toujours aimé.

Don Estevan de Sylva, duc de Peñaflor. »

Lorsque le matelot eut terminé cette lecture, il fixa sur son chef un regard interrogateur.

Celui-ci secoua la tête à plusieurs reprises sans répondre autrement.

Michel lui rendit la lettre que le capitaine cacha aussitôt sous son oreiller.

— Que ferez-vous ? lui demanda le matelot au bout d’un instant.

— Plus tard, répondit le comte d’une voix sombre, plus tard tu le sauras ; je ne pourrais, en ce moment, prendre une détermination, ma tête est faible encore, j’ai besoin de réfléchir.

Michel fit un geste d’assentiment.

En ce moment le docteur entra. Il parut ravi de voir son malade en si bon état et lui promit, en se frottant joyeusement les mains, que dans huit jours au plus il quitterait le lit.

Effectivement, le médecin ne s’était pas trompé : le comte se rétablissait rapidement ; enfin il put se lever, et, au bout de quelques jours, à part une pâleur cadavéreuse répandue sur son visage, pâleur que depuis lors il conserva toujours, ses forces paraissaient être complètement revenues.

M. de Barmont fit entrer sa frégate dans le Tage et alla mouiller devant Lisbonne. Aussitôt que le navire fut affourché, le commandant appela son second dans son appartement et eut avec lui un long entretien, à la suite duquel il se fit mettre à terre ainsi que Michel et Vent-en-Panne.

La frégate restait sous le commandement du premier lieutenant, le comte l’avait abandonnée pour toujours.

Cet acte constituait presque une désertion ; mais M. de Barmont était résolu, à tous risques, de retourner à Cadix.

Pendant les quelques jours qui s’étaient écoulés depuis son entretien avec Michel, ainsi qu’il l’avait promis à celui-ci, le comte avait réfléchi.

Le résultat de ses inflexions avaient été que, ainsi que lui, doña Clara avait été trompé par le duc, qu’elle se croyait bien mariée ; d’ailleurs, tout le lui prouvait dans la conduite tenue envers lui par la jeune fille. En voulant trop bien assurer sa vengeance, le duc avait dépassé le but ; doña Clara l’aimait, il en avait la certitude. Ce n’était que contrainte par la force qu’elle avait obéi à son père.

Ceci admis, une seule chose restait à faire au comte : retourner à Cadix, prendre des renseignements, rejoindre le duc et avoir avec lui, devant sa fille, une explication suprême.

Ce projet arrêté dans son esprit, le jeune homme le mit immédiatement à exécution, abandonnant à son second le commandement de son navire, au risque de briser sa carrière et d’être poursuivi comme traître, puisque la guerre était dans toute sa force entre la France et l’Espagne ; il fréta un caboteur et, suivi de ses deux matelots auxquels il avait loyalement expliqué ses intentions, mais qui ne voulurent pas l’abandonner, il retourna à Cadix.

Grâce à la connaissance approfondie qu’il possédait de la langue espagnole, le comte n’éveilla aucun soupçon dans cette ville, où il lui fut facile de prendre les renseignements qu’il désirait.

Le duc était effectivement parti pour Madrid.


Le gouverneur s’empara du papier avec un frisson de joie.

Le comte se dirigea aussitôt vers Madrid.

Un gentilhomme de l’importance du duc de Peñaflor, grand d’Espagne de première classe et caballero cubierto, ne voyage pas sans laisser de traces, surtout lorsque rien ne lui fait soupçonner qu’il est suivi ; le comte n’eut donc aucune difficulté à découvrir la route qu’il avait prise. Il arriva à Madrid persuadé que bientôt il aurait avec le duc cette explication qu’il désirait si ardemment.

Mais son espoir fut déçu ; le duc, après avoir été reçu en audience particulière par le roi, avait fait ses équipages et était parti pour Barcelone.

La fatalité s’en mêlait ; le comte ne se rebuta pas : il monta à cheval, traversa l’Espagne et arriva à Barcelone.

La veille, le duc s’était embarqué pour Naples.

Cette poursuite prenait les proportions d’une odyssée ; on aurait dit que le duc se sentait suivi.

