Charles Delagrave (p. 218-225).
XXXV. — Les batraciens

XXXV

LES BATRACIENS

Paul. — J’ai gardé pour la fin le plus laid, le plus misérable : le crapaud. Avec lui se classent les grenouilles et les rainettes, à cause d’une étroite ressemblance de forme, à cause surtout des changements profonds que ces divers animaux subissent pour arriver de l’œuf à l’état adulte. Le langage vulgaire donne indistinctement le nom de reptiles, d’un mot latin signifiant ramper, à la couleuvre et au crapaud, au lézard et à la grenouille, enfin à tous les animaux analogues, à peau nue ou écailleuse, qui sont dépourvus de membres ou sont très bas de jambes, et rampent sur leŒufs et têtards de la grenouille.
Œufs et têtards de la grenouille.
ventre. La science fait une distinction judicieuse : elle appelle reptiles la couleuvre, le lézard et les autres qui possèdent une peau écailleuse et sortent de l’œuf avec la forme qu’ils doivent posséder toujours ; elle appelle batraciens[1] le crapaud, la grenouille, la rainette et quelques autres, dont la peau est nue et dont la forme première est plus tard remplacée par une structure différente. Les reptiles n’éprouvent pas de métamorphoses, les batraciens y sont tous assujettis. De même que le papillon est d’abord une chenille, si différente d’organisation, de genre de vie, de régime alimentaire, avec l’animal à l’état parfait, pareillement le crapaud, la grenouille et la rainette débutent par être têtards, qui n’ont rien de la structure et des mœurs finales.

Têtard ou grosse tête, voilà bien le mot convenable pour désigner l’état transitoire des batraciens. Une tête volumineuse, confondue avec le ventre rebondi que termine brusquement une queue plate, telle est la bête en ses débuts. Aucun membre, aucun organe de mouvement, si ce n’est la queue, qui fouette l’eau pour avancer et sert à la fois de rame et de gouvernail. Les têtards du crapaud sont petits et tout noirs ; ceux des grenouilles sont beaucoup plus gros, argentés sous le ventre, grisâtres sur le dos. Tous habitent les eaux dormantes, les mares chauffées par le soleil. À ceux du crapaud il faut des flaques peu profondes, des ornières avec quelques pouces d’eau pluviale, où ils puissent venir, en noires rangées, s’étendre à plat ventre sur la tiède vase des bords ; à ceux des grenouilles il faut de préférence des mares spacieuses, fournies d’une végétation touffue, et propices aux grands plongeons. Ils respirent l’air dissous dans l’eau comme le font les poissons ; et comme eux encore, ils périssent s’ils restent un peu de temps exposés hors de l’eau. Sous le rapport de la respiration, ce sont alors de vrais poissons. Mais parvenus à leur forme dernière, les batraciens, au contraire, respirent l’air atmosphérique et périssent suffoqués dans l’eau. Ils ont alors la respiration des animaux aériens. Vous avez vu très souvent des grenouilles et des crapauds dans l’eau, et vous vous figurez sans doute qu’ils peuvent y vivre indéfiniment. Détrompez-vous : ils ne vont à l’eau que pour déposer leurs œufs, pour se soustraire à un danger, pour prendre un bain en temps de fortes chaleurs ; mais ils ne sauraient y séjourner longtemps sans périr. Il faut qu’ils viennent par intervalles humer l’air à la surface, respirer, en mettant dehors au moins l’orifice des narines ; s’ils sont de force maintenus sous l’eau, ils meurent. Relativement aux fonctions fondamentales de la vie, voilà une première différence bien profonde entre le têtard et le batracien adulte, entre la larve et l’animal parfait : le têtard vit dans l’eau et périt dans l’air ; la grenouille qui en provient vit dans l’air et périt dans l’eau.

Il y a plus. Le têtard se nourrit exclusivement de matières végétales ; il a la bouche armée d’une sorte de petit bec de corne pour brouter les feuilles aquatiques ; il a dans son gros ventre un intestin très long, enroulé plusieurs fois sur lui-même, pour prolonger le séjour de la maigre nourriture dans la panse et en extraire les sucs avares. Le batracien adulte échange ce bec de corne contre de véritables mâchoires armées de rugosités faisant office de dents ; il se nourrit uniquement de matières animales, d’insectes surtout ; il a l’intestin court, parce que les substances dont il s’alimente sont de digestion aisée et cèdent facilement ce qu’elles contiennent de nutritif.

Pour faire du têtard grenouille ou crapaud, la métamorphose ne se borne pas à changer de fond en comble les organes qui respirent et ceux qui digèrent. D’autres organes naissent dont l’animal au sortir de l’œuf n’avait pas le moindre vestige ; d’autres disparaissent sans laisser de trace. Le têtard naît absolument sans pattes. Au bout de quelque temps, les pattes postérieures lui poussent ; plus tard viennent les pattes antérieures ; plus tard encore la queue disparaît.

Jules. — Je me rappelle, en effet, avoir vu des têtards les uns avec deux pattes, les autres avec quatre ; mais tous avaient la queue.

Paul. — Lorsque la queue a disparu, l’animal n’est pas têtard, mais petit crapaud ou petite grenouille.

