F. ROY (p. 10-18).
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II

UNE SCÈNE DE FAMILLE

Cependant les arrivants menaient grand bruit sur la route et semblaient s’impatienter du retard apporté à leur introduction dans l’auberge.

Maître Pilvois se décida enfin à leur ouvrir, bien qu’il fût en proie à une appréhension secrète sur les conséquences que pourrait avoir pour lui, malgré les recommandations qui lui avaient été faites, la présence d’un inconnu dans sa maison.

Dès que, sur son ordre, un garçon d’écurie eût tiré les verrous et ouvert la porte charretière, plusieurs cavaliers entrèrent dans la cour, suivis et précédés par un carrosse attelé de quatre chevaux.

À la lueur de la lanterne tenue par son valet, l’aubergiste reconnut que les voyageurs étaient au nombre de sept : trois maîtres, trois domestiques et le cocher qui se tenait sur le siège. Tous étaient enveloppés d’épais manteaux et armés jusqu’aux dents.

Dès que la voiture fut entrée dans la cour, les cavaliers mirent pied à terre ; l’un d’eux, qui semblait exercer une certaine autorité sur ses compagnons, s’approcha de l’aubergiste pendant que les autres faisaient tourner le carrosse dans le jardin où se trouvait l’entrée principale de la maison et que les valets refermaient la porte charretière.

— Or çà ! maître, dit le voyageur dont nous avons parlé, avec un accent étranger fortement prononcé, bien qu’il s’exprimât très purement en français, mes ordres ont-ils été ponctuellement exécutes.

À cette question assez embarrassante pour lui, maître Pilvois se gratta la tête, puis il répondit, en vrai paysan madré qu’il était :

— Autant que possible, oui, monseigneur.

— Que voulez-vous dire, drôle ? reprit durement le voyageur ; vos instructions étaient précises cependant.

— Oui, monseigneur, dit humblement l’aubergiste, j’ajouterai même que j’ai grassement été payé d’avance.

— Eh bien alors ?

— Alors, répondit maître Pilvois de plus en plus embarrassé, j’ai fait ce que j’ai pu.

— Hum ! C’est-à-dire que vous avez quelqu’un chez vous, n’est-ce pas ?

— Hélas ! oui, monseigneur, répondit l’hôtelier en courbant la tête.

Le voyageur frappa du pied avec colère.

— Sang-Dieu ! s’écria-t-il ; mais, reprenant aussitôt un calme apparent : Quels sont ces gens ? demanda-t-il.

— Il n’y a qu’une seule personne.

— Ah ! fit le voyageur avec satisfaction, s’il n’y a qu’un individu, rien n’est plus facile que de le faire déguerpir.

— Je crains que non, hasarda timidement l’aubergiste : car ce voyageur, que je ne connais pas, je le jure, m’a tout l’air d’un rude gentilhomme et je ne le crois pas disposé à quitter la place.

— Bon, bon, je m’en charge, dit insoucieusement le voyageur. Où est-il ?

— Là, dans la cuisine, monseigneur, se chauffant au feu de l’âtre.

— C’est bien ; la chambre est préparée ?

— Oui, monseigneur.

— Rejoignez ces messieurs et guidez-les vous-même, aucun de vos gens ne doit savoir ce qui va se passer.

L’aubergiste, heureux d’en être quitte à si bon marché, s’inclina respectueusement et se hâta de s’éloigner dans la direction du jardin ; quant au voyageur, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec un valet demeuré près de lui, il enfonça son chapeau sur ses yeux, ouvrit la porte et entra résolument dans la cuisine.

Elle était déserte ; l’étranger avait disparu.

Le voyageur jeta un regard soucieux autour de lui ; les valets, selon des ordres probablement reçus de l’hôtelier, s’étaient retirés prudemment dans leurs soupentes.

Après quelques secondes d’hésitation, le voyageur regagna le jardin.