Cependant il n’en était rien ; il accomplissait une mission dont son souverain l’avait chargé.

Le comte s’informa.

Il apprit que le duc de Peñaflor était accompagné de sa fille et de ses deux fils.

Deux jours plus tard, M. de Barmont faisait voile pour Naples à bord d’un navire contrebandier.

Nous n’entrerons pas dans tous les détails de cette poursuite obstinée qui dura pendant plusieurs mois.

Nous nous bornerons à dire que le comte manqua le duc à Naples, comme il l’avait manqué à Madrid et à Barcelone, et qu’il traversa l’Italie tout entière et entra en France, toujours à la suite de cet insaisissable ennemi qui semblait fuir devant lui.

Mais sans que le comte le soupçonnât, pendant l’intervalle, les rôles avaient été sinon complètement changés du moins fort modifiés.

Voici comment.

Le duc avait un fort grand intérêt à savoir ce que ferait le comte. Bien qu’il fût certain que la guerre le contraindrait à quitter l’Espagne, cependant il connaissait trop bien le caractère résolu et déterminé du jeune homme pour supposer un instant qu’il accepterait l’affront qui lui était fait sans essayer d’en tirer une vengeance éclatante.

En conséquence, il avait laissé à Cadix un homme de confiance chargé, si le comte reparaissait, de surveiller ses démarches avec le plus grand soin et de l’avertir de ce qu’il ferait.

Cet homme s’était consciencieusement et fort adroitement acquitté de la mission difficile qui lui avait été confiée, et, pendant que le comte poursuivait le duc, lui poursuivait le comte, ne le perdant pas de vue, s’arrêtant où il s’arrêtait et repartant derrière lui aussitôt qu’il le voyait se mettre en route.

Lorsque enfin il se fut assuré que c’était bien à son maître que le comte en voulait, il le dépassa, rejoignit le duc, qu’il atteignit aux environs de Pignerol, et lui rapporta tout ce qu’il avait appris.

Le duc, bien que intérieurement effrayé de la persistance haineuse de son ennemi, feignit d’attacher fort peu d’importance à cette communication, et sourit de mépris en écoutant le rapport de son serviteur.

Mais, malgré cela, il ne négligea pas de prendre ses précautions, et comme la paix était sur le point d’être signée et qu’un plénipotentiaire espagnol se trouvait à Paris, il lui expédia ce même domestique à franc étrier avec une lettre pressante.

Cette lettre n’était rien moins qu’une dénonciation en forme contre le comte de Barmont-Senectaire.

Le cardinal de Richelieu ne fit aucune difficulté pour accorder un ordre d’arrestation contre le comte, et des agents de la police de Son Éminence, commandés par François Bouillot, quittèrent Paris et se lancèrent à la poursuite du malheureux officier.

Celui-ci, dans la complète ignorance où il était de ce qui se passait, avait continué sa route et même gagné du terrain sur le duc qui, persuadé que désormais il n’avait plus rien à redouter de son ennemi et que celui-ci serait arrêté avant de le pouvoir rejoindre, ne marchait plus qu’à petites journées.

Seulement le calcul du duc était faux ; il n’avait pas réfléchi que les gardes du cardinal, ne sachant pas où ils rencontreraient celui qu’ils avaient mission d’arrêter et contraints à des tâtonnements sans nombre, seraient obligés de faire à peu près deux fois la route ; ce fut ce qui arriva.

De plus, comme, excepté Bouillot, aucun o.’eux ne connaissait personnellement le comte, et que celui-ci, nous le savons maintenant, ne demandait pas mieux que de laisser échapper le fugitif, il passa au milieu d’eux sans qu’ils soupçonnassent que c’était lui, ce qui leur occasionna une grande perte de temps en les obligeant à revenir sur leurs pas.

Nous avons rapporté plus haut comment, après l’explication orageuse qui avait eu lieu entre le beau-père et le gendre, celui-ci avait enfin été arrêté, conduit par Bouillot, sur son ordre exprès, à l’île Sainte-Marguerite et remis entre les mains du major de l’Oursière. Et maintenant que nous avons bien expliqué la position respective de chacun de nos personnages, nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons laissé.