Traduction par P.O.
Les Aventures de Sherlock HolmesRenaissance du livre (p. 5-11).


PRÉFACE


À tous ceux qui s’intéressent aux choses littéraires l’époque actuelle offre un vaste champ d’observations, aussi bien à l’étranger qu’en France. Notre siècle a vécu trop vite ; les inventions de la science, les modifications apportées à la vie journalière se sont succédées trop rapidement pour que nos contemporains aient pu digérer suffisamment ces nouveautés, sans cesse renouvelées ; et bien des cerveaux inquiets ont rêvé de bouleverser le domaine de l’intelligence comme on bouleversait sous leurs yeux le domaine de la science. C’est ainsi qu’en France on est arrivé du premier coup à une exagération ridicule. Pressés d’abandonner cette belle langue simple et claire qui faisait une des beautés de notre littérature nationale en sachant prêter aux idées la forme que chacune d’elles réclamait, les jeunes ont voulu innover ; et avec l’étiquette de symbolistes, de décadents, d’égotistes, etc., ils se sont rangés sous des bannières différentes qui toutes ne devraient porter en exergue que ce mot inscrit en lettres majuscules : mystificateurs.

En Angleterre, ce mouvement intellectuel, pour avoir été plus lent et plus sensible, n’en existe pas moins. La littérature anglaise se traînait depuis bien longtemps dans une routine inquiétante, lorsque quelques écrivains se sont mis en passe de reconquérir leur indépendance. En dehors du souffle qui passait sur toutes les nations civilisées, les Anglais avaient d’autres raisons de voir leur littérature se transformer. Sans parler de l’Amérique, les colonies des Indes, du Cap, de l’Australie ont pris une autonomie assez grande pour savoir tenir leur place au point de vue intellectuel aussi bien qu’au point de vue financier ; et les fils de la brumeuse Albion, transportés dans ces pays du soleil, ont déjà fait souche de jeunes citoyens aux idées souvent bien différentes de celles de leurs pères.

Mais le développement d’un pareil sujet nous entraînerait bien trop loin et nous voulons simplement présenter aux lecteurs un des auteurs anglais les plus en vogue en ce moment. La forme qu’il a adoptée, les sujets qu’il traite ne se conforment en rien au vieux moule dans lequel, il y a peu d’années encore, se coulaient tous les romans classiques ; et rien ne peut mieux prouver combien ce besoin d’un renouveau intellectuel se faisait sentir, que l’immense succès conquis par ses œuvres.

À trente ans, le docteur Conan Doyle jouissait d’une telle réputation que les Américains, qui aiment à contempler de près les célébrités contemporaines, lui firent un pont d’or pour venir donner en Amérique une série de conférences sur la littérature anglaise et en particulier sur son œuvre.

Cette œuvre peut se diviser en deux branches principales : l’une, se rattachant au genre historique, dénote chez son auteur une profonde érudition et de patientes recherches ; c’est ainsi qu’avant de publier The White Company, récit militaire qui se passe moitié en Angleterre et moitié en France ou en Espagne, sous le règne d’Edouard III, il consacra deux années entières à l’étude du xive siècle. Naturellement, c’est cette partie de son œuvre que l’auteur préfère, de même qu’une mère éprouve une prédilection particulière pour l’enfant qu’elle a eu le plus de peine à élever.

L’autre genre, que le docteur Conan Doyle cultivait avec un égal succès, est complètement différent : c’est celui dont nous comptons offrir un échantillon, convaincu qu’il intéressera les lecteurs français comme il a passionné les lecteurs d’Angleterre, c’est le genre sensationnel des romans à la Gaboriau ; mais dût notre orgueil national en souffrir, alors que Gaboriau sait extraire de son cerveau inventif les complications les plus extraordinaires, le style, l’écriture, pour employer un mot du métier, reste souvent bien inférieur. Doyle, au contraire, parle une langue sobre, ferme, souvent élégante, et se montre toujours écrivain de premier ordre.

