Les Antécédents de la philosophie critique/02

Les Antécédents de la philosophie critique
◄  01


LES ANTÉCÉDENTS
DE
LA PHILOSOPHIE CRITIQUE
(SUITE ET FIN)




DE CONDILLAC À KANT


L’empirisme de Locke se bornait à ramener les idées innées à l’expérience. Le sensualisme de Condillac va jusqu’à réduire les facultés innées à la sensation, dont elles ne seraient plus que des transformations. Quoi qu’on ait pu dire, le Traité des Sensations n’est point une conséquence rigoureuse de l’Essai sur l’entendement humain. On peut parfaitement soutenir que nos facultés réflexives ont pour fonction de travailler sur les matériaux que leur apporte la sensation, sans que la logique oblige à confondre ces facultés avec la sensation elle-même. Le livre de Locke est une œuvre de bon sens et d’analyse judicieuse, sinon profonde, tandis que le livre de Condillac est l’œuvre d’un esprit ingénieux et systématique à l’excès qui opère à l’aide d’une hypothèse étrange cette perpétuelle transformation des phénomènes de l’esprit. L’hypothèse de la table rase, telle que l’entend Locke, est une idée de sens commun qui n’a que le défaut de venir en tête de l’ouvrage, mais qui se trouve facilement vérifiée par l’analyse. L’hypothèse de l’Homme Statue est une machine dangereuse, faisant le vide absolu dans l’âme humaine, et la réduisant à quelque chose de passif et d’inerte qui reçoit tout, la pensée, la vie, l’être, de l’impression d’une cause extérieure. La philosophie du xviiie siècle n’a pas confondu les deux doctrines, et si elle a rejeté universellement, avec Locke, l’innéité des idées, elle a maintenu l’innéité des facultés, malgré la séduisante simplicité de l’enseignement de Condillac et de ses nombreux disciples.

La thèse du philosophe français est que la sensation est le principe générateur non-seulement de toutes nos idées, ce qui est déjà bien fort, mais encore de toutes nos facultés intellectuelles et morales. En lisant son Traité des Sensations, on sent, à chaque page, l’esprit français à la netteté des expressions, à l’enchaînement des idées, à la vigueur logique des conclusions, de même qu’on a pu reconnaître l’esprit anglais à la justesse un peu vague des observations et à la sagacité un peu confuse des analyses. « Nous imaginâmes une Statue organisée intérieurement comme nous, et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idées. Nous supposâmes encore que l’extérieur, tout de marbre, ne lui permettait l’usage d’aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix aux différentes impressions dont ils sont susceptibles. » Mais cet esprit est-il simplement privé de toute espèce d’idées ? Ce ne serait encore que l’hypothèse de la table rase, la doctrine de Locke, telle que Condillac la comprenait encore dans l’essai sur l’origine des connaissances humaines. Le paragraphe suivant ne laisse aucun doute sur la pensée de l’auteur. « Le principe qui détermine le développement de ses facultés est simple ; les sensations mêmes le renferment ; car toutes étant nécessairement agréables ou désagréables, la Statue est intéressée à jouir des unes et à se dérober aux autres. Or, on se convaincra que cet intérêt suffit pour donner lieu aux opérations de l’entendement et de la volonté. Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, ce ne sont que la sensation même qui se transforme différemment. C’est pourquoi il nous a paru inutile de supposer que l’âme tient immédiatement de la nature toutes les facultés dont elle est douée. La nature nous donne des organes pour nous avertir, par le plaisir, de ce que nous avons à rechercher, et par la douleur de ce que nous avons à fuir. Mais elle s’arrête là, et elle laisse à l’expérience le soin de nous faire contracter des habitudes et d’achever l’ouvrage qu’elle a commencé. » Et, dans sa naïve admiration pour la merveilleuse découverte qu’il croit avoir faite, Condillac ajoute : « Cet objet est neuf, et il montre toute la simplicité des voies de l’auteur de la nature. Peut-on ne pas admirer qu’il n’ait fallu que rendre l’homme sensible au plaisir et à la douleur, pour faire naître en lui des idées, des désirs, des habitudes et des talents de toute espèce[1] ? » La thèse est si étrange que le lecteur est toujours tenté de croire que l’auteur joue sur les mots, quelle que soit la netteté de son langage. Mais la remarque suivante ne permet plus aucune incertitude. « Les bêtes, dira-t-on, ont des sensations, et cependant leur âme n’est pas capable des mêmes facultés que celle de l’homme. Cela est vrai, et la lecture de cet ouvrage en rendra la raison sensible. L’organe du tact est en elles moins parfait ; et, par conséquent, il ne saurait être pour elles la cause occasionnelle de toutes les opérations qui se remarquent en nous[2]. »

