Briard (Poulet-Malassis) (p. 48-70).

EH BIEN ! DE L’HÉROÏQUE.?




TROISIÈME FRAGMENT.




La scène est dans l’appartement de madame Durut.

La comtesse de Mottenfeu[1] et madame Durut viennent de parcourir ensemble les bâtiments et les jardins de l’hospice.

La comtesse de Mottenfeu (se reposant). — C’est de la plus grande vérité, ma chère Durut. Je suis émerveillée de tout ce que tu m’as fait voir, et ton administration mérite les plus grands éloges.

La Durut. — Le vôtre est sans prix pour moi, madame la comtesse. J’espère, puisque vous paraissez contente, que nous aurons le plaisir et l’honneur de vous voir souvent dans cette solitude ?

La Comtesse. — Comment ! j’espère bien y vivre et mourir. Il faut faire une fin, ma chère Durut. Un beau jour j’arrive ici dans ce charmant pavillon des pensionnaires, et c’est pour y finir mes jours. Ma fortune est assez honnête pour pouvoir faire un arrangement raisonnable avec toi.

La Durut. — Nous n’aurons pas de peine à nous arranger, madame la comtesse.

La Comtesse (interrompant). — Je vois que l’ordre a pris, pendant ma longue absence, une forme infiniment plus agréable que de mon temps…

La Durut. — Croyez-vous ?

La Comtesse. — Au reste, je ne pourrais raisonner pertinemment de tout : je n’étais qu’affiliée. Mais d’après ce que j’ai pu connaître du dessous des cartes, j’ai toujours jugé qu’on n’avait pas atteint le vrai but. On faisait alors une espèce de culte religieux de ce qui devait n’être qu’un badinage, une folie…

La Durut. — N’est-ce pas ? voilà tout à fait mon idée. C’est précisément à quoi j’ai tâché, moi, de ramener les choses, autant que la besogne d’une simple servante pouvait influencer le très-digne ordre… Mais ayez la bonté de m’achever ce que vous avez commencé.

La Comtesse. — Les gros bonnets d’alors étaient des espèces d’adeptes qui faisaient semblant d’avoir trouvé la pierre philosophale du plaisir et de vouloir en demeurer seuls dépositaires.

La Durut. — La pierre philosophale ! Voilà ce que je cherchais, et n’ai jamais eu l’esprit de trouver ; quand j’avais sur la langue… ce n’était pas cela… Mais je vous écoute, ayez la complaisance de continuer.

La Comtesse. — Il se tenait de belles et longues assemblées où l’on s’emmystiquait[2], et puis il y avait des harangues de réception, des remerciements. Tout cela devait être aussi plat, aussi pédantesque qu’à l’Académie. Il y avait des hymnes à prétention, où sans doute les prétendus inspirés s’étaient battu les flancs pour être, comme au Parnasse, bien exaltés, bien sublimes, bien ridicules. Tout cela, ma Durut, n’était point la volupté, et ce qui prouve bien que ces illustres n’étaient pas infiniment heureux par toutes ces simagrées, c’est que lorsqu’il s’agissait de s’amuser tout de bon, on convoquait un essaim de fous et de folles devant qui, certainement, on n’aurait osé ni haranguer, ni célébrer, car nous aurions infailliblement éclaté de rire au nez des orateurs et des grands prêtres.

La Durut (affectueusement). — Vous êtes toujours la même, madame la comtesse ; vous n’avez rien perdu… de vos attraits d’abord… ni de votre précieuse originalité.

La Comtesse. — J’ai fait comme toi, ma chère Durut, excepté que je n’avais pas une aussi belle figure à conserver…

La Durut. — Oh ! vous plaisantez !

La Comtesse. — Non ; je me suis toujours rendu justice. Je n’ai ni traits, ni formes, mais je n’en ai pas moins valu de plus avantagées… Pour toi… pas plus haute que cela, tu étais déjà bien… Car nous sommes du même temps, et nous étions si voisines ! Je me souviens toujours (il y a toujours de cela) comment ta grave mère, bien aussi catin qu’une autre…

La Durut. — On le dit.

La Comtesse. — Te chassait devant elle, à l’heure de la grand’messe… “ Tenez-vous droite, mademoiselle ; les pieds en dehors… Regarde-t-on ainsi les garçons ? Songez où vous allez, et ne levez pas tant le nez en l’air. „ Ah ! ah ! c’était une rude femme !

