Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 1

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 89-97).



LIVRE DEUXIÈME




CHAPITRE PREMIER



COMMENT LA BLANCHE ALINE VIT DANSER UN BALLET,
ET CE QUI S’ENSUIVIT



Une grande princesse aimoit alors une de ses damoiselles… (p. 115.)
SauvalMémoires historiques
et secrets. — 1739.


L’enquête menée par le Grand-Eunuque valait par ses résultats, mais péchait par ses conclusions.

La blanche Aline en s’échappant, n’avait pas eu besoin des deux complices imaginés par Taxis.

Un seul avait suffi.

Une seule, pour tout dire.

Voici comment elle avait fui :


On sait déjà que l’avant-veille du jour où la Princesse quitta le palais, une troupe de danseuses françaises était venue donner au harem le spectacle de ses jambes roses et de ses perruques fleuries.

Pour la première fois depuis sa naissance, la blanche Aline était admise à suivre une représentation. Pausole entendait commencer l’éducation théâtrale de sa fille par une soirée de ballet, jugeant qu’un sujet de pantomime est moins aisé à découvrir et par conséquent moins dangereux à méditer qu’une action de comédie. Au reste, les danses se déroulent toujours dans un décor invraisemblable ; on ne rencontre point dans la vie les personnages qu’elles présentent, et l’on ne saurait imiter sans tomber dans le ridicule les gestes gracieux sur lesquels elles rythment de mauvaises passions.

Tout cela était fort bien conçu malheureusement la blanche Aline n’avait pas besoin de comprendre pour admirer.

Au milieu des jetés-battus, des battements, des branles et des entretailles, la petite fille ne vit qu’une chose, c’est qu’un très joli jeune homme (qui était peut-être bien une dame habillée en Prince Charmant) recevait à chaque tableau les hommages enflammés de quarante autres dames et que vraiment il les méritait.

Elle le trouva bien pris, élégant, prestigieux. Elle compara ses gestes avec ceux des fonctionnaires qu’elle rencontrait au palais et elle lui donna le prix de la grâce. Il eut aussi le prix de la beauté, celui de l’esprit, celui du cœur. Elle le regardait la bouche ouverte et la tête penchée sur l’épaule avec une expression de tendresse si profonde que les dames d’honneur autour d’elle en eussent été bien inquiètes si elles-mêmes n’avaient suivi les péripéties du ballet avec tant d’absorbante passion.

Après le spectacle, elle demanda le nom de ce personnage éblouissant. On lui dit que le rôle était joué par la danseuse Mirabelle.

Où demeurait cette belle personne ? Au fond du parc, lui répondit-on, dans les bâtiments des communs et pour deux nuits encore jusqu’à son départ.

Comment lui exprimer qu’on était content d’elle ? Par un présent, suggéra une dame d’honneur mal inspirée.

La blanche Aline réfléchit.

Rentrée dans ses appartements et avant même de commencer sa minutieuse toilette du soir, elle demanda un billet de banque afin de le mettre sous enveloppe.

Un peu plus tard elle s’enferma dans son cabinet tendu de zinzolin, comme pour se livrer à une toilette intime que la dame d’honneur ne pouvait surveiller ; puis, assise devant sa table et sûre de n’être point surprise, elle écrivit ces simples mots :


« Mademoiselle,

« Vous êtes bien jolie. Voulez-vous me parler ? Cette nuit, à deux heures, je serai dans le parc, sous le grand amandier, près de la source.

« Ne dites à personne que je vous écris. Pour tout le monde, ce message ne contient qu’une estampe bleue. Acceptez-la aussi pour ne pas me trahir.

« Princesse ALINE. »


Et puis elle glissa son estampe entre les feuilles de la lettre, écrivit en guise d’adresse :


« À Mademoiselle Mirabelle »


et cacheta, l’enveloppe à la cire afin qu’elle ne fût point ouverte.

La même dame d’honneur qui avait donné dans la naïveté de sa vieillesse, le conseil de ce présent, voulut bien se charger par surcroît de porter le billet à la destinataire. Disons qu’elle était inspirée d’abord par le louable désir de faire un acte charitable ensuite, par la tentation peut-être non moins vive de pénétrer à l’heure des toilettes nocturnes parmi les filles de ballet. Car, pour une vieille demoiselle, veiller au salut de son âme en s’instruisant des dessous galants, c’est le programme du bonheur parfait.

Restée seule et bordée dans son petit lit frais, la blanche Aline se sentit prise d’une émotion insoutenable. Elle essaya de se calmer d’abord sur le côté droit, puis sur le côté gauche, sur le dos, sur la poitrine, assise, accroupie, étendue, épanouie ou recroquevillée ; mais elle avait la fièvre dans toutes les positions et instinctivement elle reculait jusqu’au bord de son matelas comme pour laisser place auprès d’elle à un visiteur mystérieux.

