Les Aventures de Nono/XIV. Sur la route

P.-V. Stock (p. 205-217).


XIV

SUR LA ROUTE


Il y avait déjà plusieurs jours que Nono était en route, ayant vécu de quelques croûtes de pain dues à la commisération que sa jeunesse soulevait chez quelque campagnarde compatissante.

Il marchait depuis le matin, n’ayant mangé qu’un morceau de pain qu’on lui avait donné chez un paysan qui, pris de pitié à la vue de son jeune âge, avait consenti à le laisser passer la nuit sur le foin, dans sa grange.

Il avait faim, il était bien las, et il faisait presque nuit déjà lorsqu’il atteignit une ferme non loin de la route qu’il suivait.

À son approche, deux dogues qui étaient à l’attache, aboyèrent après lui, faisant tous leurs efforts pour lui sauter dessus. Nono, craintif, n’osant plus avancer, se tenait indécis à la porte qu’il n’osait franchir.

Un valet, occupé à tasser du fumier dans la cour, vint vers lui et lui demanda ce qu’il voulait.

Le jeune voyageur lui expliqua qu’il se rendait à Monnaïa et demandait qu’on voulut bien lui faire l’aumône d’un morceau de pain et lui donner asile pour la nuit.

— Heu ! fit l’homme, le maître n’est pas donnant, et je doute fort qu’il veuille te recevoir. Attends là, tout de même, je vais aller lui demander. »

Nono, qui depuis qu’il était en Argyrocratie, avait appris plus d’une fois, au grand déplaisir de son appétit, que l’on ne donne rien pour rien dans le pays de Monnaïus, ajouta :

— Dites-lui que, s’il a des enfants, je leur ferai de la musique à la veillée pour les amuser. »

Et il sortit l’accordéon de sa boîte et se mit à jouer un pas redoublé.

Depuis qu’il était en marche, son accordéon lui avait valu ainsi quelques écuellées de soupe, une place dans la grange. Mais ce n’était que dans les fermes isolées, dans les petits villages loin de toute communication, où les distractions sont rares. Dans les bourgs un peu importants, sa musique avait peu de succès, et il devait, le plus souvent, se coucher le ventre creux, en quelque renfoncement, dans l’encoignure d’une porte.

— Bon, je vais le dire au maître, fit l’homme, qui disparut.

— Rentre, fit-il en revenant, et en apaisant les chiens. Et il conduisit le voyageur dans une grande salle noire, enfumée, meublée seulement d’une grande table au milieu ; une maie dans un coin, un buffet plus loin, au plafond pendaient des pièces de lard, des jambons, des oignons, de l’ail et des graines dans leur cosse.

Un feu de sarment brillait dans une grande cheminée au fond de la salle. Près du feu, sous le manteau de la cheminée, était un vieux de quatre-vingts ans au moins. C’était le père du fermier.

Non loin de la cheminée, le fermier fumait sa pipe. Son fils, un gars d’une trentaine d’années, s’occupait à réparer une hotte en osier.

La fermière, dans des écuelles alignées devant elle, taillait du pain pour la soupe qui bouillait dans une marmite pendue à la crémaillère dans l’âtre. La bru raccommodait le linge de la famille.

Deux enfants, — ceux du fils, — un petit garçon et une petite fille, s’amusaient à faire des constructions avec des chènevottes.

— C’est toi, fit le fermier d’une grosse voix bourrue, qui demandes à coucher ?

— Oui, monsieur, fit Nono un peu intimidé.

— Et où est-elle la musique dont tu as promis de nous jouer ? Je ne t'en vois pas.

Nono sortit sa boîte de sa poche, et en tira son accordéon dont il joua.

Les enfants abandonnèrent du coup leurs chènevottes pour venir écouter le merveilleux instrument.

Les grandes personnes, qui ne devaient pas avoir de grandes distractions dans cette ferme qui était quelque peu isolée, semblèrent y prendre autant de plaisir que les petits.

