Les Architectes des cathédrales gothiques/Chapitre I

Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 6-20).

I
L’architecture gothique.

La France a eu l’heureuse fortune de créer, en plein moyen âge, des chefs-d’œuvre d’architecture qui, malgré les mutilations et les restaurations ultérieures, attestent l’effort constant de plusieurs générations d’inventeurs incomparables ; qui, malgré les divergences d’écoles et les exigences des latitudes, offrent le plus splendide ensemble d’édifices analogues : les cathédrales gothiques. Leurs auteurs furent longtemps ignorés. Il y a cent ans, on pouvait à grand’peine citer une douzaine de noms d’architectes : aujourd’hui, grâce au dépouillement passionné des archives et au zèle inlassable des archéologues, ils sont légion, et s’il subsiste encore beaucoup de lacunes à combler, si la biographie de ces artistes se résume en quelques dates, éléments d’information précieux mais insuffisants, on peut du moins, par des comparaisons multiples et des conjectures que justifient certains détails de construction, arriver à former une synthèse de toutes les indications recueillies jusqu’à présent. C’est ce que nous allons tenter. Science vagabonde, l’archéologie n’a pu progresser que le jour où, scientifiquement, l’on s’est donné la peine de franchir les frontières de chaque province et de la France elle-même, et d’examiner avec soin les particularités de chaque centre d’activité, pour en saisir toute la portée et en étudier le complet épanouissement.

Le gothique, a dit Huysmans, est « le déploiement de l’âme dont l’architecture romane est le repliement ». Cet art, auquel on a accolé l’épithète absurde de « gothique », source de notions fausses, fut longtemps incompris et méprisé[1]. Après le retour aux traditions anciennes, le goût s’était modifié, et l’enseignement de la Renaissance avait créé à l’égard de l’art du moyen âge une hostilité et des préjugés que l’on adoptait sans oser les combattre. Furetière et le Dictionnaire de Trévoux le déclarent apporté du Nord par les Goths au ve siècle. Molière se fait l’écho des sentiments de ses contemporains quand il écrit :

…… Le fade goût des ornements gothiques,
Ces monstres odieux des siècles ignorants
Que de la barbarie ont produit les torrents.

Dans une Histoire des arts qui ont rapport au dessin, parue en 1698, Monier ne dédaigne pas tout à fait les artistes primitifs, et avoue l’impression que fait sur lui Notre-Dame de Paris, en dépit du « méchant goût gothique » qui y règne. Au xviiie siècle, nos vieilles cathédrales ne trouvent pas de défenseurs ; Winckelmann et Quatremère de Quincy se refusent à les admirer. Le premier peut-être, en 1801, dans une page célèbre de son Génie du christianisme, Chateaubriand apporte une note nouvelle, mais restée sans grand écho, et en 1829, à la veille de la publication de Notre-Dame de Paris, on témoigne encore quelque dédain à « ce genre singulier d’architecture ». Des hommes de grand talent, Montalembert, Lassus, auteur d’un livre sur le « vandalisme », puis Mérimée, Vitet, de Caumont et Viollet-le-Duc, ont surtout contribué au revirement qui s’est accompli peu à peu dans l’esprit public, et il n’est personne aujourd’hui qui accepterait de soutenir ces vieilles théories : en dépit de son nom, impossible à changer désormais, tant il est consacré par l’usage, l’architecture

Photo des Monuments historiques. Amiens. — Nef de la cathédrale.
Photo des Monuments historiques. Amiens. — Nef de la cathédrale.
Photo des Monuments historiques.
Amiens. — Nef de la cathédrale.

gothique est une architecture essentiellement française, ayant pris naissance dans le domaine royal, au cœur du royaume, vers le milieu du xiie siècle.