— Eh bien ! lui demanda l’aubergiste, l’avez-vous vu, monseigneur ?

— Non, répondit-il, mais qu’importe ? pas un mot de lui aux personnes qui m’accompagnent ; il sera sans doute parti ; au cas où cela ne serait pas, veillez à ce qu’il ne puisse approcher de l’appartement que vous nous avez destiné.

— Hum ! murmura à part lui l’hôtelier, tout cela n’est pas clair ; et il se retira tout pensif.

Au fond, le brave homme avait peur. Ses hôtes avaient des mines rébarbatives et des manières brusques qui le rassuraient médiocrement, et puis il lui avait semblé entrevoir, à travers les arbres de son jardin, errer des ombres inquiétantes, fait qu’il s’était bien gardé d’approfondir, mais qui ajoutait encore à ses appréhensions secrètes.

Dame Tiphaine, un falot à la main, attendait à la porte de la maison, prête à éclairer les voyageurs et à les conduire à leur appartement ; lorsque le carrosse eut tourné et se fut arrêté, un des voyageurs s’en approcha, ouvrit la portière et aida une dame à descendre.

Cette dame, vêtue avec luxe, paraissait souffrir ; elle marchait avec peine. Cependant, malgré sa faiblesse, elle repoussa d’un geste le bras que lui tendait un des voyageurs pour la soutenir et s’approcha de dame Tiphaine qui, compatissante comme toutes les femmes, se hâta de lui rendre le service qu’elle semblait réclamer d’elle et l’aida à gravir l’escalier un peu roide qui conduisait à la chambre du dais.

Les voyageurs laissèrent le cocher et un domestique à la garde de la voiture qui demeura attelée, et suivirent silencieusement la dame malade.

La chambre du dais, la plus belle de l’auberge, était vaste et meublée avec un certain luxe, un grand feu pétillait dans l’âtre et plusieurs chandelles posées sur des meubles y répandaient une assez vive lumière.

Une porte à demi cachée par la tapisserie communiquait à un cabinet de dégagement qui avait une issue au dehors pour la commodité du service.

Lorsque la dame fut entrée dans la chambre, elle se laissa tomber sur un siège et remercia l’hôtesse d’un signe de tête.

Celle-ci se retira discrètement, étonnée et presque effrayée par les visages sombres des personnes au milieu desquelles elle se trouvait.

— Jésus, Marie ! dit-elle à maître Pilvois, qu’elle rencontra se promenant tout soucieux dans le corridor, que va-t-il se passer ici ? Ces hommes me font peur. Cette dame est toute tremblante, et le peu que j’ai aperçu de son visage sous son masque, est blanc comme un linge.

— Hélas ! soupira maître Pilvois, je suis aussi épeuré que vous, ma mie, mais nous n’y pouvons rien ; ce sont de trop grands seigneurs pour nous, des amis de Son Éminence ; ils nous broieraient sans pitié. Nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de nous retirer dans notre chambre ainsi que nous en avons reçu l’ordre, et de nous tenir cois jusqu’à ce qu’ils réclament nos services ; la maison est à eux, en ce moment ils sont les maîtres.

L’hôtelier et sa femme rentrèrent chez eux, et non contents de fermer la porte à double tour, ils la barricadèrent avec tout ce qui leur tomba sous la main.

Ainsi que l’avait dit maître Pilvois à sa femme, les voyageurs étaient bien les maîtres de l’auberge de la Cour de France, ou du moins ils le croyaient.

L’étranger, tout en feignant la plus profonde indifférence, avait suivi du coin de l’œil tous les mouvements de l’hôtelier ; dès que celui-ci eut quitté la cuisine pour aller ouvrir aux voyageurs, il se leva, jeta une bourse pleine d’or aux cuisiniers en posant un doigt sur sa bouche pour leur recommander le silence et, s’enveloppant avec soin dans son manteau, il sortit de la cuisine.

