Les Aventures du roi Pausole/Livre IV/Chapitre 5

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 326-341).





CHAPITRE V


COMMENT LE ROI PAUSOLE FUT REÇU
PAR LE PEUPLE DE TRYPHÊME


Le 30 janvier 1589, il se fit en la ville plusieurs processions auxquelles il y a grande quantité d’enfants, tant fils que filles, hommes et femmes, plus de cinq ou six cents personnes toutes nues, tellement qu’on ne vit jamais si belle chose, — Dieu merci !
Journal des choses advenües à Paris, depuis le 23 décembre 1588.


Sur la route, au grand soleil de juin, tout un cortège s’avançait lentement, annoncé par un brouhaha de voix, de chants et de musiques…

Le page et Taxis s’arrêtèrent.

— Qu’est-ce que c’est encore que cette multitude ? dit Pausole qui les avait rejoints.

— Je crois, dit Giguelillot, que Tryphême prépare à son bon monarque une réception triomphale.

— Comment ? une réception ? Mais je fais un voyage secret !… Peut-être n’ai-je pas gardé en fait un rigoureux incognito, puisque j’ai la couronne en tête ; cependant, je n’avais prévenu personne et je suis stupéfait de ce que j’aperçois.

— Tryphême est à sept kilomètres du palais. À bicyclette, cela se fait en un quart d’heure. La ville entière a su votre départ hier matin avant midi. Elle a eu tout le temps de préparer un accueil cordial et pompeux, et je crois bien que nous le subirons, Sire, quel qu’en soit notre sentiment.

— Tant pis, dit Pausole. Je m’y résigne. Acceptons d’un visage aimable ce qu’on voudra nous imposer. La popularité est une lourde charge ; mais fou qui rechignerait contre elle.



Dans le centre d’un rond-point ombreux qui élargissait la route, la tête de la procession fit halte à six pas du Roi.

Elle était formée par deux jeunes filles à califourchon sur des juments arabes de robe blanche et à longue queue. Leurs cheveux noirs étaient couronnés de pivoines. Leurs jambes très brunes se fonçaient sur le poil éclatant des bêtes, et leurs petits pieds tombaient droit, n’ayant ni selle ni étriers.

D’une seule main, chacune d’elles tenait les brides de moire, et, de l’autre, portait la hampe de bambou d’une bannière légère qui, tendue entre elles deux, élevait sur le ciel ces mots de soie et d’argent :


vive notre bon roi pausole !


Plus loin, deux autres jeunes filles élevaient une seconde bannière sur laquelle on pouvait lire :


tryphême est heureuse.


Un troisième couple suivait avec cette dernière inscription :


tryphême est reconnaissante.


Au delà, de longues files de femmes qui portaient sur leur tête des corbeilles de fleurs, encadraient d’abord la musique, puis les autorités de la ville, hommes à barbe ou vieillards rasés, tous vêtus de coutil blanc.

Derrière, marchait une foule énorme.

— Oh ! que c’est joli ! que c’est joli ! dit Philis, la main au menton. C’est pour nous, tout cela ? pour nous deux ? C’est une fête pour mon mariage ?

— Oui, dit Pausole. Tu l’as deviné.

Alors, Philis cria :

— Vivent les Tryphémoises !

Sa voix perçante traversa l’air même au-dessus de toutes les fanfares, et la foule répondit :

— Vive le Roi Pausole !

Puis les ophicléides ayant fini leur marche sur douze cadences parfaites, répétées selon toutes les coutumes, entonnèrent l’Hymne Pausolien dont cent voix chantaient les paroles.


Pausole ne l’écouta pas debout. Un monsieur fort affairé, la main fébrile et l’œil inquiet, ayant fait former le cercle à toute la procession, conduisit le Roi jusqu’à une estrade, hâtivement échafaudée dans l’ombre verte du rond-point.

Philis, n’y trouvant pas de siège pour elle, s’assit en riant sur un petit coussin. Diane à la Houppe, moins jalouse que la veille et pour de bonnes raisons, se contenta d’un coussin semblable. Ainsi flanqué de ses deux femmes comme une statue de marbre qu’entourent des figures allégoriques, Pausole ouvrit les bras en inclinant la tête pour exprimer à tous qu’il se disait comblé d’honneurs, et prit doucement place dans son trône.

Hélas ! il prévoyait bien que l’éloquence officielle devrait être, ce jour-là, reçue comme un fléau divin.

Mais la Ville entendait flatter ses préférences, et le premier de tous les discours fut fait par un homme du peuple.