L’histoire des transformations de la Statue, telle que la fait Condillac, n’est que le développement de cette thèse. En s’animant sous l’impression de l’objet extérieur, la Statue commence par être pour elle-même une sensation, puis elle devient une sensation prédominante, c’est-à-dire attention ; puis une sensation conservée, c’est-à-dire un souvenir ; puis une double ou triple sensation, c’est-à-dire un jugement et un raisonnement ; puis enfin une série continue de sensations, c’est-à-dire une démonstration entière. Voilà pour les facultés de l’entendement. Les facultés de la volonté s’engendrent également de la sensation et de la même manière. Toujours sous l’impression de l’objet extérieur, la Statue devient sensation, besoin, désir, passion, volonté, action. Condillac résume en une phrase toute la doctrine du Traité des Sensations : « Si nous considérons que se ressouvenir, comparer, juger, discerner, imaginer, être étonné, avoir des idées abstraites, en avoir de nombre et de durée, connaître des vérités générales et particulières, ne sont que différentes manières d’être attentif ; qu’avoir des passions, aimer, haïr, espérer, craindre et vouloir, ne sont que différentes manières de désirer ; et qu’enfin être attentif et désirer ne sont, dans l’origine, que sentir, nous conclurons que la sensation enveloppe toutes les facultés de l’âme[3]. »

Que cette histoire ne soit qu’un roman ; que la nature ici résiste à chacune des métamorphoses que veut lui faire subir la philosophie de la sensation : c’est ce qui ne fait doute aujourd’hui pour aucune école. On a peine à s’expliquer l’illusion dans laquelle ont vécu Condillac et ses nombreux disciples ; on se l’explique d’autant moins que l’auteur du Traité des Sensations croyait à la spiritualité de l’âme et à la liberté. On la comprend fort bien chez des philosophes comme d’Argens, Lamettrie, d’Holbach, Cabanis, qui, faisant résulter de l’organisme tous les phénomènes de la vie morale, n’admettaient ni l’existence de l’âme ni la liberté de l’homme. Car, du moment que l’homme n’est plus qu’un être organique supérieur aux autres animaux, où serait le sujet des facultés innées et distinctes de la sensibilité ? Le matérialisme supprime l’innéité des facultés intellectuelles et morales, par cela seul qu’il en supprime la substance. Là où il n’y a plus qu’un corps organisé, il ne peut y avoir tout au plus qu’un être sentant dont toutes les facultés ne sont que des modifications ou des développements de la sensibilité. Mais que Condillac et ses disciples spiritualistes aient cru pouvoir concilier la spiritualité et la liberté de l’âme avec une méthode qui réduit tout l’entendement et toute la volonté, c’est-à-dire l’essence même de l’être humain, à la sensation transformée, c’est ce qu’il est difficile d’imaginer. Que devient l’âme ainsi privée de ses facultés propres ? Une substance sans attributs, une véritable entité scholastique dont on n’a que faire dans une doctrine qui explique tout de manière à pouvoir s’en passer ? L’âme de l’homme imaginée par Condillac ressemble fort à ces dieux d’Épicure dont l’existence était parfaitement inutile au monde des atomes. Aussi le matérialisme est-il la conséquence simple et rigoureuse du Traité des Sensations, tandis que l’Essai sur l’Entendement humain n’a rien encore qui répugne absolument au spiritualisme, bien qu’il le prive de quelques-uns de ses arguments.