Les valets de l’aubergiste, avec cette intelligence qui caractérise leur caste, comprirent que cette action de l’étranger cachait certains projets à l’exécution desquels il était de leur intérêt de ne pas se mêler ; ils se partagèrent l’argent si généreusement donné, et se rappelant les ordres qu’ils avaient reçus de leur maître, ils décampèrent au plus vite et allèrent sournoisement se blottir dans leurs lits.

L’étranger, pendant que l’aubergiste recevait les voyageurs, s’était enfoncé au plus profond du jardin.

Arrivé près de la petite porte dont nous avons parlé, il siffla doucement.

Presque aussitôt deux hommes semblèrent surgir du milieu des ténèbres et se présentèrent à lui.

Ces deux hommes avaient chacun une longue rapière au côté, des pistolets à la ceinture et une carabine à la main.

— Quoi de nouveau ? demanda l’étranger ; avez-vous vu quelque chose, Michel ?

— Capitaine, répondit celui auquel cette question était adressée, je n’ai rien vu, cependant je redoute un piège.

— Un piège ? fit l’étranger.

— Oui, reprit Michel, voilà Vent-en-Panne qui a relevé plusieurs gars de mauvaise mine qui semblent vouloir nous aborder.

— Bah ! vous êtes fou, Michel. Vous aurez vu les voyageurs qui viennent d’arriver à l’auberge.

— Non, capitaine, ils ressemblent, au contraire, comme deux gouttes d’eau, aux deux gaillards qui nous appuient la chasse depuis avant-hier, de vrais limiers du cardinal, je le parierais.

L’étranger parut réfléchir.

— Sont-ils loin ? demanda-t-il enfin.

— Parle, Vent-en-Panne, mon gars, fit Michel en se tournant vers son compagnon, et ne ralingue pas ; le capitaine te fait celui de te héler.

— Pour lors, capitaine, dit Vent-en-Panne, Breton petit et trapu, à la mine sournoise et futée, je les ai éventés par la hanche de tribord aux environs de cinq heures, je me suis patiné sous mes basses voiles à seule fin de les distancer, et je crois bien les avoir laissés à la dérive à quatre ou cinq encablures en arrière.

— Ainsi nous avons une heure devant nous à peu près ?

— Environ, oui, capitaine, répondit Vent-en-Panne.

— C’est plus qu’il nous faut ; écoutez, mes gars, et jurez-moi sur votre honneur de matelots de m’obéir.

— Il n’y a pas de soin que nous y manquions, capitaine, répondirent-ils.

— Je compte sur vous.

— Parbleu ! fit Michel, c’est connu, ça.

— Quoi qu’il arrive, reprit l’étranger, laissez-moi agir seul, à moins que je vous donne expressément l’ordre de me venir en aide. Si, pendant que nous serons là-haut, les limiers du cardinal arrivaient, vous vous sauveriez.

— Nous sauver ! exclamèrent les deux marins.

— Il le faut, enfants ! Qui me délivrerait si tous trois nous étions prisonniers ? reprit l’étranger.

— C’est juste, répondit Michel.

— Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas ?

— Oui, capitaine, firent-ils.

— Ah ! à propos, si je suis pris, vous aurez besoin d’argent pour me délivrer ; prenez ceci.

Il leur mit dans la main une lourde bourse que les matelots acceptèrent sans observation.

— Maintenant suivez-moi et ouvrez l’œil au bossoir, les gars.

— Soyez calme, capitaine, répondit Michel ; nous veillons.

L’étranger se dirigea alors vers la maison, suivi pas à pas par les deux marins. Il arrivait dans le corridor au bout duquel se trouvait la chambre des voyageurs au moment où maître Pilvois et son épouse s’enfermaient à double tour dans leur appartement.

La voiture, gardée par le cocher et un domestique, stationnait toujours devant la porte principale ; mais les trois hommes passèrent sans être aperçus.