— Sire, dit cet orateur, nous vous aimons bien, nous, les gueux, les gens sans cabane. Quand on nous trouve étendus au pied d’un mur ou sur la planche verte d’un banc, en train de dormir ou d’aimer, on ne nous envoie pas en prison pour nous punir de n’être pas riches. Quand nous n’avons que deux sous pour nous acheter du pain, la loi ne nous force pas d’aller voler six francs pour nous acheter un pantalon. Quand nous n’avons ni sou ni maille, nous savons que nous pouvons entrer dans les boulangeries royales où vous faites donner de quoi vivre aux loqueteux que la faim travaille. Enfin, tant que nous ne faisons rien contre ceux qui nous laissent passer, nous avons le droit d’être gueux et de ne pas mourir tout de même… On ne voit cela que dans notre pays. Le Roi Pausole est un brave homme.

Pausole étendit la main.

— Ce discours me plaît beaucoup. Qu’on donne à ce pauvre claquedent une maisonnette et une pension avec du tabac, du bon vin et deux ou trois fortes filles pour chauffer ses draps en décembre. Qu’on en donne autant aux douze gueux qu’il désignera de son plein gré. Je prends les frais de leur entretien sur ma cassette particulière, et s’ils font des enfants, je leur donnerai double rente. Enfin, qu’on réunisse tous les autres errants et qu’on remette à chacun d’eux une petite pièce d’or ; c’est mon don de joyeuse entrée dans ma bonne ville de Tryphême.

La foule poussa des acclamations.


Un autre orateur s’avança.

— Sire, dit-il, nous vous bénissons, nous, les gens du petit commerce, car vous nous laissez tranquilles, et nous vendons ce qu’il nous plaît sans patentes ni privilèges. Personne n’a le droit d’entrer chez nous de la part du gouvernement : nos allumettes, nos cigares et même nos cartes à jouer ne portent aucune estampille. Si l’acheteur méprise nos cravates, mais se sent du goût pour la vendeuse et le lui exprime sur-le-champ, nous pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe dans l’arrière-boutique sans que l’État ouvre les siens dans un cas où personne ne réclame son appui. Si, pour mieux joindre les deux bouts, nous déclarons teindre et blanchir les mouchoirs que nous vendons, on ne vient pas tripler nos impôts pour nous pousser à la faillite et ruiner du même coup vingt-cinq pauvres gens. C’est à vous seul que nous devons, Sire, un sort que l’Europe nous envie. Au nom de tout le petit commerce, je remercie Votre Majesté.

— Mon ami, dit Pausole, vous n’accepteriez pas que je vous fisse une largesse dont vous n’avez aucun besoin, mais je donne dix hectares des terres de la couronne avec l’argent nécessaire pour construire une maison de retraite aux petits commerçants malchanceux. Si je pouvais ajouter la moindre liberté à celles que vous avez déjà, je le ferais avec allégresse, mais le code de Tryphême ne me laissant pas le droit de vous imposer une entrave (et je l’ai bien voulu ainsi) me retire en même temps le plaisir de vous apporter une liberté de plus. Pénétrez-vous de vos satisfactions, puisque vous affirmez qu’elles sont véritables, et renversez mon successeur sans pitié comme sans scrupule s’il prétend restreindre d’une ligne l’infini que je livre à vos initiatives.

— Vous vivrez toujours ! cria le peuple.

— Je n’aime pas à en douter, répondit Pausole.

Un troisième personnage se présenta.

Le sens de son discours se lisait dans ses yeux, et plus encore dans le long geste par lequel il annonça le mouvement de sa première période. Au nom des classes dirigeantes, il allait remercier le Roi des bénéfices que ses amis savaient tirer, eux aussi, de la grande loi tryphémoise.

Mais le Roi l’arrêta d’un mot.

— Monsieur, ce n’est pas d’abord pour vous que j’ai changé toutes les coutumes. Si ma loi vous plaît, voilà qui m’enchante, mais vous conviendrez avec moi que vous pouviez atteindre au bonheur, dans la limite des joies humaines, sans que je m’occupasse de vous taper les joues pour vous empêcher de pleurer. La stupide charge des lois n’était pas moindre sur vos têtes que sur les derniers de mes sujets. Leur intérêt, cependant, passait avant le vôtre et je ne m’occupe de vous que par-dessus le marché. Cela n’empêche point que je ne sois sensible à votre hommage et touché de vos remerciements. Vous êtes homme, et comme tous les hommes, vous aviez le droit strict de régler votre vie avec indépendance. J’ai le plaisir de vous saluer.