Chose singulière ! Condillac a bien compris et bien décrit le phénomène de la liberté. Sa Statue compose, délibère, se décide, se sent « le pouvoir de faire ce qu’elle ne fait pas, ou de ne pas faire ce qu’elle fait, se connaît libre[4], » en un mot. Et cependant, qu’est-ce que cette âme, qui ne se montre pas dans le Traité des Sensations ; qui laisse faire à la sensation tout ce merveilleux travail de transformation ? Un être sensible et sentant, rien de plus ; par conséquent, un être essentiellement passif, chez lequel la liberté est un fait inexplicable. L’âme, dans le système de Condillac, en tant que sujet sentant, est elle-même le principe de ses sensations, dont les organes ne sont que les causes occasionnelles. La pensée de Condillac, il faut lui rendre justice, est très-nette et très-ferme sur ce point. « Je dis la cause occasionnelle, parce que les sensations sont les modifications propres de l’âme, et que les organes n’en peuvent être que l’occasion. De là le philosophe doit conclure, conformément à ce que la foi enseigne, que l’âme des bêtes est d’un ordre essentiellement différent de celle de l’homme. Car, serait-il de la sagesse de Dieu qu’un esprit capable de s’élever à des connaissances de toute espèce, de découvrir ses devoirs, de mériter et de démériter, fût assujetti à un corps qui n’occasionnerait en lui que les facultés nécessaires à la conservation de l’animal[5] ? » C’est donc l’âme qui est le vrai principe de ses sensations. C’est même là son unique attribut et sa seule fonction. La sensation, une fois engendrée, fait tout le reste. L’âme n’a d’autre mérite, en cette œuvre, que d’engendrer une sensation supérieure à celle des animaux, et encore elle ne l’engendre qu’à la condition d’un organisme supérieur. Si, par exemple, elle n’avait pas le secours d’un tact plus parfait, la sensation qu’elle en éprouve n’engendrerait ni les idées ni les facultés qui correspondent à cet ordre d’objets. L’esprit capable de s’élever à des connaissances de toute espèce n’est autre chose qu’une sensibilité supérieure, principe de toutes ces belles facultés qui sont propres à l’homme. En cela consiste toute l’innéité de l’âme humaine, telle que la conçoit Condillac. Mais comment, avec une pareille âme, l’homme peut-il être libre ? Il est vrai qu’on pourrait demander aussi bien comment il peut réfléchir, juger, raisonner, abstraire, imaginer, désirer, aimer, toutes choses qui impliquent une certaine activité dont un être aussi passif est radicalement incapable. Ce n’est pas seulement la liberté qui devient impossible ; c’est la personnalité elle-même dont la conscience est la première condition. Or, de la sensation à la conscience, il y a l’abîme qui sépare l’être passif de l’être actif. Vis suî conscia, suî compos, tel est le minimum de l’être humain que l’école de la sensation pure n’expliquera jamais.

L’empirisme de Locke laissait subsister à peu près toutes nos idées, même celles que l’idéalisme de Descartes et de Malebranche avait réunies sous le nom d’idées innées, sauf à leur assigner l’expérience pour unique origine. La critique de Hume va jusqu’à supprimer ces idées avec leurs caractères propres, en les confondant avec toutes les associations ou relations qui ont pour lien une simple succession et pour principe l’habitude. Il explique ainsi toutes nos liaisons d’idées qu’il réduit à trois classes, ressemblance ou contraste, contiguïté de temps et de lieu, causalité. Son analyse du concept de causalité est le point le plus saillant et le plus connu de cette critique radicale. « La raison ne peut rien affirmer sur la relation de causalité, car elle ne peut sortir d’elle-même ni s’élever au-dessus d’une proposition identique. Quant à l’expérience, elle nous apprend, il est vrai, que tel fait est accompagné de tel autre, mais elle ne nous autorise pas à dire : tel fait est l’effet, le fruit de tel autre, et en résultera toujours. Nous sommes accoutumés à voir une chose succéder à une autre dans le temps, et nous nous imaginons que celle qui suit dépend de celle qui précède. Nous attribuons à celle qui précède une force, un pouvoir dont celle qui suit serait l’exercice ou la manifestation ; nous supposons une liaison de dépendance entre l’antécédent et le conséquent. Et pourtant, la sensation ne nous révèle qu’une simultanéité, une succession, une conjonction entre deux faits ; elle n’atteste pas de connexion nécessaire. » Ceci n’est pas contestable pour la succession ou association de phénomènes physiques dont la relation intime ne peut être dégagée que par l’induction. Mais, dans l’ordre des faits de la vie intérieure, n’y a-t-il pas des relations de cause à effet dont nous sommes avertis par le sentiment intime ? La subtile critique de Hume poursuit sa thèse jusque dans le monde de la conscience. « On objecte que la réflexion nous conduit à croire que nous avons en nous une force par laquelle nous faisons obéir les organes du corps aux volontés de l’esprit. Mais, comme nous ignorons par quels moyens l’esprit agit sur le corps, avons-nous le droit de conclure que l’esprit est une force réelle ? Réduits à l’expérience, nous ne savons que ceci : il y a coexistence ou suite entre les phénomènes. Inférer de là l’existence d’une liaison nécessaire, d’un pouvoir et d’une force, d’une cause enfin, c’est mal raisonner, c’est trop présumer. L’idée d’une liaison de ce genre est le fruit de l’habitude. Rien ne justifie à priori l’idée de cause, et à posteriori elle n’est qu’une habitude[6]. »

