Les Associations ouvrières dans le passé (Pelletan)/Les Communes

Librairie de la Bibliothèque ouvrière (p. 91-99).

CHAPITRE VII

Les Communes.


La liberté industrielle, ce n’est pas assez. Il faut la liberté politique. Il y eut au début du moyen âge, un immense effort pour la conquérir. Et comment ? Par de grandes révolutions, embrassant tout un vaste pays, comme les révolutions modernes ? Non, c’était impossible en ce temps où chaque coin du territoire vivait à part. La révolution fut morcelée, comme les peuples l’étaient : insurrections locales, libertés de clochers, républiques entourées tout entières dans les murs d’une seule ville.

Les « bourgeois » (en ce temps-là, le nom de bourgeois s’appliquait, non pas aux privilégiés, mais au contraire aux déshérités), — les bourgeois d’une ville, un beau jour, en avaient assez de la servitude. Ils se liaient par serments. Notez qu’en ce temps, où chaque grand seigneur était à peu près indépendant, et où il n’y avait guère de bourgade que deux ou trois de ces petits souverains ne se disputassent ; en ce temps-là, la révolte locale, n’avait à craindre qu’un tyran local ; la bataille s’engageait entre les bourgeois et les nobles ; si les premiers étaient vainqueurs, le traité était une charte de commune ; la ville se gouvernait et s’administrait elle-même ; elle levait ses impôts ; elle avait sa milice ; elle nommait ses magistrats ; elle était libre.

Aujourd’hui, où le ministre de l’intérieur qui plaît à la majorité de Versailles peut casser tous les conseils municipaux de France, et où ces conseils municipaux n’ont eux-mêmes que des attributions si restreintes, on a peine à croire que pour retrouver la liberté perdue, il faille remonter… où ? au moyen âge. Et pourtant cela est la vérité.

Cette liberté comptait divers degrés ; dans la France du Nord, certaines villes s’affranchirent de leurs seigneurs : mais aucune n’arriva à être un véritable état politique. Dans la France du midi, beaucoup de villes furent plus heureuses. Hors de France, dans la Belgique actuelle, ou bien en Italie, Bruges, Gand, Liège, Milan, Florence, Pise, Venise, etc., furent des Républiques ayant leur complète autonomie, et capables de soutenir des guerres. Il y eut aussi des villes tout à fait indépendantes et très-puissantes en Allemagne, en Espagne, partout. Pour nous en tenir à notre pays, qui croirait aujourd’hui, qu’au xiie siècle, non-seulement Lyon, Marseille, Toulouse, mais encore de petites villes comme Noyon, Vezelay, que sais-je encore, eurent pendant un temps des institutions à peu près républicaines, reconnues par l’autorité seigneuriale ?

Eh bien ! ce mouvement politique si puissant, si universel, si magnifique, cette première explosion des aspirations à la liberté, dont nous pouvons encore, hélas ! beaucoup apprendre, cette apparition si soudaine et si féconde de l’idée républicaine, il y a six ou sept cents ans, elle se rattache étroitement à l’organisation industrielle que nous venons de décrire ; et c’est ce qui nous reste à montrer.

Qu’est-ce en effet, alors, qu’une commune libre ? Un groupe de corporations libres. Nous appelions les corps de métiers de petites républiques ; la République plus grande de la commune consiste dans leur fédération, Les unités qui les composent sont, non pas des citoyens isolés, comme aujourd’hui, mais des associations ouvrières. Quelques exemples le prouvent.

Dans la commune d’Amiens, c’étaient les chefs des corporations ouvrières qui choisissaient le « maire » de la ville, les douze échevins et les officiers municipaux les plus importants.

À Péronne, maire et échevins étaient nommés par des « jurés » élus au second degré par les corps de métiers. Ils ne pouvaient lever de taille (ou impôt), sans l’avis des chefs de métiers.

À Saint-Quentin, les « magistrats » des associations ouvrières recevaient les comptes du trésorier de la ville, avec les magistrats de la commune.

À Beauvais, la municipalité se recrutait dans les vingt-deux corporations de la ville avec un nombre fixé d’avance pour chacune.

À Montpellier, les corps de métiers étaient répartis en sept groupes, dont chacun fournissait cinq électeurs pour les « consuls » ou magistrats de la cité.

À Arles, les chefs de métiers siégeaient dans les Assemblées publiques, à côté des représentants de la bourgeoisie et de la noblesse.

À Marseille, les chefs de métiers gouvernaient la ville. Ils transmettaient leurs décisions au « recteur » chargé de les faire exécuter, etc., etc.

Ces quelques exemples prouvent le caractère de l’affranchissement politique des « communes. » C’étaient des républiques de travailleurs. Elles avaient pour fondement et pour éléments constitutifs, les associations ouvrières ; pour troupes (soit en vue de la police, soit en vue de la défense), les milices des métiers ; pour citoyens, les ouvriers organisés en corporations indépendantes. — Le mouvement politique du moyen âge est essentiellement un mouvement ouvrier.

Aujourd’hui qu’après six siècles de compression, après plus de quatre-vingts ans de luttes, non pas stériles, mais encore inachevées, pour la conquête de nos libertés, au milieu des plus graves problèmes sociaux, nous nous retournons vers le passé et nous y considérons l’œuvre (bientôt étouffée), du moyen âge, nous n’avons peut-être pas le droit d’exprimer pour cette période de l’histoire, la sévérité qu’on affecte d’ordinaire.

La Révolution corporative et communale, avait ce grand avantage qu’elle n’envisageait pas la liberté comme une belle et lointaine abstraction, flottant indifféremment sur un vaste pays de trente millions d’âmes. Elle se rattachait étroitement à tout ce qui touche l’homme directement, à la ville qu’il habite, au métier qu’il exerce.

C’est dans les étroites limites de sa profession même, qu’il apprenait à se gouverner lui-même ; l’autonomie professionnelle, le préparait à l’autonomie communale : celle-ci devait le préparer à la liberté de la province d’abord, de la nation ensuite. Il y avait, entre ces divers degrés de la vie publique, le rapport étroit de la partie au tout ; c’est sur l’affranchissement corporatif qu’on greffait l’affranchissement communal ; c’est sur ce dernier que devait se greffer l’affranchissement national. Tout se liait, tout s’enchaînait et l’éducation politique se faisait d’elle-même.

Cet immense mouvement qui pouvait hâter si précieusement les progrès de la France et de l’Europe, fut arrêté par la force. Nous avons vu sa grandeur, il nous reste à suivre son étouffement. De cette luxuriante explosion de germes, qui se fit jour au début du moyen âge, bien peu survécurent ; presque tous se flétrirent à leur apparition. Pourquoi ? Parce que le vieux passé despotique avait reparu en même temps dans la puissance de l’Église, pour la pensée, dans la puissance royale, pour la liberté politique.