Les acclamations redoublèrent.

— Bien… bien… dit Pausole, cela suffit. Je déclare la séance levée. Le chef de la Sûreté générale est-il parmi les assistants ? J’ai deux mots à lui dire en particulier.



Pausole et tous ses compagnons reprirent leurs diverses montures. Le cortège, les porte-bannière, la foule, les bagages et les quarante lanciers se suivirent dans un désordre voulu par Giguelillot, qui venait de prendre le commandement.

Entre temps, le chef de la Sûreté, tenu à l’écart par le Roi, entendit les paroles suivantes :

— J’aurais préféré, monsieur, passer les portes de Tryphême sans être reconnu ni connu, car je voyage dans un dessein que le mystère et le silence ne sauraient trop favoriser. Mais, puisque aussi bien mon déplacement n’est plus un secret pour personne, il ne me reste pas de motifs raisonnables pour vous en cacher le but en me privant de vos services dévoués. Soyez donc mon auxiliaire.

— Ce sera mon devoir et mon honneur, répondit le fidèle, agent.

— Ma fille, la Princesse Aline, a quitté le palais jeudi. Elle a eu pour cela ses raisons et je ne permettrai à personne de les mettre en discussion. Un jeune homme la conseille, l’accompagne et la protège. J’ignore où il l’a conduite et je désirerais être fixé sur ce premier point. J’ignore également qui il est, et il serait bon que je fusse tiré de cette seconde incertitude.

— Votre Majesté peut-elle me donner un signalement ?

— Taxis ! appela le Roi.

Taxis, très pâle, comparut. Pausole lui dit à voix basse :

— Le chef de la Sûreté demande le signalement de l’inconnu que nous poursuivons…

— Ah !

— Eh bien ? Répondez… l’avez-vous ?

Déchiré par l’obligation d’obéir, Taxis plongea une main tremblotante dans sa poche et en tira un papier qu’il tendit.

« Le signalement ! se disait-il, le signalement !… Ah ! malheureux jeune homme !… Admirable martyr !… Ils vont le reconnaître tout de suite et c’est moi qui l’aurai livré ! »

La pièce était ainsi conçue :


TAILLE............... Moyenne.
CHEVEUX............. Châtains.
BARBE............... Néant.
YEUX................ Gris.
FRONT............... Moyen.
TAILLE............... Moyenne.
NEZ................. Ordinaire.
BOUCHE.............. Moyenne.
MENTON.............. Rond.
VISAGE............... Ovale.
SIGNES PARTICULIERS. Néant.


— Voilà qui est parfait, dit le chef de la Sûreté. Avec ce signalement caractéristique, nous pouvons entrer en campagne. Mais quel âge ?

— Environ seize ans, dit Pausole.

— Oh ! fit Taxis… Seize… ou dix-huit… Moins de trente ans… Probablement moins de trente ans… Il n’a pas été vu de près…

— Alors, comment connaît-on la couleur de ses yeux ? demanda le policier.

— Heu !… on la connaît… il serait plus exact de dire qu’on la suppose…

— A-t-il de la barbe, enfin ? Le signalement prétend que non.

— Peu de barbe… Peu… Mais un peu…

— Cela n’importe guère, d’ailleurs. Tel qu’il est, le document suffit, et au delà.

Taxis se retira très en hâte.

— Monsieur le chef, reprit Pausole, veuillez ne m’importuner ni de questions ni de comptes rendus. Retenez, en outre, que vous avez mission de découvrir, mais non d’arrêter. Je ne vous donne qu’un mandat de recherches. Dès que vous l’aurez su remplir, vous rédigerez un rapport et le remettrez à mon page : vous le voyez là-bas monté sur un zèbre, aux côtés de la Reine Philis qui lui parle et rit en ce moment. Si pourtant vos efforts aboutissaient entre l’heure de minuit et celle de midi, vous auriez pour supérieur mon conseiller Taxis, qui nous quitte à l’instant. Car mon page n’a d’autorité que pendant la moitié du jour. Allez. Je vous ai dit tout ce que vous deviez entendre.


Pendant cette conversation, Giguelillot s’était rapproché de Philis.

— Allez-vous-en, lui dit la petite avec une moue qui voulait être sévère.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous trouve de plus en plus gentil. Et il paraît que je n’ai pas le droit de vous le dire.

— Alors ne le dites pas…

— Mais c’est que je le pense !… Allez-vous-en !… j’ai envie de vous embrasser.