Aussitôt que l’hôtelière avait eu quitté la chambre, le voyageur qui semblait jouir d’une certaine autorité sur ses compagnons avait ouvert la porte du cabinet, afin sans doute de s’assurer qu’il ne renfermait aucun espion aux écoutes, puis il avait pris un siège, s’était assis près du feu et avait fait signe à ses compagnons de l’imiter ; seuls les deux domestiques étaient restés debout près de la porte, les mains appuyées sur le canon de leur carabine dont la crosse reposait à terre.

Il y eut alors quelques secondes d’un silence funèbre dans cette chambre où pourtant se trouvaient réunies six personnes.

Enfin le voyageur se décida à prendre la parole, et, s’adressant à la jeune dame, qui gisait sur son siège, la tête penchée et les bras pendants :

— Ma fille, dit-il d’une voix grave, en s’exprimant en langue espagnole, le moment est venu d’une explication claire et catégorique entre nous, car il ne nous reste plus que quatre lieues à peine pour atteindre le terme de notre long voyage. J’ai l’intention de séjourner vingt-quatre heures dans cette hôtellerie afin de vous donner le temps de réparer vos forces et vous mettre en état de paraître convenablement devant celui que je vous destine.

La jeune femme ne répondit à cette sèche allocution que par un sourd gémissement.

Son père continua sans paraître remarquer la prostration complète dans laquelle elle se trouvait :

— Souvenez-vous, ma fille, que si à la prière de vos frères ici présents j’ai consenti à vous pardonner la faute que vous avez commise, c’est à la condition expresse que vous obéirez sans restriction à mes ordres et que vous ferez toutes mes volontés.

— Mon enfant ? murmura-t-elle d’une voix étouffée par la douleur ; qu’avez-vous fait de mon enfant ?

Le voyageur fronça le sourcil, une pâleur livide couvrit son visage ; mais se remettant aussitôt :

— Encore cette question, dit-il d’une voix sombre. Malheureuse ! ne jouez pas avec ma colère en me rappelant votre crime et le déshonneur de ma maison !

À cette parole la jeune fille se redressa subitement, et enlevant d’un geste brusque le loup de velours qui couvrait son visage.

— Je ne suis pas coupable, dit-elle d’une voix fière en regardant son père en face, et vous le savez bien ! car c’est vous qui m’avez présenté le comte de Barmont, c’est vous qui avez encouragé notre amour, c’est par vos ordres enfin que nous avons été mariés secrètement l’un à l’autre ! Osez soutenir le contraire !

— Silence, malheureuse ! s’écria le voyageur en se levant avec violence.

— Mon père ! s’écrièrent en se jetant au-devant de lui les deux gentilshommes qui jusqu’à ce moment étaient demeurés immobiles et comme étrangers à cet orageux entretien.

— Soit, fit-il en reprenant sa place, je me contiendrai ! Je ne vous adresserai plus qu’une question doña Clara ; m’obéirez-vous ?

Elle hésita un instant, puis, paraissant prendre une résolution suprême :

— Écoutez-moi, mon père, répondit-elle d’une voix brève mais ferme, vous l’avez dit vous-même, le moment d’une explication est venu entre nous, soit ; expliquons-nous. Moi aussi, qui suis votre fille, je suis jalouse de l’honneur de notre maison ; voilà pourquoi j’exige que vous me répondiez sans ambages et sans détours.

En parlant ainsi, soutenue seulement par l’énergie factice que lui donnait la douleur, cette jeune fille, si frêle et si délicate, était d’une beauté suprême : le corps cambré en arrière, la tête fièrement redressée, ses longs et soyeux cheveux noirs tombant en désordre sur ses épaules, et tranchant avec la pâleur marmoréenne de son visage ; ses grands yeux brûlés de fièvre, inondés de larmes qui coulaient lentement sur ses joues ; la poitrine haletante par l’émotion qui la maîtrisait, elle avait dans toute sa personne quelque chose de fatal qui semblait ne plus appartenir à la terre.