Longtemps on a considéré l’arc brisé ou en tiers-point comme le caractère spécial et distinctif de l’architecture gothique. Ce fut là une grave erreur, l’arc brisé ayant été adopté dans des édifices dont tous les autres éléments appartiennent à l’époque romane. Les signes certains de cette nouvelle architecture sont bien plutôt : la croisée d’ogives, l’arc-boutant et un nouveau mode de décoration ornementale. La voûte sur croisée d’ogives tire son appellation des nervures diagonales qui la supportent : c’est là son caractère essentiel et fondamental, qui se généralisa vite. On voit alors, dirons-nous avec Auguste Choisy, l’architecture prendre des allures libres inconnues à l’époque romane ; la structure nouvelle est le triomphe de la logique dans l’art ; l’édifice devient un être organisé où chaque partie constitue un membre, ayant sa forme réglée non plus sur des modèles traditionnels, mais sur sa fonction, et seulement sur sa fonction. Les nervures localisèrent les poussées des voûtes sur les murailles, d’où une double modification : tandis qu’à l’intérieur le mur plein de la nef romane, devenu inutile, fait place à une claire-voie, des arcs-boutants dont la puissance égale l’élégance permettent de rejeter hors de l’édifice toutes les culées, et faciliteront l’étonnante élévation des voûtes. En même temps les supports qui servent de retombées aux nervures de la voûte forment un magnifique faisceau de colonnettes agglomérées qui donnent aux nouveaux piliers hardiesse et légèreté. Les sculpteurs contemporains demandent leurs modèles à la nature et les empruntent presque exclusivement au règne végétal.

La période gothique proprement dite a duré un peu plus de trois siècles ; elle se subdivise en trois styles, dont il est difficile de fixer exactement les périodes respectives, le développement d’un art ne pouvant se limiter comme se limite le règne d’un souverain. La transition se prépare lentement, d’abord par quelques timides essais, par l’apport d’éléments nouveaux, puis par une implantation plus forte et plus générale. Toutefois, née au milieu du xiie siècle, l’architecture gothique française, après des tâtonnements et des incertitudes, où paraît le gothique dit « lancéolé » (1190-1260), se manifeste dans toute sa plénitude pendant tout le siècle suivant, qui est le siècle classique : alors dominent le système de l’équilibre parfait par l’opposition des forces et la logique du raisonnement basé sur des combinaisons variées, qui font éclore des écoles diverses. Ce nouveau style est appelé « rayonnant », et fut en faveur de 1260 à 1380 environ. Bientôt l’exagération forcée de ces principes, autorisée par des novateurs imprudents, amena vers la fin du xive siècle la création du style « flamboyant », d’imitation anglaise, qui, après un siècle de développement, conduisit à l’inévitable décadence. Puis, avec le xvie siècle disparaît l’architecture gothique : elle survit seulement dans quelques églises attardées, car le nouveau style de la Renaissance n’a pas été introduit partout simultanément.

Photo des Monuments historiques. Amiens. — Nef de la cathédrale.
Photo des Monuments historiques. Amiens. — Nef de la cathédrale.
Photo des Monuments historiques.
Paris. — Cathédrale Notre-Dame.

En thèse générale, une cathédrale gothique présente l’aspect d’une croix latine dont les bras forment un transept à extrémités généralement carrées et orné d’une rose ; à l’extérieur s’élève un portail richement sculpté. La nef, augmentée de collatéraux simples ou doubles, atteint des hauteurs inusitées et comporte trois étages : un rez-de-chaussée entrecoupé de grosses colonnes rondes à chapiteaux de feuillage, ou de piliers à nervures multiples ; un triforium ajouré et reposant sur de grandes arcades à cintre brisé, qui disparaît quelquefois plus tard par suite du développement des fenêtres, enfin une claire-voie à larges baies ; comme couronnement, des voûtes en croisées d’ogives sur plan carré (puis barlong), embrassant parfois deux travées, avec un arc doubleau qui traverse la clef de voûte ; on en diminua ensuite la poussée par l’introduction de nervures nouvelles, compliquées de diverses façons, qui s’appellent liernes et tiercerons. Le chœur, séparé par le transept de la nef qu’il continue, conçu dans des proportions vastes, est enveloppé d’un déambulatoire et d’une ceinture de chapelles disposées en hémicycle et de forme variable, en nombre impair, dont une au fond, dans l’axe du monument, est consacrée à la Vierge. Partout les bases des piliers, les tailloirs et les corniches très caractéristiques, offrent des profils à gros boudins, qui s’altèrent peu à peu pour faire place à des moulures grêles. Et, pour résister à la poussée des voûtes, on résolut le problème par l’expédient admirable de ces béquilles de pierre élevées à l’extérieur des édifices, les arcs-boutants, tuteurs parfois gigantesques jetés au-dessus des bas-côtés au travers du vide, qui dans leur tranquille majesté viennent étayer les murs de la nef et du chœur à la retombée des voûtes. Ce système a permis d’imaginer des courbes et contre-courbes d’une souveraine harmonie, de percer d’immenses fenêtres où le génie du moyen âge, à l’aide du seul compas, a combiné d’adroits éclairages tamisés par d’admirables vitraux, de réduire par des combinaisons aussi originales que fécondes les supports de ces immenses vaisseaux où l’on ne peut pénétrer, suivant le mot de Chateaubriand, sans éprouver une sorte de frissonnement et un sentiment vague de la Divinité.