La Durut. — Faisant tout, buvant comme un soldat, fausse comme un jésuite… Ah ! dame ! c’est comme cela qu’il fallait être pour mettre le grappin sur un sot tel que le maître qu’elle servait, et puis protéger les galanteries de madame. Aussi madame ma chère mère m’a-t-elle laissé quelques écus ; ensuite je les ai fait profiter.

La Comtesse. — Dis donc, Durut, quand nous nous rencontrions, souvent nez à nez, dans cette rue Jacob, car on me faisait faire mon salut aussi, qui aurait deviné, nous voyant si candides, si béates, qu’un jour nous aurions cet entretien-ci ? Que tu sois devenue galante, rien d’étonnant ; tout le monde disait de toi : “ Cette Agathe sera un jour une maîtresse-fille. Voyez, à quinze ans, comme elle a déjà de la taille et de la gorge ! C’est déjà bon à marier. „

La Durut. — Et ils avaient raison.

La Comtesse. — J’étais une chafouine, moi ; ma vilaine bonne me reprochait mon museau de sapajou, ma dorure, ma petitesse ; il semblait à la sotte femme que, pour faire honneur à son éducation, j’aurais dû grandir comme la chenevière, et me déroussir ! Telle que j’étais, j’ai fini par ne pas mal tourner pourtant. Si l’on voulait me le disputer… (Elle tire un livre de sa poche.), voilà de quoi leur répondre.

La Durut. — Qu’est-ce que cela, s’il vous plaît ?

La Comtesse (le baisant). — Les titres de ma gloire, le bienheureux dépôt des noms des quatre m… Mais non, je veux que tu devines, Durut. Là dedans sont inscrits, sans en avoir omis un seul, tous ceux qui ont eu l’honneur de m’avoir…

La Durut. — Vous avez fait l’enfance de noter cela ?

La Comtesse. — Et de quoi de plus essentiel donc voudrais-tu que j’eusse fixé le souvenir ?

La Durut. — Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire, mais on n’a pas toujours l’occasion, le moment.

La Comtesse. — Oh ! dès la première fois (il y a vingt ans de Dieu grâce !) qu’il m’est arrivé de me frotter à ce monsieur que tu sais, je prévis que familiariser avec lui serait la plus essentielle affaire de ma vie ; or, comme j’ai de l’ordre… Mais devine : combien y a-t-il, à vue de pays, de noms là dedans ?

La Durut. — Que sais-je ? quatre cents…

La Comtesse. — Prr ! Passe au mille et va…

La Durut. — Eh bien ! mille et quelques ?

La Comtesse. — Oui, quelques mille, mais combien ?

La Durut. — Quelques mille ! deux ? trois ?

La Comtesse. — Tu es encore loin de compte.

La Durut. — Loin ! si je viens à vous offenser, songez que vous m’avez provoquée… Quatre mille ?

La Comtesse (appuyant sur les mots). — Quatre mille neuf cent cinquante-neuf, ma fille, depuis le jour de mon début jusqu’à celui-ci, tout autant.

La Durut (très-étonnée). — Quatre mille neuf cent cinquante-neuf !

La Comtesse. — Mais songe donc… en vingt ans !… Songe qu’une année est composée de trois cent soixante-cinq jours ! Je te parle donc à peine de deux cent soixante à quatre-vingts animaux porte-pine par an : ce n’est pas un par jour. Le total en impose d’abord : au détail, on voit que ce n’est rien.

La Durut (lui baisant la robe avec un respect badin). Quel rien, juste ciel !

La Comtesse. — Tu vas voir ; chaque classe est à part, écoute… (Elle ouvre son livre, qui ressemble à un Almanach de Gotha, doré sur tranches et qui a son étui). Princes, grands seigneurs, gens à cordons, prélats : deux cent soixante et douze, en vingt ans ! Cela, je crois, est assez modeste.

La Durut. — Il n’y a pas de quoi faire crier.

La Comtesse. — Mais voici qui est un peu plus fort. Militaires (elle tourne rapidement beaucoup de pages) : neuf cent vingt-neuf. Tous officiers, bien entendu. Les soldats sont compris ailleurs.

