Briard (Poulet-Malassis) (p. -14).
LES APHRODITES




C’EST TOI ! C’EST MOI !




PREMIER FRAGMENT




Le Chevalier[1] à peu de distance de Paris, à cheval et seul, reconnaît un local à portée duquel il se trouve pour celui que lui désigne une adresse qu’il vient de lire ; alors il met pied à terre, laisse son cheval au domestique, se détourne, et, suivant un sentier, ainsi que le tout lui est prescrit, vient contre une maison de peu d’apparence, des deux côtés de laquelle s’étendent de longues murailles qui annoncent un grand emplacement. Il frappe ; un portier aveugle vient lui répondre.

Le Portier (en dedans et porte close). — À qui en voulez-vous ?

Le Chevalier (en dehors). — À madame Durut.

Le Portier. — C’est ici. Êtes-vous seul ? à pied ? à cheval ? en voiture ?

Le Chevalier. — Je suis seul, mes chevaux m’attendent plus loin ; je suis à pied.

Le Portier (ouvrant). — C’est bon ! entrez. (Le chevalier entre, la porte se referme aussitôt ; une grille borne le passage du côté de la cour.) On va vous ouvrir la grille. Il est inutile de parler à l’autre portier. Sourd, il ne vous entendrait pas ; muet, il ne pourrait vous répondre. Vous irez à droite, le long du portique, jusqu’à l’angle de la cour.

Le sourd, qui a vu le chevalier, vient ouvrir la grille. Dès qu’il a passé, cet homme referme, tandis que le chevalier va du côté qu’on lui a indiqué[2]. On entend un coup de sifflet très-bruyant.

Madame Durut[3] (avertie par le sifflet, déjà sur la porte et ouvrant ses bras avec une surprise mêlée de plaisir). — Jour de Dieu ! qui s’y serait attendu ? Te voilà donc de retour, mon beau bijou ? Est-ce bien toi, mon fils ? (Ils se sont joints et s’embrassent avec la plus vive amitié.)

Le Chevalier. — Oui, maman, arrivé d’hier soir, et bien pressé de vous revoir !

Madame Durut. — Ah ! point de vous, je t’en prie. Comme le voilà grand et beau, ce cher enfant ! (Le prenant par la main.) Viens, viens, mon toutou ! (Elle lui fait traverser la cour et le conduit à un pavillon du meilleur style.) Sais-tu bien qu’il y a quatre mortelles années que je n’ai vu mon cher Alfonse ni reçu de lui la moindre nouvelle !

Le Chevalier. — Tout autant, je l’avoue, mais il n’y a pas eu de ma faute, je te le jure. (Il s’est interrompu, frappé de l’élégance et du bon goût d’un appartement qu’on lui fait traverser pour l’amener enfin à un délicieux boudoir.) Mais, dis-moi, ma bonne, as-tu fait fortune depuis mon départ ? Ce séjour diffère étrangement du modeste hôtel garni que tu tenais il y a quatre ans.

Madame Durut (souriant). — Il s’est fait quelque heureux changement dans mes petites affaires ; nous aurons tout le temps d’en causer ensemble. (Lui sautant au cou.) Mais comme il a tourné ce polisson-là ! Eh bien ! n’avais-je pas raison de dire à ton imbécile de père… oh ! mais ce n’est pas ce grand dadais-là qui t’a fait, je l’ai toujours soutenu à ta maman.

Le Chevalier. — Ne va pas m’apprendre qu’elle ait pu en convenir. (Il l’embrasse.)

Madame Durut. — Je leur soutenais donc, quand ils se plaignaient de ta figure longtemps équivoque, que tu serais un jour le plus joli cavalier de Paris… C’est pourtant moi, Fanfan, qui ai eu la gloire de t’avoir mis dans le monde ; ce fut moi qui t’appris… hein ?… tu souris, fripon !

Le Chevalier (la caressant). — Cette gloire est bien peu de chose pour toi, ma chère Durut : c’est à moi de m’enorgueillir d’avoir eu, en fait de galanterie, le plus admirable précepteur.

Madame Durut (le prenant dans ses bras). — Ce cher enfant, qui ne l’aimerait à la folie ?

Le Chevalier. — Je suis venu tout exprès, maman, pour me faire redire que tu m’aimes toujours un peu.

Madame Durut. — Un peu, petit ingrat ! Que ne peut-on, sans se donner un complet ridicule, te prouver à quel point on t’aimerait encore ? Mais parlons d’autre chose !

Le Chevalier (avec feu). — Non, non, chère Agathe !

Madame Durut (lui serrant la main). — Bon cela, tu viens de me rajeunir de dix ans en me donnant mon nom de fille. (Elle soupire.) Ah ! le bon temps, mon cœur !

