Les Aventures de Nono/III. On s'instruit en voyageant

P.-V. Stock (p. 37-52).


III

ON S’INSTRUIT EN VOYAGEANT


Elles n’étaient pas gaies les réflexions de notre petit ami : En quel pays était-il ? trouverait-il à manger ? Était-il destiné à périr de faim, ou, nouveau Robinson, serait-il forcé d’accommoder sa vie, loin de tout semblable ?

Robinson, dans son naufrage, avait pu sauver des armes, des outils, des vivres, il avait abordé dans une île pourvue de gibier, de fruits comestibles ; dans sa promenade Nono, à part les petits oiseaux, n'avait rien vu de mangeable ; comme arme et outil, il possédait tout juste un petit canif incapable d'abattre des arbres, de scier des planches et d'attraper un merle au vol.

Et il en revenait toujours au point de départ de ses réflexions : Pourquoi se trouvait-il là tout seul ? Où étaient ses parents, ses frères, sa sœur ? Décidément, il y avait quelque chose d'incompréhensible dans son cas.

Complètement absorbé dans ses réflexions, Nono ne percevait plus rien de ce qui se passait près de lui, lorsqu'il en fut tiré par un bourdonnement fort et prolongé que produisait une abeille voltigeant autour de lui afin d'attirer son attention.

Et, nouvel étonnement de Nono, ce bourdonnement, d'abord confus, indistinct, prenait peu à peu forme de langage et lui devenait intelligible.

— ... « Calme ton chagrin », lui semblait-il entendre, « nous ne t'abandonnerons pas. Viens vers mes sœurs, viens que je te présente à notre mère, et nous te soulagerons dans ta détresse ».

Et ayant levé la tête, Nono reconnut sa protégée qui lui faisait des signes, qu'il comprit immédiatement cette fois-ci. L'abeille lui indiquait de se lever et de la suivre.

Il obéit aussitôt, se leva, suivit sa conductrice qui se dirigeait vers l'arbre qui servait de ruche. Mais au fur et à mesure qu'ils s'en approchaient, le vieux tronc perdait sa forme ; ses contours s'atténuaient, son aspect se transformait, et lorsque Nono n'en fut plus qu'à quelques pas, il avait devant lui un magnifique palais, placé sur une vaste terrasse à laquelle on accédait par un large escalier aux rampes de marbre.

Une élégante colonnade, formant vestibule, entourait le monument, où se pressaient la foule des abeilles affairées et remuantes, s'occupant, les unes d'aérer les différentes pièces du palais, d'autres de transporter le butin qu'elles rapportaient des champs ; d'autres encore travaillaient à réparer les murs du palais, façonnaient les appartements aux besoins auxquels elles les destinaient.

Mais chose plus étrange encore, ces abeilles n'étaient plus de vulgaires insectes : au fur et à mesure que le tronc se transformait en palais, les mouches également grandissaient, se transformaient en êtres humains tout en rappelant cependant leur forme primitive, conservant les ailes diaphanes qui leur permettaient de voltiger dans l'espace.

L'abeille qui conduisait Nono subissait la même transformation. Et elle voltigeant, Nono gravissant les marches de l'escalier monumental, ils arrivèrent devant une dame assise sous le vestibule en un riche fauteuil au large dossier. Près d'elle s'empressait la foule des abeilles que n'appelaient pas d'autres travaux, lui apportant des coussins pour s'appuyer, une nourriture exquise et parfumée, des boissons à l'odeur délicieuse.

Son visage était empreint d'une très grande douceur. Elle fixait Nono d'un air de bonté aimable, lui faisant signe d'approcher.

Et comme Nono n'osait s'avancer :

— Je te fais donc peur, mon enfant ? dit-elle d'une voix suave et mélodieuse.

Chez son père, Nono avait bien entendu dire que les rois, les reines, les empereurs et les impératrices n'étaient pas faits d'une pâte autre que celle du commun des mortels, et n'en différaient que par le costume ; mais, à l'école, on les entretenait tant de leurs actes, de leur puissance, leur attribuant tant d'action sur les événements, sur les destinées des peuples, qu'il ne pouvait pas ne pas s'imaginer qu'ils ne fussent d'une essence supérieure. Et comme il avait aussi entendu dire que les abeilles étaient gouvernées par une reine, il ne douta pas un seul instant qu'il ne fût devant cette redoutable personne.

— Oh ! non, madame la reine, s'empressa-t-il de répondre.

— Qui t'a dit que j'étais reine ? fit la dame en souriant.

— Oh ! madame, ça se voit bien, fit l'enfant qui s'enhardissait.

— Ah ! Et à quoi t'en es-tu aperçu ?

— Parce que je vois toutes les autres abeilles s'empresser près de vous et vous servir ; aussi à la couronne d'or que vous avez sur la tête.