Dans l’analyse du concept de substance, Hume procède par la même méthode et arrive à la même conclusion. Que nous apprend l’expérience en ce qui concerne les objets de nos perceptions sensibles ? Que certains phénomènes, certains états se succèdent dans le sujet qu’un langage tout scholastique nomme une substance, rien de plus. Si nous relions ces phénomènes et ces états les uns aux autres de manière à en former une certaine unité, c’est affaire de pure habitude. En ce qui concerne le sujet de nos idées et de nos opérations, l’illusion n’est pas moindre ; car l’expérience intime ici encore ne nous révèle qu’une succession de phénomènes et d’états. L’esprit a conscience de ses actes, et de rien de plus. C’est encore par habitude que l’esprit confond les phénomènes et les états dont il a conscience dans la prétendue unité d’un sujet. La raison qu’on invoque au secours de l’expérience est une faculté purement logique qui tire les conséquences des faits ou des principes fournis par l’expérience. Reste l’induction dont la critique de Hume réduit les résultats à leur juste valeur, sans aller jusqu’à les contester. L’induction ne découvre ni les causes ni même les conditions des faits, mais simplement leurs lois, c’est-à-dire la constance de leur succession ou de leur concomitance. La physique n’affirme et ne peut affirmer rien autre chose. Tout mot qui exprimerait une relation quelconque de cause, de force, de condition, de fin, de substance, est un terme qui dépasse les données de l’expérience, et qu’il faut par conséquent renvoyer à la langue de la métaphysique.

De là le scepticisme de Hume, scepticisme qui lui est propre, et que n’aurait avoué ni l’empirisme de Locke, ni même le sensualisme de Condillac. Ceux-ci conservaient à peu près toutes nos idées, en les dénaturant, il est vrai, plus ou moins par l’origine qu’ils leur attribuaient. Par là, s’ils ruinaient la métaphysique, ils maintenaient intacte la science positive. De l’origine empirique de toutes nos idées, Hume conclut contre la science, aussi bien que contre la métaphysique. La science, selon lui, ne mérite confiance qu’autant que ses propositions ont un caractère assuré de nécessité et d’universalité ; or nos idées, étant l’effet d’impressions variables ou de pures habitudes, ne présentent rien d’universel ni de nécessaire : il n’y a donc nulle véritable science. « Si à nos liaisons d’idées, dit-il quelque part dans les Essais, il ne correspond rien d’extérieur, nulle réalité, il n’y a point de science. Si l’esprit n’est pas autorisé à introduire, à déduire, à rien affirmer sur la nature des choses, notre savoir n’est que croyance et probabilité ». C’est là, en effet, la seule conclusion possible d’une doctrine qui n’admet pas d’autre source de connaissances que l’expérience et l’induction. À la rigueur, pour l’induction réduite à l’expérience, une loi n’est que l’expression d’une succession constante de phénomènes dans le passé et dans le présent, avec une simple présomption pour l’avenir ; car elle ne pourrait embrasser l’avenir qu’autant que l’idée d’une relation véritable viendrait se joindre à ce fait de succession ou de concomitance. Or c’est ce que l’empirisme de Hume interdit d’une manière absolue. Si l’esprit humain, et même la science positive vont jusque-là, c’est parce qu’ils pensent autrement que Hume sur la nature des liaisons d’idées qu’expriment les mots de cause, de substance, de force, de pouvoir, de principe, de loi qui se rencontrent dans le langage de tous les hommes.