— Mais non, mais non…

— Si… là, dans le cou, derrière l’oreille où vous m’avez mis un baiser si bien fait, si bon… Je vais m’en donner un sur la main… Faites attention !… Il est pour vous.

— Je l’ai senti.

— Moi aussi, allez !…

Elle rougit beaucoup, sentant que Giglio la regardait.

Ils se turent.

— Mais partez donc, reprit-elle. Vous me faites dire des horreurs.

— Ce n’est pas mon avis.

— Vraiment ?… Oh ! si, tout de même… Il ne faut pas, m’écouter, voyez-vous… Je ne sais jamais ce qui est inconvenant…

— Moi non plus.

— Ainsi… j’ai pensé à vous tout le temps la nuit dernière, quand vous avez été parti… Est-ce que je peux dire ça, ou non ?

— Si c’est la vérité…

— Oh ! je vous ai fait plaisir ! vous vous êtes troublé. Vous êtes très content. Ah ! Ah !… Restez là, maintenant, je vous défends de me suivre.

Devinant avec un instinct très sûr qu’il fallait s’en aller sur ce petit effet, elle talonna son petit poney noir qui vint en quelques bonds se ranger aux côtés du Roi Pausole.


On entrait dans les faubourgs.

De toutes parts, aux fenêtres, aux portes, sur les toits et sur les arbres, une populace exultante se pressait, mêlait des rires, levait des bras frémissants, lançait des bouquets de cris joyeux.

Ouvriers en chemise de couleur et en pantalon de toile bleue, bourgeois en vêtements de soleil, petites filles nues, trottins en bas rouges, femmes en cotillons rayés se penchaient au bord des trottoirs avec des fleurs et des branches vertes.

On entendait des cris, des voix soudaines :

— Je le vois !… c’est lui !… le voilà !… maman ! maman !… le voilà !… oh ! je l’ai bien vu ! je l’ai vraiment bien vu !

Et d’autres qui pleuraient :

— Papa ! porte-moi !… je suis trop petite !… où est-il ?… prends-moi sous les bras !… plus haut !… plus haut !… encore plus haut !…

Une enfant de trois ans cria en brandissant par la patte une poupée rose :

— Ive le Roi !… le Roi Paupaul !

Et Pausole la prit à bout de bras pour l’embrasser sur les deux joues.

Partout des arcs de triomphe échafaudés en une nuit se dressaient au coin des rues, à l’entrée des places et des carrefours. Toutes les fenêtres étaient pavoisées. Des étoffes de couleur, des feuillages, des rameaux frissonnants, des roses, couvraient les maisons, les trottoirs, les pavés et le ciel lui-même. Depuis les portes de la cité jusqu’à la Grand’Place, dix-huit cents jeunes filles nues formaient une haie brune et versaient un fleuve de roses rouges sur les pas du Roi et des Reines. Les innombrables fleurs de juin tombaient des fenêtres dans les rues comme des cascades au torrent.


Pausole saluait, saluait, ouvrait les bras, penchait la tête, levait parfois une main qui semblait dire : « C’est trop ! » Et sa bonne barbe et ses bons yeux rendaient par leur expression douce à l’enthousiasme de la foule une affection toute paternelle qui enchantait les assistants.

Philis, auprès de lui, se tenait très raide, consciente de ses nouveaux droits et de la part qu’elle pouvait prendre aux acclamations publiques. Son regard était sévère et digne ; mais pour se mettre dans le ton des modes qu’elle voyait générales elle avait enlevé l’épingle qui arrêtait à mi-buste l’ouverture de son corsage, et elle montrait au peuple ses seins élevés à l’ombre, étant fière de leurs pointes pâles et de leur peau transparente.

Taxis cherchait dans sa Bible de saines distractions à un tel spectacle ; mais le hasard l’ayant fait tomber sur le second livre des Chroniques, il ne trouvait dans la biographie de Salomon que des exemples encore plus scandaleux des turpitudes où peut sombrer le dévergondage royal.

Diane à la Houppe regardait la foule en soulevant le rideau de son palanquin.

Giguelillot, à rebours sur sa selle, tenait par les mains deux jeunes filles dont chacune tirait en avant une farandole mouvementée de sœurs, d’amies ou d’inconnues. Ce qu’il leur disait devait être d’un intérêt particulier, car, sitôt qu’il avait prononcé le moindre mot, on le répétait d’un bout à l’autre de la file avec d’assourdissants éclats, et le cortège avançait toujours, traînant derrière son étambot, où Giguelillot, était sirène, un double sillage de rires.