La Durut. — Vous avez eu des soldats aussi ?

La Comtesse. — Ne sont-ce pas des hommes ?

La Durut. — Neuf cent vingt-neuf officiers ! cela doit donner bien du plaisir !

La Comtesse. — Robins,… tu vois que leur liste est courte,… quatre-vingt-treize…

La Durut. — C’est encore beaucoup, pour ce qu’ils valent au boudoir.

La Comtesse. — Fi donc ! on ne les a jamais que chez eux, quand on a quelque procès, ou qu’on veut bien solliciter pour des amis. Financiers : trois cent quarante-deux. Tu conçois qu’il y a de bonnes raisons pour qu’il se trouve quantité de ces messieurs sur une liste telle que celle-ci ?

La Durut. — Je comprends fort bien… les sacs… Après ?

La Comtesse. — La calotte. Je ne parle pas des simples tonsurés, de ce que l’on nomme les abbés : je les ai réunis aux gens sans aveu.

La Durut. — C’est leur vraie place. De cette calotte, combien ?

La Comtesse. — Deux cent trente-neuf.

La Durut. — Cela est modeste.

La Comtesse. — Moines.

La Durut. — Ah ! vous en faites un article à part ?

La Comtesse. — Sans doute ; c’est le capuchon : quatre cent trente-quatre, la plupart cordeliers, carmes ou bernardins : quelques ex-jésuites à virgules, mais ils sont englobés dans la calotte.

La Durut. — À propos de ces virgules et des guillemets dont j’ai aperçu grand nombre tandis que vous feuilletiez, qu’est-ce que cela veut dire ?

La Comtesse. — Je viens de prévenir à moitié ta question. Les noms sans virgules ni guillemets sont ceux des gens favorisés à l’ordinaire ; les autres,… cela parle de soi-même.

La Durut. — Ah ! j’y suis ; mais il m’a semblé voir beaucoup de noms décorés de guillemets et de virgules.

La Comtesse. — Eh ! mais tous ceux qui l’ont voulu. Tu vois une bonne diablesse qui ne chicane point sur la façon et tâche de contenter tout le monde.

La Durut. — Le charmant caractère ! Revenons à la liste.

La Comtesse. — Gens de société : quatre cent vingt. Cette classe comprend tout ce qui n’a pas un état dans le monde, mais qu’on rencontre pourtant au spectacle, dans les maisons de jeu, aux promenades, en voyage, etc… Cette colonne que tu vois à part, où il n’y a que le mot Inconnus, rend compte d’une quantité d’individus qui n’ont pas voulu se nommer, ou dont la promptitude des circonstances n’a pas permis de demander le nom.

La Durut. — J’y vois beaucoup de virgules.

La Comtesse. — Ce sont précisément ceux-là qui n’aiment pas à se décliner. Bourgeois ; vois si cet article n’est pas bien raisonnable : en tout cent dix-sept.

La Durut. — C’est exemplaire.

La Comtesse. — Il s’agit ici de marchands, faiseurs d’avances, propriétaires ou sous-loueurs d’appartements, gens d’affaires, etc.

La Durut. — J’appelle cela des faveurs bien placées : rien de mieux que d’unir l’agréable à l’utile[3].

La Comtesse. — Voici l’article des étrangers : mille six cent quatorze… Mais il faut penser, ma chère, que j’ai fait quatre ans de séjour à Londres.

La Durut. — Aussi ne me suis-je pas récriée.

La Comtesse. — Gens du commun… Ce sont des soldats, des ouvriers, des faiseurs de commissions, des gens que je me suis amusée à raccrocher parfois la nuit, déguisée, au Palais-Royal ou sur les boulevards. Mais ces caprices ne se montent en tout qu’à deux cent quatre-vingt-huit.

La Durut. — Allons, je ne vous passe pas cet article-là, car cela date de loin, et pour lors il n’y avait point encore d’égalité. C’était de la démocratie anticipée. Vous voyez que je ne flatte point. Tout net, madame la comtesse, c’était déroger.