L’école écossaise est essentiellement l’école du sens commun. Elle a horreur du paradoxe ; et, comme elle a vu nombre de théories y conduire, chez les écoles les plus opposées, elle s’engage, le moins qu’elle peut dans cette voie. C’est ainsi qu’elle évite le scabreux problème de l’origine des idées, après en avoir vu sortir la doctrine des idées innées, la doctrine de la table rase, la doctrine de la sensation transformée, la doctrine du scepticisme absolu, toutes théories plus ou moins contraires à la croyance générale. Que fait le judicieux Reid sur toutes ces questions qui ont tant occupé et agité les esprits au xviiie siècle ? Pas autre chose que d’affirmer les principes en question, sur la foi du genre humain. Il lui suffit de montrer que nous croyons invinciblement aux lois, aux forces, aux causes, aux substances, aux principes, aux axiomes dont les sciences positives elles-mêmes font usage. Non seulement il se dispense d’en rechercher l’origine ; c’est à peine s’il insiste sur les caractères de ces idées. La philosophie de Reid et de son école n’est guère moins sobre d’analyses que d’explications. C’est là ce qui fait tout à la fois sa force et sa faiblesse, sa force devant le sens commun, sa faiblesse devant la science. Excellent juge entre toutes ces écoles de Descartes, de Locke, de Condillac, de Hume dont les doctrines faussent plus ou moins la vérité, il s’entend à merveille à corriger les erreurs et à rectifier les méthodes ; mais il n’a rien ou bien peu de chose à nous apprendre lui-même sur les questions qui ont fait l’objet de leurs recherches. Le sens commun est le criterium suprême de Reid, en ce qui concerne les problèmes posés et discutés par les philosophies. « Toute connaissance, toute science repose sur des principes évidents par eux-mêmes et tels que tout homme doué du sens commun en est juge compétent dès qu’il les a compris. De là vient que les disputes se terminent souvent par un appel au sens commun. Lorsque de part et d’autre on est d’accord sur les principes qui servent de base aux arguments, la force du raisonnement décide de la victoire ; mais quand on nie d’un côté ce qui paraît trop évident de l’autre pour avoir besoin de preuve, l’arme du raisonnement est brisée ; chacun en appelle au sens commun, et persiste dans son opinion. Pour que cet appel pût être jugé, et que le sens commun devînt en ce cas un arbitre suprême, il faudrait que ses décisions fussent rédigées et réunies dans un code dont l’autorité fût reconnue par tous les hommes raisonnables. Rien ne serait plus désirable qu’un pareil code ; il comblerait, s’il existait, un vide immense dans la logique. Et pourquoi regarderait-on une pareille législation comme impossible à rédiger ? L’est-il donc que des choses évidentes par elles-mêmes obtiennent l’assentiment universel[7] ? » Quand on pourrait faire ce que recommande le sage philosophe, l’œuvre de la science n’en serait pas plus avancée. Car il faudrait toujours entrer dans ces analyses et ces explications qui donnent lieu à tant de divergences, mais qui n’en sont pas moins la matière de la philosophie, si la philosophie a une matière. Il y a plus ; le sens commun n’est un criterium possible et infaillible que pour un très-petit nombre de vérités qui règlent ordinairement la pratique, et ne sont pas d’un grand secours pour la théorie, par conséquent pour la science. Celle-ci, dans ses analyses et dans ses explications, doit conserver sa libre initiative, si l’on veut qu’elle fasse l’œuvre qui lui est propre, en philosophie comme ailleurs. Quand cette œuvre est faite, le sens commun, s’il est compétent, la critique des esprits difficiles, l’autorité du monde savant, et par-dessus tout la consécration du temps la font passer au nombre des vérités acquises qui viennent grossir le trésor des connaissances humaines.

L’école Écossaise n’eût pas beaucoup servi la philosophie par ses perpétuels appels au sens commun, si elle n’eût cru devoir y ajouter ses judicieuses discussions et ses fines analyses sur certaines facultés de l’esprit humain, telles que la perception externe, la mémoire, l’imagination, l’association des idées, les penchants, la liberté. Quant aux problèmes de l’origine des idées, elle s’est abstenue d’y toucher. Dans cette longue et intéressante étude de nos diverses facultés à laquelle est consacré l’ouvrage de Reid, on l’entend parler souvent de vérités et de principes qui ne semblent pas d’une réduction facile à l’expérience ; mais on ne voit pas qu’il les attribue à une faculté spéciale, distincte, sinon indépendante de l’expérience. Le mot raison qui revient souvent sous sa plume ne semble pas être pris dans un sens moins général et moins vague que le sens vulgaire. Est-ce la faculté des principes, des principes nécessaires et contingents à la fois ? Est-ce seulement la faculté des premiers ? Reid ne s’est expliqué sur aucune de ces questions, dans la crainte sans doute de rouvrir le débat sur le problème compromettant de l’origine des idées.