Le Chevalier[4]. — Je vais te le rappeler mieux. (Il la renverse en même temps sur un meuble propice et la trousse, mettant lui-même en évidence le plus séduisant boute-joie.)

Madame Durut (à la vue de cet objet). — Bonté divine ! que vois-je là ? Mais, mais, mon bel ange, voilà de quoi… Un moment, laisse-moi le contempler à mon aise… Je ne puis en croire mes yeux… Quoi ! c’est-là le ci-devant joujou de poupée qui pourtant me donnait tant de plaisir !… La voilà, cette petite broquette dont j’ai fait l’éducation ! Ceci tient du miracle. (Le chevalier, par modestie, veut couper court à cet éloge et occuper encore plus agréablement la bonne Durut.) Attends, attends, mon fils, que je me prosterne, que je l’adore. (Elle tombe à genoux avec une visible ferveur, et, couvrant de baisers le brûlant objet de son culte, elle continue :) Modèle et roi des vits[5], puissé-je faire ta fortune, comme tu fis et vas faire encore ma félicité ! (Elle se relève et se poste savamment. Le chevalier l’init avec toute l’ardeur et la grâce imaginables. Après Un court silence, madame Durut sentant les approches du suprême bonheur se livre aux transports et, s’agitant à l’avenant, s’écrie :) Foutre ! c’est trop de plaisir, il fout comme un dieu[6] ! (Elle baise, elle mord ; le chevalier est tout à fait à son unisson ; quelques instants ont suffi à cette brusque jouissance. La voluptueuse Durut, frissonnante, les yeux égarés, les dents serrées, tombe dans une espèce de léthargie. Bientôt le chevalier, alarmé de cet état, se dispose à chercher autour de lui de quoi la secourir ; au premier mouvement qu’il fait pour se dégager, il se sent arrêté par les revers de son frac, et de la sorte apprend que son extatique championne n’a pas tout à fait perdu connaissance. Pour lors il devine qu’un service de plus ne pourra manquer de bien faire. Il recommence donc à se mouvoir, d’abord insensiblement, peu à peu d’un meilleur train, auquel l’intelligente Durut se conforme à merveille. L’action va toujours se précipitant par degrés, jusqu’à la dernière vivacité. Près de la sublime crise, ils paraissent hors d’eux. Madame Durut devient presque furieuse et, faisant d’étonnants haut-le-corps, dit de ces folies que le récit ne peut que refroidir ; on les supprime pour passer à la suite de leur entretien.)

Le Chevalier (se rajustant). — On est bien aimable, ma chère Agathe, quand on sent et jouit comme toi ! Sais-tu qu’on irait au bout du monde pour trouver une femme aussi bien inspirée, aussi connaisseuse en voluptés, aussi habile à les goûter.

Madame Durut. — J’ai pourtant, comme tu vois, mes petits trente-six ans bien comptés, dont, grâce à Dieu, vingt campagnes.

Le Chevalier. — Tu peux citer avec orgueil et ton âge et tes prouesses.

Madame Durut. — Tout de bon, les hommes me gâtent un peu. La plupart de ceux qui viennent ici voudraient m’avoir, si j’en avais le temps, et me soutiennent que nombre de nos fringantes voudraient bien valoir à vingt ans ce que je vaux encore. Ma gorge, par exemple. (Elle la découvre.) Tu n’as, pas eu le loisir d’y faire attention. Nous venons de nous harponner si brusquement, une reconnaissance a quelque chose de si vif ! Mais, tiens, examine maintenant ! (Elle montre en entier ses tétons.) Vois-tu ? Ces messieurs-là ne sont-ils pas toujours à la même place où tu les vis, il y a bien cinq ans, pour la première fois ?

Le Chevalier (les baisant). — Toujours divins !

Madame Durut. — Sont-ils étayés ! ont-ils fait la paix ?

Le Chevalier (les maniant). — C’est toujours la plus, belle contenance et la plus opiniâtre bouderie.

Madame Durut (changeant de posture). — Et ce cul superbe, que tu trouvais tant de plaisir à caresser. (Elle le met en évidence.) Le premier cul, je crois, que tu aies vu de ta vie ?

Le Chevalier (le caressant). — Et le plus attrayant que j’aie jamais rencontré.

Madame Durut. — Eh bien ! touche, manie ; a-t-il rien perdu de ses belles formes, de son poli, de son élasticité ?

Le Chevalier. — Adorable ! Ne me le fais pas admirer trop ; songe que je reviens d’Italie et que…

Madame Durut (sans se déranger). — Ah ! parbleu ! tu me la donnes belle ! Et quand tu ne serais pas sorti de Paris, serais-je étonnée de te voir un caprice pour ces princesses-là ? Va, va, elles en ont affriandé bien d’autres !…

Le Chevalier. — Et je n’en aurai pas l’étrenne sans doute ?