La Comtesse. — Et c’était justement ce qu’il y avait de piquant. Quant à ces passades, il est si plaisant à une femme de qualité de s’étendre sous un vigoureux crocheteur qui a longtemps marchandé pour donner six sous, et qu’elle étonne ensuite en lui glissant douze francs dans la main ! à occuper un soldat du guet, tandis que le reste de la patrouille fait la guerre à l’œil, et dit brusquement aux gens : “ Détournez-vous ! il y a là un trou qu’on travaille à boucher ; prenez à droite ! „

La Durut. — Je conçois que ces petites débauches peuvent amuser.

La Comtesse. — Ah ! j’avais franchi l’article parents : deux oncles, une douzaine de cousins, des alliés ; cela ne va qu’à vingt-cinq.

La Durut. — Cela n’est pas la peine d’en parler.

La Comtesse. — Valets…

La Durut. — Vous oubliez quelque chose, car je viens de lire, à la volée, Volange et Placide.

La Comtesse. — Tu as, ma foi ! raison. Il y a l’article musiciens, histrions, sauteurs, etc. Peste ! c’était une importante omission. Il ne s’agit pourtant que de cent dix-neuf personnes : c’est à peine six par an.

La Durut. — Pure misère ! Et puis voici les valets !

La Comtesse. — Tant les miens que ceux d’autrui. Il y en a de si beaux, si bien tournés ! et puis quelquefois ils ont rendu des services si essentiels, qu’on ne sait comment les récompenser. Ou bien un secret à payer, ou bien il s’agit d’exécuter une rouerie, le projet exige qu’on monte la tête à l’auxiliaire ; les faveurs marchent d’abord, c’est l’encouragement ; le salaire suit après l’exécution…

La Durut. — Cela est plein de sens.

La Comtesse. — Tu vas voir que je n’ai pas eu l’ignoble goût de la livrée, comme la plupart de nos privées de l’ancien régime. Je n’ai eu, dans toute ma vie, que cent dix-sept de ces porte-couleurs.

La Durut. — Bagatelle, vraiment. D’après votre idée proportionnelle de tout à l’heure, ce n’est pas tout à fait six par an, un seul laquais en deux mois !… Est-ce tout ?

La Comtesse. — Il reste un article encore : Nègres, mulâtres et quarterons, ensemble quarante-sept. (Soupirant). Ah ! de ce nombre, ma chère Durut, il y eut un Zamor[4] ! celui-là, mon cœur, je le regretterai jusqu’à mon dernier soupir.

La Durut. — Vous me donnez une bien haute idée du mérite d’un homme qui laisse d’ineffaçables impressions dans un cœur qu’ont pu toucher quatre mille neuf cent cinquante-neuf amants…

La Comtesse. — Voilà de la mauvaise plaisanterie, par exemple. Dois-je me fâcher ? (Elle sourit.)

La Durut. — À Dieu ne plaise ! Touchez là, si vous ne m’en voulez point. (La comtesse, par malice, touche si fort, qu’elle-même se fait un certain mal.)

La Durut. — Maintenant que j’ai eu sur les doigts, que pourrai-je faire pour vous amuser, car vous ne me quittez pas encore ?

La Comtesse. — Ce n’est pas mon dessein, je compte dîner ici en famille.

La Durut. — Vous m’enchantez. Mais il n’est que midi. Quelle est votre heure ?

La Comtesse. — La tienne, celle de la maison.

La Durut. — Trois heures.

La Comtesse. Soit.

La Durut. — En attendant, si vous voulez, je ferai descendre le Trottignac ?

La Comtesse. — Pour moi ?

La Durut. — Pour qui donc ? Je n’ai pas le temps de vous donner moi-même avec lui la petite récréation. Mais attendez, voulez-vous lui voir exploiter Fringante ?

La Comtesse. — Célestine plutôt.

La Durut. — Oh ! non, celle-ci ne peut le souffrir. C’est une antipathie !… Et lui, pourtant, il en est fou. L’autre jour il la surprit et faillit la violer. Elle poussa des cris horribles, et se trouva mal quand on l’eut délivrée… de trois ou quatre pouces qu’il lui avait déjà mis tout de travers,… car il avait aussi perdu la tête, lui !…

La Comtesse. — Pas mal ! Eh bien ?

La Durut. — Ma pauvre sœur, dis-je, fut évanouie pendant vingt minutes ; ensuite elle eut des convulsions et un tremblement !… Nous crûmes qu’elle était frappée d’épilepsie. Depuis ce temps-là, c’est à lui de l’éviter, car à sa vue la plus douce créature de la terre devient comme une lionne et lui court sus ; elle le poignarderait !