Déjà avant Reid, le père Buffier avait maintenu les principes, au nom du sens commun, sans s’expliquer du reste beaucoup plus catégoriquement, dans son traité des premières vérités. Lui aussi avait défini le sens commun à peu près dans les mêmes termes que le philosophe écossais : « la disposition que la nature a mise dans tous les hommes pour leur faire porter, à tous, un jugement commun et uniforme sur des objets différents du sentiment intime de leur propre perception, jugement qui n’est point la conséquence d’un jugement antérieur. » Ces vérités premières sont universelles et nécessaires. Les exemples qu’il en donne montrent qu’il confond sous ce nom de vérités premières certains principes évidents de démonstration sans lesquels aucune proposition ne saurait être démontrée avec des croyances généralement admises, mais qui n’ont pourtant ni la même évidence ni la même nécessité, puisqu’elles sont sujettes à démonstration. Ainsi la croyance à l’existence du non-moi, la croyance à la distinction de l’intelligence et de la matière, la croyance à la cause intelligente de l’Univers. C’est sans doute le mot sens commun qui engendre cette confusion, en signifiant à la fois les idées simples, principe de toute démonstration, et les croyances générales de l’esprit humain. Reid est tombé dans la même équivoque, peut-être à l’exemple du père Buffier pour la philosophie duquel il avait une estime toute particulière.

Mais avant le père Buffier et Reid, Leibniz avait opposé à l’empirisme de Locke, non l’autorité du sens commun, mais le principe même de l’innéité de l’esprit humain, principe dont la formule est si connue : nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu, nisi ipse intellectus. Leibniz était un esprit trop large, et d’ailleurs il était trop de son temps pour adhérer purement et simplement à la doctrine des idées innées, malgré son goût très-marqué pour la philosophie du xviie siècle. Sa formule fait avec une admirable précision la part de vérité de la doctrine de la table rase. Avec Locke, dont il admirait le livre, il reconnaît que nos idées ne nous viendraient pas sans l’expérience ; mais avec Descartes, Malebranche et Platon, il soutient que toutes nos idées ne sont pas de simples perceptions plus ou moins abstraites de l’expérience. Dès le début de sa grande discussion avec Locke, à propos de l’Essai sur l’entendement humain, il pose la question avec une netteté et une rigueur que ni Descartes ni Malebranche, ni Locke ni Hume, ni le père Buffier ni Reid n’ont connue. « Nos différents sont sur des objets de quelque importance. Il s’agit de savoir si l’âme en elle-même est vide entièrement, comme des tablettes où l’on n’a encore rien écrit, ou si elle contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines que les objets externes réveillent seulement dans les occasions… D’où il naît une autre question, savoir, si toutes les vérités dépendent de l’expérience, c’est-à-dire de l’induction et des exemples, ou s’il y en a qui ont un autre fondement ?[8] »

Leibniz voit tout de suite le point faible de l’empirisme et y met le doigt. « Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c’est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or, tous les exemples qui confirment une vérité générale, en quelque nombre qu’ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité ; car il ne s’ensuit pas que ce qui est arrivé, arrivera toujours de même… D’où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu’on les trouve dans les mathématiques pures, et particulièrement dans l’arithmétique et la géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépende point des exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique sans les sens on ne se serait jamais avisé d’y penser. C’est ce qu’il faut bien distinguer, et ce qu’Euclide a si bien compris, en montrant par la raison ce qui se voit assez par l’expérience et par les images sensibles. La logique encore, avec la métaphysique et la morale, dont l’une forme la théologie et l’autre la jurisprudence naturelle, sont pleines de telles vérités ; et par conséquent leur preuve ne peut venir que des principes internes qu’on appelles innés[9]. »

Principe est le mot juste, parce qu’il dit moins qu’idées et plus que facultés. Locke aussi avait reconnu des facultés innées, ce qui ne suffit pas pour lui faire une place à part, à égale distance des partisans des idées innées et des partisans de la table rase. Leibniz ne se borne pas à dire le mot ; il explique la chose. « Il est vrai qu’il ne faut pas s’imaginer qu’on puisse lire ces éternelles lois de la raison, à livre ouvert, comme l’édit du préteur se lit sur son album, sans peine et sans recherche ; mais c’est assez qu’on les puisse découvrir en nous, à force d’attention, de quoi les occasions sont fournies par les sens. » Et plus loin : « Peut-on nier qu’il y ait beaucoup d’inné en nous, puisque nous sommes pour ainsi dire innés à nous-mêmes ? Peut-on nier qu’il y ait en nous être, unité, substance, durée, changement, action, et mille autres objets de nos idées intellectuelles ? Ces mêmes objets étant immédiats et toujours présents à notre entendement, pourquoi s’étonner que nous disions que ces idées nous sont innées, avec tout ce qui en dépend ? Je me suis servi aussi de la comparaison d’une pierre de marbre qui a des veines, plutôt que d’une pierre de marbre tout unie, ou des tablettes vides ; car, si l’âme ressemblait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la figure d’Hercule est dans un bloc de marbre, quand il est tout à fait indifférent à recevoir ou cette figure, ou quelqu’autre. Mais s’il y avait, dans la pierre, des veines qui marquassent la figure d’Hercule préférablement à d’autres figures, cette pierre y serait plus déterminée, et Hercule y serait comme inné, en quelque façon, quoiqu’il fallût du travail pour découvrir ces veines, et pour les nettoyer, en retranchant ce qui les empêche de paraître. C’est ainsi que les idées et les vérités nous sont innées comme des inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accompagnées de quelques actions, souvent insensibles, qui y répondent. »