— Enfant ! va, fit la dame, en riant cette fois franchement ; ce sont mes cheveux que tu prends pour une couronne ; quant aux abeilles que tu vois si empressées à me servir, elles ne sont, apprends-le, ni esclaves, ni dames de la cour, ni servantes, ce sont des filles dévouées qui ont soin de leur mère, qu'elles aiment. »

Nono, tout décontenancé, se rappela en effet que l'abeille qui l'avait conduit, lui avait parlé de « notre mère », et comme il la voyait se tenir près de lui, avec un petit sourire railleur, il devint rouge comme une pivoine. Mais il retrouva la force de dire, pour s'excuser que c'était à l'école qu'on lui avait appris que les abeilles étaient gouvernées par une reine.

— Mon enfant, fit la dame, en reprenant sa gravité, tout en continuant à sourire avec bonté, ton professeur est un ignorant. Il parle de ce qu'il ne connaît pas. En étudiant la vie de nos ruches, les hommes ont jugé de nos mœurs d'après les leurs.

Le premier qui a pu pénétrer les secrets de notre vie, voyant les abeilles prendre des soins spéciaux pour une d'elles, s'évertuant à lui épargner tout travail et toute fatigue, en a conclu que celle-là était un être privilégié, tout aussi inutile qu'un roi, que les autres lui devaient obéissance, que c'était sa volonté qui réglementait les travaux de la ruche. Il a fait imprimer cela. C'était bien trop semblable à ce qui se passe chez vous, pour qu'on ne l'eût pas accepté comme vérité. Les partisans de l'autorité en ont tiré un argument en sa faveur, et l'on continue à enseigner dans les écoles que les abeilles sont gouvernées par une reine.

Chez nous, cependant, ce n'est pas cela. Chacune de nous remplit la fonction inhérente à sa nature, mais il n'y a pas de reine, il n'y a pas de fonction imposée, les unes font le miel, d'autres soignent les jeunes ; si les besoins de la ruche l'exigent, quelques-unes des habitantes peuvent même changer de fonction, mais sans que personne l'ordonne, seulement parce qu'elles sentent que c'est le salut général qui l'exige.

Quant à moi, je ne suis pas une reine, mais simplement une mère, chargée de fournir les œufs qui donneront des travailleuses à notre République, de futures mères pour les essaims nouveaux ; et si les autres abeilles me choient, me soignent, me dorlotent, c'est tout simplement parce que j'accomplis un travail qu'elles ne peuvent faire n'ayant pas de sexe, et que son accomplissement m'empêche de m'occuper de toute autre besogne. Admets que je sois une mère Gigogne, mais de reine, nous ne connaissons pas cela ici. »

Nono écoutait, ébahi, cette petite leçon d'histoire naturelle, qui renversait toutes ses notions acquises. Mais au fond, comme il était tant soit peu espiègle, et gardait un petit grain de rancune contre son professeur qui l'avait quelques fois réprimandé ou puni à tort, il se formula intérieurement l'intention de le prendre, à son tour, en flagrant délit d'ignorance, lorsqu'il viendrait lui parler de la royauté chez les abeilles. Et un sourire malicieux vint plisser le coin de ses lèvres.

— Espiègle, va, fit la mère abeille. Et lui tapotant les joues : « Souviens-toi du bien et du mal qu'on te fait, mais ne sois jamais injuste.

« Mais je te tiens, là, à te faire des discours qui te paraissent, sans doute, très ennuyeux, et ton amie me fait rappeler que tu as grand faim, et moi, je n'ai que très peu de temps à moi, il me faut retourner à ma besogne. Assieds-toi à cette table ; mes filles l'ont dressée à ton intention, et apaise ton appétit.

En effet, l'émotion éprouvée par Nono lui avait d'abord fait oublier sa faim, mais depuis quelques instants, ses yeux affamés ne pouvaient se détacher d'une table qu'un groupe d'abeilles avait garnie de rayons de miel posés sur des feuilles de figuier, excitant l'appétit de notre jeune affamé par le doux parfum qu’ils dégageaient, lui chatouillant les narines.

Sans se le faire répéter, il se mit à table et goûta au miel. Dans une coupe de cire modelée à son intention, les abeilles avaient distillé le doux nectar qu’elles recueillent dans le calice des fleurs. Nono était extasié, et se régalait avec délices.

Il avait déjà largement entamé le miel, puisé à la coupe, sa faim se calmait un peu, et il n’éprouvait plus autant de plaisir à mordre dans le miel, à boire le nectar, commençant à les trouver trop sucrés.

La ruche, les abeilles avaient disparu, sans qu’il s’en rendît compte, son attention étant attirée en ce moment par un grouillement qui sortait du bois en face de lui. Cela miroitait au soleil, avec des reflets d’or. Et cela s’avançait vers Nono qui était très intrigué, ne pouvant rien distinguer.

Comme cela s’avançait toujours, il finit par démêler un grouillement d’êtres. Hanté par ses lectures, il ne douta pas un seul instant que ce ne fut une armée de chevaliers en marche. Il voyait même déjà distinctement des guerriers aux cuirasses dorées, aux casques surmontés de cornes, d’aigrettes, faisant miroiter au soleil les reflets verts de leurs boucliers d’émeraude. Ce n’était qu’à cause de leur éloignement qu’il les voyait si petits.

Mais quand cela fut plus près, Nono dut s’avouer qu’il avait été là, encore, trompé par son imagination. Il n’avait devant lui que de vulgaires carabes dorés.

