Les Aventures de Nono/XVIII. Nouveaux malheurs

P.-V. Stock (p. 257-267).


XVIII

NOUVEAUX MALHEURS


Le temps passa, et Nono s’habituait peu à peu à son nouveau genre de vie, travaillait toujours aussi dur, privé de toutes les satisfactions, alors que la richesse, la joie et les plaisirs étaient une éternelle provocation à ceux qui n’avaient pour eux que le travail et la misère.

Les seuls bons moments de notre héros étaient ceux où un groupe d'amis du tailleur venaient passer la veillée avec eux. Parmi eux, il y en avait deux ou trois avec lesquels il sympathisait davantage, et chose singulière, quoique Monnaïens, Nono, ne leur trouvait pas cette physionomie moutonnière si caractérisée chez son patron et la plupart des Argyrocratiens.

Quand il leur racontait les joies d’Autonomie, la douceur de Labor, les prévenances de Solidaria, tous l’écoutaient ravis, mais plus ou moins incrédules, ou affirmant que cela était bien pour Autonomie, mais que ce genre de vie serait impossible pour les Argyrocratiens, qu’il fallait des riches pour faire travailler les pauvres — c’est ce que ne se gênaient pas de faire les riches Argyrocratiens — puis des lois, des gens d’armes, et des prisons pour ceux qui avaient mauvaise tête.

D’autres renchérissaient.

— S’il n’y avait pas d'exempts ni d’archers du guet, on vous assassinerait dans les rues, pour vous voler le peu d’argent que vous avez !

Et Nono songeait que ces pauvres diables n’avaient jamais quatre sous vaillants dans leur poche.

Seuls, les deux ou trois que Nono avait remarqués protestaient, demandant pourquoi il ne serait pas possible de vivre comme les Autonomiens alors que l’on consentait bien à travailler quatorze heures par jour, pour un salaire dérisoire.

— Parce que l’on y est forcé, répliquaient les autres.

— Vous savez bien qu’il y en a qui naissent fatigués, répondit une fois le bel esprit de la bande.

Et tous d’éclater de rire.

Parfois, Nono essayait de répondre, mais le plus souvent, devant l’ignorance et la bêtise de ces gens qui croient résoudre une question par un trait d’esprit, il se taisait, jugeant inutiles les meilleures raisons. Il se réservait pour ses trois favoris ; alors, là, c’étaient des conversations, des discussions qui n’en finissaient plus, surtout les jours de liberté.

Et peu à peu, ces discussions se répandirent dans le voisinage. Il venait des habitants des autres quartiers pour écouter raconter les jolies histoires du pays d’Autonomie.

Et tous trouvaient cela joli, tous auraient aimé à vivre dans un pays comme celui-là ; mais il y en avait peu qui dissent : « Nous pourrions vivre comme cela si nous voulions. » S’il s’en trouvait un pour le suggérer, presque tous se trouvaient d’accord pour le trouver légèrement « toc-toc », une expression monnaïenne pour exprimer qu’un homme ne possède pas toutes ses facultés cérébrales.

Cependant ces conversations chez le tailleur ne furent pas sans transpirer dans la ville. Elles faisaient parfois l’objet des discussions à la sortie des ateliers, au cabaret. Cela vint aux oreilles du prévôt, et un beau jour — un vilain matin, plutôt — le domicile du tailleur fut envahi par les exempts du prévôt. Tout fut bouleversé, mis sens dessus dessous.

Les exempts s’emparèrent de quelques lettres que le tailleur avait reçues de parents qui habitaient la province, et où on lui donnait des nouvelles de la famille, de le vache et du cochon. Le chef des exempts hocha le tête d’un air grave en les lisant, et assura que cela devait signifier quelque chose, disant au tailleur qu’il ne le laissait en liberté que grâce aux bons renseignements qu’il avait recueillis sur son compte.

Puis, au cours de ses recherches, ayant trouvé une demi-douzaine de numéros de la Gazette officielle d'Argyrocratie, il les fit joindre au dossier, hochant encore la tête, et trouvant que cela devenait grave, très grave ! Puis, lorsqu’on eut bien saccagé le mobilier du pauvre tailleur, les exempts se retirèrent, emmenant Nono qui était accusé d'avoir voulu troubler l’ordre public par des histoires de nature à exciter les citoyens les uns contre les autres, et le tailleur fut averti qu‘on le laissait libre, mais qu’il devait se tenir à la disposition de la justice.

Couvert de chaînes, Nono fut emmené à la prison de la prévôté, enfermé dans un cachot éclairé par une lucarne laissant pénétrer le jour, mais l’empêchant de voir dehors.

Le prisonnier, une fois seul, se laissa tomber sur une grosse pierre placée en un coin de son cachot et se mit à réfléchir sérieusement sur les événements qui lui arrivaient à la façon d’une avalanche de tuiles. La pensée de ses parents, de ses frères et sœurs, lui revint plus vive en ce moment, et des larmes amères vinrent lui brûler les paupières à la pensée qu’il ne les verrait peut-être plus.