Une grosse servante, qui venait de traire les vaches, et rentrait avec un seau plein de lait, s’écria :

— Matin ! que c’est biau ! On dirait les musiqueux de cheux nous, lorsqu’avec leur violon et le cornet à piston, ils font danser la jeunesse. »

Mais la fermière, qui venait de tremper la soupe, s’écria :

— Allons à table les enfants ! après souper vous aurez le temps d’écouter la musique. »

Une place, près de l’âtre, fut désignée à Nono, et on lui tendit une écuelle de soupe qu’il dut manger sur ses genoux, pendant que les habitants de la ferme prenaient place autour de la table.

Nono, ayant fini sa soupe tenait son écuelle, embarrassé, ne sachant où la poser, guignant de l’œil une appétissante platée de choux et de lard que la fermière venait de tirer de la marmite, espérant qu’on lui en offrirait une petite part.

Mais lorsque la fermière eut fait la tournée de la table, le plat était vide, et Nono, poussant un gros soupir, comprit qu'il n’avait plus rien à espérer de la générosité de ses hôtes.

Cependant, la bru, le voyant suivre des yeux chaque bouchée qu’ils portaient à leur bouche, vint lui apporter un morceau de pain, et un verre de cidre aigrelet.

Quand le fermier fut rassasié, il ferma son couteau, et tout le monde se leva : la table fut desservie, la vaisselle lavée dans l’eau que l’on avait mis à chauffer dans la marmite d’où l’on avait tiré la soupe, le lard et les choux. Les domestiques allèrent aux étables s’assurer que les bestiaux ne manquaient de rien. Puis, un à un, ils revinrent s'asseoir près du foyer, sans rien dire, les yeux perdus dans le vague.

Les enfants ayant réclamé la musique, Nono les en régala.

Puis, le fermier que la digestion semblait rendre un peu plus aimable, le questionna, lui demandant d’où il venait ? où il allait ?

Nono avait eu plus d’une fois l’occasion de remarquer qu’en Argyrocratie on tenait absolument à savoir ce qu’étaient les gens avant de leur venir en aide.

Ce fut donc une nouvelle occasion pour lui de raconter ses aventures.

Mais le vieux fermier, qui n’avait pas sourcillé lorsque Nono lui avait mentionné l’histoire de l’oiseau parlant, des abeilles se transformant en belles dames, des carabes venant offrir des fraises, partit d’un accès de fou rire qui lui secouait le ventre, lorsque le narrateur en arriva au séjour d’Autonomie où chacun travaillait comme il l'entendait, se reposait quand il lui plaisait, où les fruits appartenaient à tous, où tous pouvaient prendre autant qu’ils voulaient dans la récolte, où l’on était toujours plein de prévenances l’un pour l’autre.

Le fermier riait de si bon cœur qu’il manqua de s’en étrangler, ce qui lui occasionna une quinte de toux. Lorsque l’accès fut un peu calmé :

— As-tu jamais entendu parler d’un pays comme cela ? fit-il à son fils.

— Dame ! non.

— Heu, heu, ça irait bien ici, s’il n’y avait personne pour commander !

— Et s’il fallait attendre que les voisins viennent nous aider à labourer, sûrement que nous attendrions fort longtemps, répliqua le fils.

— Tandis qu’il ne manquerait pas de monde pour la récolte, s’il fallait qu’elle fût à la disposition de qui en voudrait.

— M’est avis, reprit le fils, que tout cela ne me semble pas bien net. Le fieu cependant est bien trop jeune pour mentir et savoir inventer des histoires. Il doit avoir le cerveau un peu fêlé ; alors il dit ce qui lui vient, sans savoir. »

Nono sentait confusément que si le fermier eût été en peine de trouver des bras pour l’aider à cultiver ses champs, c’est que, précisément, il prétendait en conserver pour lui tout le profit. Mais, trop jeune pour bien démêler ses propres idées et trouver les expressions justes pour répliquer, il se tut, très mortifié qu’on le crût un peu fou.

— Alors, tu dis comme ça, reprit le fermier, qu’il n’y avait pas d’argent à Autonomie, que chacun prend ce qu’il veut ? Mais comment paie-t-on les archers pour vous défendre des voleurs ?