Dans cet enchaînement rigoureux d’efforts puissants où contingences et individualités jouèrent un rôle considérable, diverses écoles ont créé des styles bien définis. Le monument-type dont nous venons d’indiquer les grandes lignes appartient à l’école de l’Île-de-France et de la Picardie, la mieux proportionnée et la plus pure. En Normandie les monuments affectent des formes plus sèches et plus anguleuses avec une ornementation plus géométrique et une sculpture généralement plus monotone, au xiiie siècle du moins. En Bourgogne, des architectes n’ont pas craint de conserver certaines idées de l’époque romane, et très minime est leur hardiesse dans la construction de l’arc-boutant, dans l’élargissement des fenêtres, dans le développement des chapelles rayonnantes. Tenant le milieu entre les procédés de l’Île-de-France et de la Bourgogne, l’école champenoise se distingue surtout par l’alternance des piles et

Photo Neurdein. Sens. — Façade de la cathédrale.
Photo Neurdein. Sens. — Façade de la cathédrale.
Photo Neurdein.
Sens. — Façade de la cathédrale.

des colonnes, les passages établis dans les bas-côtés au niveau de l’appui des fenêtres, la persistance des absidioles au transept, les voûtes sexpartites ; sa puissance s’est affirmée par de superbes églises et par une influence considérable tant en France qu’à l’étranger. Dans l’école angevine et dans l’école méridionale, on voit fréquemment une nef unique sans déambulatoire, une absence presque absolue de triforium et d’arcs-boutants, une apparence extérieure assez massive, une ornementation particulière et lourde, surtout dans les façades. Dans le Midi, même pour les édifices notoirement inspirés des constructions du Nord, on n’a pas adopté les toitures aiguës, les immenses charpentes et les pignons effilés dont la présence s’explique dans les contrées où les pluies et les neiges apparaissent périodiquement.

On a volontiers abusé du symbolisme en parlant de l’architecture gothique, mais on ne peut nier qu’elle bénéficia d’une éclosion de foi ardente dont les effets se reflétèrent sur toute la chrétienté. Alors tout concourut à « élever par amour » d’innombrables églises dont la construction, « ce suprême effort de la matière cherchant à s’allonger », coûta des sommes fabuleuses et fut l’orgueil de nombreuses générations. Dans un magnifique élan d’enthousiasme, on vit surgir de tous côtés des architectes laïques, dont l’éducation professionnelle s’était faite au milieu des chantiers, et dont le mérite fut d’autant plus grand que leur témérité ne connut plus de limites. Quelques lustres suffirent à composer des merveilles : on voyait s’accumuler pierres sur pierres, au chant des cantiques, jusqu’à des hauteurs inconnues, « comme s’élevaient les murs de Thèbes aux accents de la lyre d’Amphion ».



  1. Le moyen âge, au contraire, était loin de dédaigner les beautés de l’art grec. Par exemple, le roi d’Aragon, en 1380, envoie douze hommes en Grèce, pour garder l’Acropole.