La Comtesse. — Ces aversions sont inconcevables ; on en a vu pourtant des exemples fréquents. Fringante n’est pas si difficile ?

La Durut. — Oh ! pour elle, ce serait Lucifer avec ses cornes et ses pieds de griffon, qu’elle l’endurerait. (Madame Durut sonne. On frappe en dehors le petit coup d’avertissement.) Fringante et Trottignac ! (On répond selon l’usage.)

La Comtesse. — Voilà ce qui sera fort bien, mais je veux aussi qu’on m’occupe…

La Durut (après un moment de réflexion). — J’ai votre affaire.

Elle conduit madame de Mottenfeu dans un cabinet de toilette, dont un mur est commun à l’alcôve du lit de la chambre à coucher. Pour lors elle ouvre un intervalle carré, et fait remarquer à la comtesse qu’en y passant le buste elle y verra parfaitement les ébats qui vont avoir lieu pour l’amuser, et que pendant cette fête elle sera servie substantiellement.

La Comtesse. — Par qui ?

La Durut. — Ne vous embarrassez pas. Êtes-vous difficile sur le choix des gens que vous n’êtes pas dans le cas de voir en face ?

La Comtesse. — Pas du tout, mais encore ?

La Durut. — Songez que qui que ce soit en âge de maturité n’est admis à servir ici, s’il n’en porte un de huit pouces au moins.

La Comtesse. — Voilà d’abord une contenance.

La Durut. — Et puis on répond de la parfaite santé.

La Comtesse. — Tout cela convient.

La Durut. — De plus, je n’ai chez moi que des gens d’une certaine tournure. Laissez-vous faire, en un mot, à moins qu’il ne vous faille des comtes, des marquis !…

La Comtesse. — Tu te moques, je pense ! Ne viens-tu pas de voir ma liste ?

La Durut. — Eh bien donc ! pourvu que vous ne soyez pas un moment désœuvrée, foutez à la fortune du pot !

La Comtesse. — Me voilà prête.

La Durut. — Demeurez là. Voulez-vous un masque ? Fringante n’a jamais eu l’honneur de vous voir ; mais si vous craignez que Trottignac ne vous reconnaisse…

La Comtesse. — Que m’importe ? pourvu que je ne les gêne pas quand ils me verront le nez sur eux…

La Durut. — Fringante et Trottignac ? Ils le feraient imperturbablement à la barbe des onze mille vierges.

La Comtesse. — Voilà comme j’aime qu’on soit.


Madame Durut a disparu. Fringante entre nue comme le visage. On peut se montrer, et même avec orgueil, quand on a tant de beautés et de fraîcheur. Son œil est en feu, son sein palpite ; elle s’élance avec grâce sur le lit, en jetant, du bout du doigt, un baiser familier à la comtesse qui a son petit nez en l’air passé dans l’embrasure. Trottignac, aussi nu, survient, ardent comme un taureau qu’on lâche dans l’arène à quelque combat d’animaux : il n’a fait qu’un saut de la porte au lit, et d’un seul coup de reins il s’est planté… En même temps, dans le cabinet, quelqu’un, avec la même énergie, se niche en levrette chez l’heureuse spectatrice.

La Comtesse (avec feu). — Ah foutre ! C’est trop de plaisir, mes yeux déchargent… Que mon cyclope[5] ne peut-il voir !

On ne cite pas les dits de Fringante et Trottignac, parce que ce n’est point par l’esprit que brillent ces athlètes ; mais ils travaillent ! c’est à s’extasier. Trois fois, sans bouger, l’onctueux Trottignac a fourni la carrière. — On n’a fait courir encore que deux postes à la petite comtesse, parce qu’après chacune on l’a purifiée avec une éponge imbibée d’eau. Cette cérémonie a coûté quelque instants ; et puis, chaque fois, c’est un éclair !… On va de nouveau grand train avec elle. Quand elle est au moment d’une troisième crise, Fringante et Trottignac, qui se sont reposés et rafraîchis, se raccrochent avec la première ardeur. Pendant cette accolade on a fini la comtesse, et l’éponge a joué son rôle. On la renfile, mais c’est avec une variation qui fait que…