— Je n'ai jamais vu d’archers, ni entendu parler de voleurs.

— Vous n’aviez pas de soldats, pas de messiers, ni d’archers du guet ? Tu nous en contes. Vous vous seriez continuellement battus pour avoir les meilleurs fruits.

— Ça n’est jamais arrivé pendant que j’y étais. — Je ne me suis battu qu’une fois. Ce n’était pas pour des fruits, mais parce que j’étais de mauvaise humeur. Mais j’ai été si malheureux, que je me suis bien promis de ne plus recommencer.

— Et ça ne t’ennuyait pas de travailler ? Allons, avoue-le : sans la crainte de Solidaria et de Labor, tu te serais bien reposé plus d’une fois, au lieu d’aller travailler avec les autres ?

— Oh ! non, je me serais au contraire fort ennuyé, s’il m’avait fallu rester à ne rien faire.

Le fermier secoue la tête d’un air incrédule, faisant remarquer combien tout cela était improbable, des enfants aimant le travail, malheureux de s’être disputés.

— Si les deux tiens, continua-t-il, regrettaient quelquefois de s’être battus, ça ne leur arriverait pas si souvent ; d’autant plus qu’il n’y a que quelques paires de taloches qui arrivent, sinon à les mettre d’accord, à les faire taire tout au moins.

— Il est de fait que si nous n’étions pas là, ils se disputeraient tout les deux comme deux pies-grièches, fit le fils, en regardant d’un air satisfait les deux petits qui écoutaient, ouvrant des yeux grands comme des portes cochères, pendant que la mère les attirait contre elle, les embrassant.

— Moi, aussi, fit Nono, chez mes parents j’étais tout le temps à me disputer avec ma sœur. Ça n'empêche qu’à Autonomie, personne n’avait envie de se disputer.

— Tout ça, mon garçon, fit le fermier, ce sont des idées folles. Si personne n'était forcé de travailler, tout le monde voudrait se reposer. Il faut des gens raisonnables pour mettre la paix parmi ceux qui ne le sont pas. Quand tu auras vécu ici, parmi les gens d'Argyrocratie, quand tu seras plus en âge de saisir les choses, tu comprendras qu’il ne peut en être autrement.

— C’était autrement à Autonomie, soupira Nono.

— Pourtant, not’maître, fit un des valets, si on s’en rapporte à nos anciens, qui le tiennent de leurs anciens, qui le tenaient eux-mêmes des leurs, il paraîtrait que la terre n’a pas toujours appartenu aux seigneurs ; qu’il y a eu une époque où elle appartenait à tous, que l’on s’en partageait les produits. En ces temps-là, les gens n’étaient pas forcés de travailler pour des maîtres rapaces. Ils pouvaient manger à leur faim.

— Des bêtises, des radotages de vieux, trancha le fermier. Avez·vous entendu parler de cela, père ? fit-il en élevant la voix, s’adressant au vieux qui, sous la cheminée, restait toujours silencieux.

Et comme le vieux secouait la tête en signe de dénégation :

— De tous temps, il y a eu des propriétaires et des fermiers qui ont pris soin de la terre, faisant vivre ceux qu’ils employaient. Si ça avait été comme tu dis, si les gens s'en étaient si bien trouvés, ils seraient restés comme ils étaient. Tout ça, ce sont des racontars de fainéants, qui voudraient vivre à ne rien faire.

— Ah ! moi, je ne sais pas, fit le valet. Je répète ce que j’ai entendu dire.

— Tu répètes alors des bêtises. Ça a été toujours comme ça est, et ça sera toujours comme ça.

— Allons, fit-il en s’adressant à Nono, joue-nous encore un air de musique avant d’aller nous coucher, ça vaudra mieux que de raconter des sornettes.

Nono s’exécuta. Puis chacun fit ses préparatifs pour aller se reposer. Le valet emmena le musicien à l’étable, où il couchait lui-même, lui fit une place dans la paille fraîche qu’il avait éparpillée dans un coin, près du coffre à avoine.

Nono, brisé de fatigue, s’endormit aussitôt, rêvant à Autonomie.