Madame Durut. — Que tu es enfant avec ta question ! Quand le cœur t’en dira, mon fils ; mais pour aujourd’hui c’est assez. J’ai sur toi des vues qui me prescrivent de te ménager. (On entend trois coups de sifflet très-vifs.) Pour le coup, il faut que je te quitte.

Le Chevalier. — Que vais-je devenir ?

Madame Durut (sonne et ouvre une porte déguisée). — Passe là dedans, tu trouveras du chocolat[7] et quelqu’un dont tu as besoin : on aura soin de toi. Nous dînons ensemble. Songe que tu es mon prisonnier pour tout le jour. Sans adieu. (Elle sort.)

Tout en parlant, avant de se retirer madame Durut a rajusté les coussins de l’ottomane et réparé son propre désordre. Passant dans le cabinet indiqué, le chevalier y trouva une négrillonne de quatorze à quinze ans qui, l’aiguière à la main, se présente sans façon pour le purifier. Elle le lave et l’essuie avec un linge de coton des Indes. Aussitôt que cette toilette (qui ne laisse pas de raviver le chevalier) est achevée, un adolescent, de la plus jolie figure, habillé en jockey, paraît avec du chocolat, ce qui sauve la petite d’une attaque que l’ardent chevalier méditait déjà de lui faire ; car en même temps elle a disparu en souriant avec espièglerie. Il se console de cette petite disgrâce en prenant une tasse de ce chocolat parfumé, qu’on ne peut nommer de santé dans l’acception ordinaire. Ensuite il sort avec le jockey, qui lui dit avoir ordre de madame Durut de lui faire voir les jardins de cette habitation singulière.

  1. 1° Le mélange du dialogue au récit nous a paru plus propre que l’un ou l’autre exclusivement à prendre dans ce genre-ci. — 2° Comme le simple nom d’un personnage qu’on introduit sur la scène n’apprend rien au lecteur, afin que l’imagination n’ait aucune peine et ne se mette pas en frais de fausses idées, nous définirons exactement chaque acteur au moment où il sera fait mention de lui. — En conséquence : le Chevalier, vingt ans ; charmant jeune homme fait à ravir ; une de ces physionomies si rares qui allient à la noblesse la douceur, l’expression et la vivacité. Il revient de Malte, ayant fait ses caravanes. Absent de France depuis quelques années, il a tout le savoir-vivre, toute la candeur dont ses pareils, surtout ceux de la défunte cour, ont eu, depuis ce temps à peu près, l’affectation de se dispenser.
  2. Cette combinaison de deux portiers dont chacun est privé d’un sens fort nécessaire fut imaginée par les anciens Aphrodites, et les vieux serviteurs ont été conservés. La plupart des choses qu’on voudrait tenir secrètes sont ébruitées par les valets, s’il y en a dans la confidence. Comment pourrait-il transpirer au dehors que madame une telle, monsieur un tel, sont venus, si, de deux personnes nécessaires à leur introduction, la première ne voit point, et si la seconde, fixée dans l’intérieur, ne peut recevoir ni faire aucun rapport.
  3. Madame Durut, trente-six ans, brune, blanche, dodue, irrégulièrement jolie, très-bien conservée et fort piquante encore ; fille d’une femme de charge, elle fut nourrie dans la maison du père du chevalier. Non-seulement elle a soigné l’enfant de celui-ci, mais elle s’est fait son précepteur d’amour ; quand il a eu seize ans, elle lui a ravi ses désirables prémices. Madame Durut est bonne, vive, étonnamment active, non moins intrigante, et dominée par un indomptable tempérament, qui a décidé de sa vocation quand elle a brigué le pénible mais amusant et lucratif emploi de concierge de l’hospice des Aphrodites.
  4. Messieurs les roués pourront se moquer de cet attendrissement de la part d’un agréable de vingt ans ; mais patience, on verra qu’un bienfait (comme dit la vieille chanson) fait toujours un bon effet.
  5. On s’engage avec le lecteur à lui épargner dans ce récit toute expression incongrue, mais on ne peut lui promettre de faire parler un acteur autrement que le comportent soit son éducation, soit le délire dans lequel une situation violente peut le jeter. Madame Durut, par exemple, n’est pas femme à user de périphrases, et dans un emportement de colère ou de joie elle lâche fort bien un foutre, un bougre, ou nomme quelque chose d’indécent par son vilain nom.
  6. Voilà un de ces traits malheureux pour lesquels le rédacteur lui-même n’a pas moins d’aversion que le lecteur. Mais comment se résoudre à défigurer le caractère prononcé d’une femme qu’on verra continuellement sur la scène ! Après tout, ceux qui liront ces feuillets verront bien qu’ils ne sont ni des sermons ni des pièces académiques.
  7. Il n’est alors que onze heures du matin.