Dans la journée, un geôlier lui apporta une cruche d’eau et un pain noirâtre, amer et à moitié moisi. Nono que l’angoisse étreignait, ne se sentant aucune faim, n’y toucha pas, du reste.

Quand vint la nuit, il se jeta sur une botte de paille que l’on avait jetée dans un coin, et finit par s’y endormir très tard, non sans avoir pleuré encore au souvenir de tous ceux qu’il aimait, au séjour d’Autonomie qu'il avait perdu par sa faute.

Son sommeil fut troublé par des cauchemars horribles, qui le réveillaient tout tremblant, trempé de sueur.

Tantôt, il était traîné devant des bêtes horribles, habillées de longues robes noires et rouges, coiffées de bonnets carrés, elles ouvraient des gueules menaçantes, faisant mine de se jeter sur lui pour le dévorer.

Tantôt c’était le roi Monnaïus qui, sous les traits d’un Nécrophore venait creuser le terre sous lui, comme pour l’enterrer vivant ; ou bien, sous les traits du vampire de ses armoiries, venait lui sucer le sang. Nono, paralysé par une force inconnue, sentait la vie s’écouler lentement de ses veines, sans pouvoir opposer aucune résistance.

Il se réveilla le lendemain tout courbaturé.

Dans le courant de la journée, deux gardes armés de hallebardes vinrent le prendre dans son cachot, l’emmenèrent à travers de nombreux couloirs, lui firent monter un nombre incalculable d’escaliers, et le firent enfin pénétrer dans une grande pièce où, autour d’une table, se tenaient assis deux personnages. Nono se crut encore dans son rêve, en reconnaissant ses bêtes de la nuit.

Celui qui paraissait le maître avait une tête de chacal ; il exhalait une odeur repoussante. Le prisonnier devina qu’il était devant un des conseillers du Parlement, chargé de procéder à l’instruction de son affaire.

L’autre personnage avait devant lui du papier, de l’encre et des plumes ; on devinait le greffier. Sa physionomie rappelait celle de ces insectes que l’on appelle bousiers et dont le nom définit le genre de vie.

On fit asseoir le prisonnier devant l’homme à la tête de chacal. Et celui-ci, d’une voix pédante, lui demanda ses noms et prénoms.

— Puisque vous m'avez fait arrêter, vous devez savoir qui je suis, fit Nono avec candeur.

— Dans votre intérêt, je vous engage à être respectueux de la justice. Savez-vous pourquoi vous êtes arrêté ?

— J’attends que vous me l’appreniez.

— Ne faites pas l’ignorant, vous savez bien que vous avez poussé à la désobéissance des lois, à l’irrespect de notre auguste monarque, prêché la révolte contre nos saintes institutions. »

Nono se demanda un instant s’il n’était pas un horrible criminel. Il resta silencieux.

— Vous voyez, vous n’osez pas répondre. Allons, mon enfant, un bon mouvement, avouez, il vous en sera tenu compte, fit le chacal d’une voix papelarde.

— Votre auguste souverain est un gredin qui m’a abominablement trompé pour m’enlever d’Autonomie, répondit avec conviction Nono qui avait les nerfs agacés par la voix de fausset du chacal. Et j’ai toujours désiré sortir de votre sale pays pour retourner à ma chère Solidaria. »

Le chacal leva les deux pattes au ciel.

— Gardes, cria-t-il, assurez-vous de ce criminel, reconduisez-le dans son cachot. Son affaire est claire maintenant. »

De longs jours se passèrent sans que Nono vît personne. Une fois seulement un personnage en robe noire, avec une petite bavette sous le menton, vint lui rendre visite, sous le prétexte de lui parler de ce qui lui arriverait après qu’il serait mort.

Nono qui souffrait de l’isolement, de l’immobilité, de l’incarcération, et était beaucoup plus occupé de ce qui lui arriverait de son vivant, le pria de le laisser tranquille. La physionomie du personnage, du reste, lui ayant plutôt inspiré de l’antipathie, car dans cette physionomie, il y avait un peu de celle des personnages des équipages, mais aussi de la blatte et du cafard.

Chaque jour son geôlier lui apportait son pain et sa cruche d’eau, sans dire une parole. Nono pensait devenir fou, tant lui était terrible cet isolement et ce silence. Il regrettait d'avoir mis l’homme noir à la porte.

Que faisaient son père et sa mère ? Savaient-ils où il était ? Et ses amis d’Autonomie ? que pensaient-ils de lui ? Et son ami le tailleur, ne l’avait-on pas inquiété à cause de lui ? Peut-être, lui aussi était-il arrêté, sa famille dans la misère ? Toutes ces questions restaient sans réponse, et revenaient sans cesse se poser à son esprit tourmenté.

Pour les chasser de son cerveau, le prisonnier se promenait de long en large dans sa cellule en comptant les dalles, mais cela n’empêchait pas ses pensées de lui revenir en foule.

Puis bientôt fatigué de cet exercice, il allait s’asseoir sur sa pierre, la tête entre les mains, se posant toujours les mêmes questions. Mais l’impatience le remettait vite debout pour recommencer sa promenade d’ours en cage.