Son père se sentit ému malgré son féroce orgueil, et ce fut d’une voix moins dure qu’il lui répondit :

— Je vous écoute.

— Mon père, reprit-elle, en appuyant la main sur le dossier de son siège afin de se soutenir, je vous ai dit que je ne suis pas coupable et, je vous le répète, le comte de Barmont et moi, nous avons été secrètement unis dans l’église de la Merced à Cadix, et cela par votre ordre. Vous le savez, je n’insisterai donc pas là-dessus ; mon enfant est donc bien réellement légitime et j’ai le droit d’en être fière. Comment se fait-il donc que vous, duc de Peñaflor, appartenant à la première grandesse d’Espagne, non content de m’enlever, le jour même de notre mariage, l’époux que vous-même m’aviez choisi, vous l’avez tout à coup chassé de votre présence, et me ravissant mon enfant à l’heure de sa naissance, vous m’accusiez d’avoir commis un crime horrible et que vous prétendiez, mon premier époux encore vivant, m’enchaîner à un autre ! Répondez-moi, mon père, afin que je sache enfin en quoi consiste cet honneur dont vous me parlez si souvent, et quel est le motif qui vous rend si cruel envers une infortunée qui vous doit le jour et qui, depuis qu’elle est au monde, n’a eu pour vous qu’amour et respect.

— C’en est trop ! fille dénaturée, s’écria le duc en se levant avec colère, et puisque vous ne craignez pas de me braver aussi indignement…

Mais il s’interrompit tout à coup, et demeura immobile, tremblant de fureur et d’épouvante ; la porte de la chambre s’était subitement ouverte et un homme avait paru sur le seuil, droit et fier, l’œil ardent et la main sur la garde de son épée.

— Ludovic ! enfin ! s’écria la jeune fille en s’élançant vers lui.

Mais ses frères la retinrent dans leurs bras et la contraignirent de s’asseoir.

— Le comte de Barmont, murmura le duc.

— Moi-même, monsieur le duc de Peñaflor, répondit l’étranger avec une exquise politesse, vous ne m’attendiez pas, il me semble ?

Et, faisant quelques pas dans l’intérieur de la chambre pendant que les deux matelots qui l’avaient suivi gardaient la porte, il remit son chapeau sur sa tête et, se croisant les bras :

— Que se passe-t-il donc ici ? dit-il d’une voix fière ; et qui ose violenter madame la comtesse de Barmont ?

— La comtesse de Barmont, fit le duc avec mépris.

— C’est vrai, reprit-il ironiquement, j’oubliais que vous attendez d’un moment à l’autre, de la cour de Rome un acte qui déclare mon mariage nul et qui permettra de donner votre fille à l’homme dont le crédit vous a fait nommer vice-roi de la Nouvelle-Espagne.

— Monsieur ! s’écria le duc.

— Eh quoi ! me serais-je trompé ? Non, non, monsieur le duc, mes espions sont aussi bons que les vôtres, je suis bien servi, croyez-le ; mais cette indignité ne s’accomplira pas ! grâce à Dieu, je suis arrivé à temps pour l’empêcher ! Place ! fit-il en repoussant d’un geste les deux gentilshommes qui s’opposaient à son passage. Je suis votre mari, madame ; suivez-moi, je saurai vous protéger.

Les deux jeunes gens, abandonnant leur sœur à demie évanouie, s’élancèrent sur le comte et tous deux le frappèrent de leur gant au visage en tirant leur épée.

Le comte, sous cette insulte cruelle, pâlit affreusement ; il poussa un rugissement de bête fauve et dégaina.

Les domestiques, tenus en respect par les deux matelots, n’avaient pas fait un mouvement.

Le duc se précipita entre les trois hommes prêts à en venir aux mains.

— Comte, dit-il froidement au plus jeune de ses fils, laissez à votre frère le soin de châtier cet homme.