Ici Leibniz mêle, ainsi que le font le père Buffier et Reid, le principe des vérités contingentes avec les principes des vérités nécessaires, sous le nom d’idées ou de principes innés. Sa pensée est plus nette dans le passage suivant où il compare l’entendement humain à celui des bêtes. « C’est en quoi les connaissances des hommes et celles des bêtes sont différentes ; les bêtes sont purement empiriques, et ne font que se régler sur les exemples ; car, autant qu’on peut en juger, elles n’arrivent jamais à former des propositions nécessaires, au lieu que les hommes sont capables de sciences démonstratives ; en quoi la faculté qu’ont les bêtes de faire des consécutions est quelque chose d’inférieur à la raison qui est dans les hommes… Les consécutions des bêtes ne sont qu’une ombre de raisonnement, c’est-à-dire ne sont qu’une connexion d’imaginations et un passage d’une image à l’autre ; ce qui fait que dans une rencontre nouvelle, qui paraît semblable à la précédente, elles s’attendent de nouveau à ce qu’elles y ont trouvé joint autrefois, comme si les choses étaient liées en effet, parce que leurs images le sont dans la mémoire. Il est bien vrai que la raison conseille qu’on s’attende, pour l’ordinaire, à voir arriver à l’avenir ce qui est conforme à une longue expérience du passé ; mais ce n’est pas pour cela une vérité nécessaire et infaillible, et le succès peut cesser quand il s’y attend le moins, lorsque les raisons qui l’ont maintenu changent. Voilà pourquoi les plus sages ne s’y fient pas tant qu’ils ne tâchent de pénétrer, s’il est possible, quelque chose de la raison de ce fait, pour juger quand il faudra faire des exceptions. Car la raison est seule capable d’établir des règles sûres, et de suppléer à ce qui manque à celles qui ne l’étaient point, et enfin de trouver des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires ; ce qui donne seulement le moyen de prévoir l’événement, sans avoir besoin d’expérimenter les liaisons sensibles des images ; à quoi les bêtes sont réduites. De sorte que ce qui justifie les principes internes des vérités nécessaires, distingue encore l’homme de la bête[10]. »

Voilà comment Leibniz entend les idées innées. Sur les idées de l’infini et de l’absolu, les principales pour leur valeur métaphysique, et les moins réductibles à l’expérience, il s’explique catégoriquement. Locke avait dit : « la puissance qu’a l’esprit d’étendre sans fin son idée de l’espace par de nouvelles additions, étant toujours la même, c’est de là qu’il tire l’idée d’un espace infini[11]. » Leibniz, tout en acceptant cette explication, croit devoir la compléter. La considération de l’infini vient de celle de la similitude et son origine est la même avec celle des vérités universelles et nécessaires. Cela fait voir comment ce qui donne de l’accomplissement à la conception de cette idée se trouve en nous-mêmes, et ne saurait venir des expériences des sens ; tout comme les vérités nécessaires ne sauraient être prouvées par l’induction ni par les sens. L’idée de l’absolu est en nous intérieurement comme celle de l’être. Ces absolus ne sont autre chose que les attributs, et on peut dire qu’ils ne sont pas moins la source des idées que Dieu est lui-même le principe des êtres. L’idée de l’absolu, par rapport à l’espace, n’est autre que celle de l’immensité de Dieu, et ainsi des autres. Mais on se trompe en voulant s’imaginer un espace absolu, qui soit un tout infini composé de parties. Il n’y a rien de tel. C’est une notion qui implique contradiction, et ces tous infinis, et leurs opposés infiniment petits, ne sont de mise que dans le calcul des géomètres, tout comme les racines imaginaires de l’algèbre[12]. »