Et comme ils avançaient, il les voyait se dresser sur leurs pattes, n’apercevait plus que leur ventre tout noir. Adieu brillants guerriers, riches cuirasses, boucliers étincelants ! En se dressant sur leurs pattes, ils grandissaient, grandissaient, jusqu’à devenir grands comme des poupées d’un sou, mais, ô déception cruelle, il semblait à Nono n’avoir devant lui qu’une troupe de croque-morts lilliputiens.

Une douzaine d’entre eux marchaient deux à deux, portant sur chaque épaule une brindille, coupée aux buissons d’alentour, formant une civière sur laquelle reposait une large feuille de Paulownia dont ils avaient froncé les bords en les attachant avec des épines de façon à en former un semblant de corbeille : de ces corbeilles, les unes étaient remplies de ces succulentes fraises des bois si parfumées, d'autres contenaient des framboises au parfum plus acide.

Derrière chaque civière marchait un groupe de carabes d'où se détachaient de temps à autre ceux qui relayaient les porteurs fatigués.

Tout cela se dirigeait processionnellement vers Nono, assis sur le tronc d'arbre en quoi sa chaise s'était transformée, la table disparue.

Lorsque le cortège fut arrivé devant lui, les carabes se rangèrent en demi-cercle, les porteurs de brancards un peu en avant.

Un d'eux s'en détacha et grimpa sur le genou de Nono. Arrivé là, il fit un salut, se dressa sur ses deux pattes de devant, le derrière en l'air, et, de ses pattes postérieures, se frotta vigoureusement les élytres, en tirant un son fort peu harmonieux, mais que goûta fort Nono, car voici ce qu'il crut comprendre :

— Jeune enfant, je suis celui que tu as secouru pendant que j'étais en danger. Sans t'en rendre compte, tu as mis en pratique la grande loi de solidarité universelle qui veut que tous les êtres s'entr'aident les uns les autres. Nous ne pouvons, comme les abeilles, t'offrir un régal, fruit de notre travail ; mais voici des fraises et des framboises excellentes, cueillies à ton intention. Elles te plairont, j'espère, et compléteront le champêtre repas offert par nos sœurs. »

Et ayant fait un signe, les porteurs vinrent déposer leurs fardeaux aux pieds de celui auquel ils étaient destinés.

Mais avant d'aller plus loin, je vois un sourire d'incrédulité se glisser sur les lèvres de mes jeunes lecteurs ; je les entends se chuchoter que mon orateur a pris une drôle de position pour prononcer son discours. Vous ne voyez pas très bien votre maître d'école faisant sa leçon en marchant sur les mains, ou votre proviseur, à la distribution des prix, prononçant sa harangue la tête en bas, les pieds en l'air.

Mais, mes chers enfants, la mère abeille nous l'a appris, il ne faut jamais juger des choses d'après soi-même, et croire que ce que nous faisons doit servir de règle à l'univers. Et si nombre de nos orateurs, politiques ou autres, étaient forcés de faire ainsi leurs harangues, cela leur ferait peut-être descendre quelques idées dans la tête, que leur lourdeur empêche sans doute d'y monter pendant la station debout, tant leurs discours sont vides et creux.

À la vue des fruits appétissants, Nono sentit l'eau lui venir à la bouche. Mais il commençait à se former, il comprit qu'il devait, avant de s'attabler comme un goulu, remercier les carabes de leur don généreux.

— Monsieur le carabe, vous et vos camarades, êtes vraiment trop aimables, et je suis ravi de votre présent ; c'est de grand cœur que je vais manger ces fraises qui me font l'effet d'être excellentes. Mais, en vérité, je ne mérite pas tant, vous exagérez le service que je vous ai rendu. Vous étiez pris dans un lacis de branches, vous voyant dans l'embarras, je vous en ai tiré sans aucune peine pour moi. Vous voyez que l'action n'a rien de bien méritoire, et je suis confus de mériter si peu vos louanges.

— Oh ! fit le carabe, si on mesure le service à la peine qu'il coûte, le tien est de minime importance. Mais comme c'est la vie que je te dois, ça mérite considération pour moi. Mais un service ne se mesure pas ainsi. Ce que l'on prise, c'est la façon dont il est rendu, la spontanéité et la bonne grâce qui l'accompagnent.

Prends donc ces fruits d'aussi bon cœur que nous te les offrons. Tu nous feras plaisir. »

Et le carabe ayant agité ses antennes en guise de salut, se prépara à redescendre de la tribune qu'il avait choisie.

— En ce cas, merci, fit Nono, vous le voyez, j'use de la permission. »

Et le carabe ayant quitté son genou, Nono se baissa, prit une des corbeilles, et l'eut bientôt dévorée en deux bouchées, passant à une deuxième.

Les carabes, le voyant attablé, reprirent leur forme d’insectes et s’envolèrent vers le bois.

Et Nono qui les regardait s’envoler, en eut un petit serrement de cœur, en pensant qu’il allait encore se trouver seul. Il les vit se perdre sous le feuillage. Il lui semblait que c’étaient des amis de vieille date qui le quittaient.