— Merci, mon père, répondit l’aîné en se mettant en garde, pendant que son puîné rabaissait la pointe de son épée et faisait un pas en arrière.

Doña Clara gisait étendue sans mouvement sur le sol.

Du premier coup, les deux ennemis engagèrent le fer jusqu’à la garde, puis, comme d’un commun accord, ils firent chacun un pas de retraite.

Il y avait quelque chose de sinistre dans l’aspect qu’offrait cette chambre d’auberge en ce moment.

Cette femme qui râlait sur le parquet en proie à une crise nerveuse sans que nul ne songeât à la secourir.

Ce vieillard, les sourcils froncés, les traits crispés par la douleur, assistant impassible, en apparence, au combat de son fils aîné contre son gendre, tandis que son plus jeune fils se mordait les lèvres de colère de ne pouvoir venir en aide à son frère ; ces matelots, le pistolet sur la gorge des domestiques pâles de terreur ; et, au milieu de la salle à peine éclairée par quelques chandelles fumeuses, ces deux hommes, l’épée à la main, l’œil dans l’œil, guettant comme deux tigres le moment de s’entr’égorger.


Un des voyageurs ouvrit la portière et aida une dame à descendre.

Le combat ne fut pas long : trop de haine animait les adversaires pour qu’ils perdissent leur temps à se tâter réciproquement. Le fils du duc, plus impatient que le comte, lui portait bottes sur bottes que celui-ci, malgré son extrême habileté, ne parait qu’avec peine ; enfin le jeune homme, se sentant trop engagé, voulut faire un second pas de retraite, mais son pied mal assuré glissa sur le parquet et, malgré lui, il leva un peu son épée ; au même instant le comte se fendit à fond par un mouvement rapide comme la pensée, et son épée disparut tout entière dans la poitrine de son adversaire, puis il fit un saut dans les armes pour éviter la riposte et retomba en garde. Mais c’en était fait du jeune homme : il roula deux ou trois fois des yeux hagards, étendit les bras en lâchant son épée et tomba de toute sa hauteur sur le parquet sans prononcer une parole.

Il était mort.

— Assassin ! s’écria son frère en se précipitant l’épée à la main sur le comte.

— Traître ! répondit celui-ci en parant le coup qui lui était porté et lui liant l’épée qui sauta au plafond.

— Arrêtez ! arrêtez ! s’écria le duc en s’élançant à demi fou de douleur entre les deux hommes qui s’étaient pris à bras-le-corps et cherchaient à se poignarder réciproquement.

Mais cette tardive intervention fut inutile ; le comte, doué d’une vigueur peu commune, était facilement parvenu à se débarrasser du jeune homme et l’avait renversé sur le sol où il le maintenait le genou sur la poitrine.

Tout à coup un grand bruit d’armes et de chevaux s’éleva dans la maison et l’on entendit les pas pressés de plusieurs hommes qui escaladaient, en courant, les escaliers.

— Ah ! s’écria le duc avec une joie féroce, je crois que voilà la vengeance ; enfin !

Le comte, sans daigner répondre à son ennemi, se tourna vers les matelots.

— Partez, les gars ! leur cria-t-il d’une voix tonnante.

Ceux-ci hésitèrent.

— Partez donc, si vous voulez me sauver, ajouta-t-il.

En chasse ! hurla Michel en entraînant son compagnon, et les deux hommes, saisissant leurs carabines par le canon, pour s’en servir en guise de massue en cas de besoin et s’ouvrir un passage, s’élancèrent dans les corridors où ils disparurent.

Le comte prêta anxieusement l’oreille : il entendit des jurons, le bruit d’une lutte acharnée ; puis, au bout d’un instant, un cri lointain, cri d’appel que les marins connaissent si bien, arriva jusqu’à lui.

Alors son visage se rasséréna, il remit son épée au fourreau et attendit froidement les nouveaux venus, en murmurant à part lui :

— Ils sont sauvés ! Il me reste un espoir.