Le M. Lecoq mis en scène par Conan Doyle se nomme Sherlock Holmes. Chose curieuse, ce policier amateur loin d’être un personnage fictif, créé de toutes pièces par l’imagination de l’auteur, n’est que la reproduction presque exacte d’un type qu’a beaucoup fréquenté le docteur Doyle. C’était un vieux médecin militaire, professeur à l’hôpital d’Edimbourg et appelé de son vrai nom Joseph Bell. Son esprit d’observation, ses facultés de pénétration et de déduction étaient telles, qu’en voyant un client pour la première fois il devinait souvent les détails les plus secrets de son existence et les révélait avec une justesse qui ne se trouvait jamais en défaut. Doyle le prit pour modèle de son Sherlock Holmes et inventa des histoires sensationnelles pour mettre en relief des facultés aussi extraordinaires.

Le procédé de travail du docteur Doyle mérite d’être rapporté : il commence par concevoir le crime ou le fait qui sert de base à son récit ; puis il échafaude petit à petit, par une sorte de méthode synthétique, les complications et les difficultés dont son héros va avoir à triompher.

Quelques notes biographiques sur le docteur Conan Doyle semblent devoir précéder la traduction d’une de ses œuvres. D’origine écossaise, il appartient à une famille d’artistes, autrefois établie à Edimbourg. Son grand-père, John Doyle, était le célèbre H. B. dont les caricatures politiques excitèrent pendant trente années consécutives la curiosité de ses contemporains sans qu’ils aient pu jamais percer l’anonymat de l’auteur. On peut voir quelques-unes de ses œuvres au British Museum qui les a payées le prix respectable de quarante mille francs.

Le fils du précédent, Dicky Doyle, est l’auteur du dessin qui orne encore aujourd’hui la couverture du journal le Punch.

Conan Doyle, lui, fut envoyé à l’âge de neuf ans au collège des jésuites de Stonyhurst, car il était catholique. Ses goûts littéraires se dessinaient déjà. Bientôt en effet il fonda dans le collège une sorte de journal ; il en agit de même dans une université allemande où il fut envoyé quelques années plus tard ; mais là ses opinions libérales faillirent lui jouer un mauvais tour, car il fut sérieusement question de mettre à la porte le trop précoce journaliste. Revenu à Edimbourg, il commença ses études médicales qu’il interrompit toutefois pendant un an pour accomplir une expédition périlleuse dans les mers arctiques à bord d’un baleinier ; il n’avait alors que vingt et un ans. Une fois reçu docteur en médecine et après des voyages en Afrique et en Asie, il se fixa à Southsea et put alors se livrer plus facilement à son goût pour la littérature. Mais ses premiers essais furent acceptés par les éditeurs à des prix tellement dérisoires qu’il n’osait abandonner sa carrière. Cependant après l’immense succès obtenu par The White Company, il se décida à venir se fixer à Londres comme oculiste. À peine installé, cédant aux sollicitations qui lui venaient de toutes parts, il jeta définitivement la médecine par-dessus bord et se consacra tout entier à la littérature. C’est à cette époque que, collaborant au Strand Magazine, il y fit paraître les Aventures de Sherlock Holmes, dont le retentissement fut énorme et qui devait précéder de peu les Mémoires.

Au physique, grand, large d’épaules, la figure ouverte quoique avec l’apparence plutôt timide, Conan Doyle présentait à première vue l’image de la force. Tous les sports du reste lui étaient familiers ; ce n’était pas l’homme d’études se renfermant dans son cabinet ; loin de là. Doué d’une grande puissance de travail, jointe à une facilité remarquable, il écrivait le matin et le soir, mais l’après-midi était consacrée aux exercices physiques où il excellait. De première force au cricket, au hockey, etc., l’été on le rencontrait sur son tricycle-tandem, accompagné de Mrs. Conan Doyle. L’hiver il chaussait les skis, ces longues raquettes norvégiennes, et émerveillait les guides suisses par les excursions invraisemblables qu’il accomplissait dans les montagnes recouvertes de neige des environs de Davos. Au résumé, il était, comme compagnon, un homme charmant et dès qu’on le connaissait on se sentait attiré vers lui par une irrésistible sympathie.

L’attrait qu’on éprouvait si vite pour l’homme, nous espérons que le public l’éprouvera pour l’œuvre.