Émile. — La queue se détache-t-elle toute seule, ou bien l’animal se l’arrache-t-il ?

Paul. — Ni l’un ni l’autre. La queue est chose trop précieuse, pendant le travail de la métamorphose, pour la laisser perdre ainsi sans profit. Il y a là des matériaux en réserve, des économies de substance propre à faire autre chose dans le corps. Lorsque les pattes naissent, lorsque sont reconstruits sur un nouveau plan les organes qui digèrent et les organes qui respirent, ces créations nouvelles, ces retouches profondes, ne s’obtiennent pas avec rien. Il faut des matériaux de chair pour l’édifice de la vie, comme il faut des moellons pour l’édifice des maçons. Le têtard mange sans doute pour se fabriquer de la chair et faire face aux dépenses qu’entraîne la transformation ; mais ce moyen est lent ; aussi, pour abréger, la vie démolit parcelle à parcelle les organes inutiles à l’animal futur, et en utilise, pour de nouveaux ouvrages, les matériaux rajeunis par son travail. C’est ainsi que la queue disparaît. Le sang qui circule dans son épaisseur la ronge peu à peu, la dissout au moment opportun, et en emporte ailleurs laSalamandre terrestre.
Salamandre terrestre.
substance fluide, qui, de nouveau façonnée en chair et mise en place, entre dans la construction des pattes ou de toute autre partie du corps renouvelé.

Émile. — Quelle économie pour la queue du têtard ! Il neTêtard de salamandre.
Têtard de salamandre.
faut pas qu’il s’en perde gros comme une tête d’épingle ; cela pourra servir à faire le petit doigt d’une patte.

Paul. — Oui, mon enfant, merveilleuse économie qui ne laisse pas égarer un atome de matière, afin que la vie, la divine ouvrière, ait constamment à sa disposition la somme intégrale de substance que le Créateur lui a confiée pour des ouvrages toujours détruits et toujours renouvelés.

Je dois maintenant vous avertir que certains batraciens conservent la queue toute leur vie. Telles sont les salamandres, dont une espèce, la salamandre terrestre, est d’une rare hideur. Sa forme est un mélange de celle du crapaud et de celle du lézard. Elle est toute noire avec de grandes taches d’un jaune vif. Sa taille est d’un à deux décimètres. Elle se tient dans les trous humides, au voisinage des fontaines ; elle mange des insectes et des vers de terre. Malgré son aspect repoussant, c’est une créature inoffensive.

Son têtard respire au moyen de fines houppes qui s’étalent dans l’eau de chaque côté du cou. Ces houppes respiratoires se nomment branchies ; elles représentent, sous une autre forme, les organes respiratoires ou branchies des poissons,Grenouille commune.
Grenouille commune.
placées également de chaque côté du cou, sous l’opercule nommé vulgairement oreille. Les têtards des grenouilles et des crapauds ont, dans les premiers jours, des branchies frangées, flottant librement au dehors ; mais elles ne tardent pas à rentrer sous la peau et à devenir invisibles comme celles des poissons.

Les grenouilles ont des formes élancées et qui ne manquent pas d’une certaine élégance. Leurs pattes postérieures sont très longues et fortes, éminemment propres au bond, principal mode de progression de ces animaux. Ramassée sur elle-même, la grenouille se détend à la manière d’un ressort, et se projette en avant avec un vigoureux élan des cuisses. Les doigts de derrière sont largement palmés, c’est-à-dire réunis par une membrane, comme le sont les doigts des oiseaux nageurs, du canard en particulier. Cette disposition des doigts en palette ou rame à grande surface, et d’autre part la souplesse des membres postérieurs, qui se rassemblent contre les flancs puis s’allongent en choquant l’eau, font de la grenouille un habile nageur.

La grenouille commune ou verte est tachetée de noir sur un fond vert. Elle a trois raies jaunâtres sur le dos, et leRainette.
Rainette.
ventre de la même couleur. Elle est très fréquente sur les bords de toutes les eaux dormantes. C’est elle qui, dans les soirées d’été, remplit les fossés de ses rauques clameurs.

La grenouille rousse est tachetée de noir sur un fond roussâtre. On la reconnaît aisément à la bande noire qui, partant de l’œil, passe au-dessus de l’oreille. Elle habite les lieux frais, les champs humides, les prairies, les buissons. Elle va plus à terre que la précédente et coasse beaucoup moins.

Toutes les deux se nourrissent de proie vivante, larves aquatiques, vers, mouches, insectes, limaçons, sans jamais toucher aux substances végétales ; aussi sont-elles aptes à rendre des services dans les jardins.

Les rainettes diffèrent des grenouilles par les pelotes visqueuses qui terminent leurs doigts et leur permettent de grimper sur les arbres, où elles font une chasse assidue aux insectes. Elles se tiennent toute la belle saison dans la feuillée et ne vont à l’eau que pour pondre. Leur voix, renforcée par une poche qui se gonfle sous la gorge, est très rauque et volumineuse. La rainette de nos pays ou rainette commune est d’un beau vert tendre en dessus et d’un blanc jaunâtre en dessous.

  1. Du grec batracos, grenouille.