La Comtesse (s’écrie en riant). — Sacrebleu ! tout est ici pour le mieux, autrement le cyclope aurait l’œil crevé ! Soit fait ainsi qu’il est requis…

Et puis elle joue des hanches de si bonne grâce, que l’auteur de la trahison ne peut douter qu’il lui soit pardonné. La petite folle allonge un bras et postillonne l’hercule Trottignac. Il n’a nullement besoin de cet accessoire, mais il le tolère, parce qu’il suppose que la galerie y trouve du plaisir. C’est ainsi que jusqu’à l’heure du dîner Trottignac tient sa Fringante en haleine. Quant à la comtesse, traitée comme un canon, on ne fait avec elle que charger, tirer, écouvillonner, recharger, décharger, etc. L’un n’est pas plutôt ôté que l’autre est mis[6]. Quatre vigoureux bostangis font, à tour de rôle, les frais de cette tenue. C’est dans un moment de quiproquo entre ces messieurs que mons Belamour, purificateur, a placé, comme je l’ai dit, son petit mot, mais à l’autre oreille, ne se sentant pas digne de parler à la même dont se sont emparés de respectables orateurs qu’il se flatte bien de surpasser un jour en éloquence ? lorsqu’il jouira de toute l’étendue de ses moyens. — Fringante, appelée par quelque devoir, se retire ;… mais mons Trottignac, qui n’a rien à faire et sent que Martin vit encore, saute au cou de la comtesse, l’attire par la lucarne, la dispute à quelqu’un de robuste qui se cramponne à son tour. C’est à qui l’aura. La frêle créature a peur d’être écartelée par ces brutaux. Elle crie à faire pitié. Cependant Trottignac est le plus fort : il l’a passée, couchée, et tout de suite enclouée, de manière à ne pas lui laisser l’ombre d’humeur. — C’est cette fois madame Durut qui (venue toujours courant aux cris de la patiente) occupe l’embrasure, et voit, non sans surprise, des gens bien éloignés, pour lors, de vouloir s’arracher les yeux. Ils s’obligent, au contraire, du plus parfait accord.

La Comtesse (à Durut, en riant). — Il a failli me disloquer, mais voilà qu’il me raccommode.

L’expédition achevée, Trottignac fait sa retraite encore avec les honneurs de la guerre.

Belamour vient (un peu décontenancé) pour le petit détail de son service. La comtesse le regarde d’un certain air… Il rougit…

La Comtesse. — Ne serait-ce pas vous, monsieur le fripon, qui tout à l’heure,… hein ?

Belamour (avec timidité). — C’est moi, madame, qui avais cet honneur-là.

Elle lui saute au cou avec transport, le baise au front, aux yeux, à la bouche. Il l’habille, elle lui glisse un louis dans la main.

La Durut (avec sévérité.) — Belamour, je ne sais rien, je ne vois rien. Mais gardez-vous une autre fois d’outre-passer si témérairement les ordres de votre service.

La Comtesse. — Ne le gronde pas, ma chère Durut. Je t’assure qu’il m’a fait tout le plaisir imaginable. (Elle sort de la poche son livre.) Les autres n’étaient-ils pas quatre ?

La Durut. — Tout autant.

La Comtesse (écrivant au crayon). — Quatre inconnus et monsieur Belamour…

La Durut. — Avec une virgule.


On passe dans la salle à manger.


  1. Jolie petite rousse dont il est déjà parlé page 29 de ce numéro, et dont le portrait est dans le Diable au corps, ouvrage que celui-ci ne doit pas copier.
    (Note de l’Éditeur.)
  2. Madame la comtesse ne se piquait pas de purisme et formait un mot au besoin, sans songer qu’il serait un jour sanctionné ou proscrit par les Quarante.
  3. On ne sait où madame Durut a péché cette version de ce vers si connu :

    Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.

  4. Fameux personnage du Diable au corps.
  5. Les cyclopes ont la réputation d’être fort lascifs, mais celui de la comtesse, quoiqu’il fût très joufflu, qu’il eût l’œil renfoncé et la gueule perpendiculaire au lieu de l’avoir horizontale, était pourtant fort joli et faisait des conquêtes, au bout de vingt ans de services, aussi facilement que le premier jour.
  6. Uno avulso non déficit alter.