Bien avant l’heure, elle se leva, chaussa des mules, ouvrit les rideaux et regarda la lune entrer jusqu’au fond de la longue chambre.

La nuit brillait, tiède et légère. Par la fenêtre ouverte, Aline distinguait dans le lointain, au delà des pelouses brumeuses et des bois immobiles, la terrasse blanche des communs où Mirabelle lisait sa lettre

— Que va-t-elle penser de moi ? se dit la petite en rêverie. Viendra-t-elle ? Peut-être que non… Peut-être qu’elle est fatiguée… Peut-être qu’elle a peur la nuit…

Pour occuper son attente, elle dessina sur son buvard une quantité de petites figures sensiblement géométriques, des ronds, des barres et des losanges, des grecques qui s’achevaient en spirales. Elle les ombrait avec une conscience et une distraction parfaites. Et puis elle commença, toujours au clair de lune, le portrait d’un bel inconnu qui avait trois cheveux, quarante cils et l’œil beaucoup plus grand que la bouche.

Mais l’art ne suffisait pas à calmer son impatience.

Elle retourna devant sa psyché, laissa choir sa longue chemise blanche et reprit son examen au point où elle l’avait laissé avant de rouvrir à la dame d’honneur la porte de son cabinet. Toute jeune et ignorante qu’elle fût, elle avait lu des contes de fées, et comme il n’est question que d’amour dans les récits du bon Perrault, elle avait compris très vite à quel moment du rendez-vous l’amour devient ce qu’il doit être. Elle savait que la Belle au bois dormant reçut le Prince dans son lit, qu’on « leur tira le rideau » et qu’« ils dormirent peu », sans que l’auteur les plaigne. Aussi, Line ayant l’instinct des caresses en même temps que le désir d’en être l’heureux objet, elle ne doutait pas un instant que les faveurs de son amant ne dussent aborder peu à peu à toutes les parties de son corps où il serait doux de les attendre, et délicieux de les retenir.

C’est pourquoi elle voulut être digne des égards qu’elle espérait bien, sans les connaître exactement. Elle se poudra la peau. Elle se contempla. Sur son étagère à parfums elle choisit de la verveine, du cédrat et du foin coupé, parce que les essences végétales convenaient particulièrement à un rendez-vous sous les arbres, et elle en mouilla peut-être, à l’excès le petit corps nu qu’elle aimait tant.

Deux bas à cordons furent vite mis, ainsi qu’une chemise de jour ; le corset, plus vite encore flanqué au fond d’une armoire à linge. Là-dessus elle revêtit une robe Empire très légère, en serra la ceinture haute avec une épingle double qui se dissimulait sous un petit nœud, et constata que ce stratagème isolait en les soulignant les deux fruits chaque jour plus précieux de sa poitrine adolescente.

Enfin les trois quarts sonnèrent avant l’heure tant espérée.

La blanche Aline mit un chapeau qui, lui aussi, était Empire, elle enfila de longs gants sombres qui laissaient nu le haut de ses bras.

Elle était prête.

Alors, comme l’avait fort bien deviné le Grand-Eunuque, elle s’assit dans la fenêtre ouverte, leva les deux jambes à la fois, tourna sur elle-même et sauta.

Le saut n’avait rien de périlleux, la fenêtre étant au rez-de-chaussée.

Les pieds joints, elle tomba dans une plate-bande encore fraîche. Les gardes veillaient le long du parc, mais non pas à l’intérieur. Personne ne la vit passer.

Pour ne faire aucun bruit et pour rester dans l’ombre, elle suivit, le long des allées, la lisière gazonneuse des bois.

Toute pressée qu’elle fût d’atteindre où elle allait, elle marchait avec lenteur, comme si une petite fierté lui conseillait de ne pas arriver la première.

Mais on avait fait sans doute, d’autre part, le même calcul, car sous le grand amandier elle ne trouva, personne.

Piquée, elle reprit sa promenade, erra, fit un long détour ; et puis, vaguement inquiète et commençant à douter si l’on viendrait à une heure quelconque, elle se cacha tout près de l’arbre et regarda obstinément dans la direction du bâtiment blanc.

Soudain, elle eut une vision.


Mirabelle, comprenant qu’elle perdrait tout prestige si elle se montrait en robe de ville à cette enfant qui adorait en sa personne le Prince Charmant, avait gardé son travesti pour aller à ce rendez-vous qui lui plaisait à plus d’un titre.

Et la blanche Aline, extasiée, vit venir à elle du fond de la pelouse le même jeune homme tant aimé par les quarante dames du ballet, mais beaucoup plus bel encore, remuant son costume à paillettes dans l’aube d’une lune enchantée, et fixant les yeux sur elle.