Sauf le passage assez obscur où Leibniz rentre dans la vieille métaphysique platonicienne en faisant des vérités absolues les attributs de Dieu, il marque avec une parfaite netteté en quoi il se rapproche de Locke et en quoi il s’en sépare. Tout en maintenant l’innéité de la loi de l’esprit humain dont les écoles idéalistes ont fait l’idée de l’infini, il accepte et confirme la remarque de Locke sur l’impropriété du mot idée appliqué aux trois infinis du nombre, de l’espace et de la durée ; pas plus que lui, il n’admet l’idée d’un nombre, d’un temps, d’un espace infini. Il avait compris mieux que personne qu’un tout ne peut être composé d’un nombre infini de parties, et que par conséquent tout et infini sont deux mots qui impliquent contradiction.

Nisi intellectus : la réserve de Leibniz devient entre les mains du génie même de l’analyse, la critique de la raison pure. Évidemment, c’est Leibniz qui a tracé par cette simple formule son programme au philosophe allemand que déjà la vive et incisive critique de Hume avait réveillé de son sommeil dogmatique. Le Descartes de la philosophie allemande a eu ceci de commun avec son grand prédécesseur qu’il est le père d’une méthode qui a fait le tour du monde avec la Critique de la raison pure. Comme Socrate dans l’antiquité, comme Bacon et Descartes dans les temps modernes, Kant voulut être et fut l’instituteur de l’esprit de son siècle. Sa philosophie n’est qu’une méthode dont toutes les parties de sa doctrine ne sont que des applications. C’est pour cela qu’elle eut, de même que celle des réformateurs dont on vient de parler, une incomparable fécondité et une influence universelle. Si la Critique de la raison pure est, pour la philosophie de Kant, ce que le Discours de la méthode est pour la philosophie de Descartes, les deux préfaces et l’introduction qui précèdent cet ouvrage peuvent être comparées aux deux premières parties de l’œuvre du philosophe français, pour la grandeur et la fermeté du dessein qu’elles annoncent. C’est là qu’il explique comment les principes qui sont la base de la logique, de la haute physique et des mathématiques, ayant leur racine dans la nature de l’esprit humain, il faut également, sous peine de n’arriver à rien de fixe ni de certain, y chercher les principes de toute spéculation métaphysique. Au lieu de s’occuper d’abord des objets de la connaissance, en pareille matière, il faut étudier préalablement l’esprit qui les connaît. Kant le dit avec la parfaite conscience de la réforme qu’il entreprend ; il veut faire pour la métaphysique ce que Copernic a fait pour l’astronomie ; il veut faire de l’esprit humain le centre de la science, comme l’illustre astronome a fait du soleil le centre du monde[13]. La conclusion de sa radicale critique, c’est, on le sait, qu’en dehors de l’expérience, il ne peut y avoir aucun moyen de connaître quoi que ce soit.

C’est par ce grand effort d’analyse et de critique que la philosophie du xviiie siècle complète et couronne son œuvre toute d’analyse. Une philosophie qui débute par l’essai sur l’entendement humain, et finit par la Critique de la raison pure n’a pas de supérieure, dans l’histoire de la pensée moderne, même pour qui songe à Descartes, à Malebranche, à Spinosa et à Leibniz. Paupertina philosophia est un mot dur, même exclusivement appliqué à une école qui a produit Condillac, Charles Bonnet, Cabanis, Destutt Tracy et Dumarsay ; mais jamais Leibniz n’eût pensé à qualifier ainsi l’ensemble de la philosophie du xviiie siècle. Le siècle de l’analyse, au lieu d’appliquer ses facultés à la philosophie spéculative, et d’en faire jaillir ces imposantes créations, ces puissantes constructions a priori qui recommandent à l’admiration les noms de Descartes, de Malebranche, de Spinosa, de Leibniz, les fixa sur des objets d’observation et d’analyse, et en fit sortir les études les plus étendues, les plus fortes, les plus solides, les plus lumineuses sur l’esprit humain qui aient paru jusque là. Sans doute le siècle n’a pas dit, avec Kant, le dernier mot de l’analyse et de la critique ; mais il a ouvert à la philosophie une voie qu’elle ne quittera plus, ou du moins qu’elle ne pourra plus abandonner sans retomber dans le doute et la contradiction. On pourra compléter l’analyse de Locke ; on pourra simplifier l’analyse de Kant et ramener sa critique trop idéaliste dans les limites nécessaires de la science positive : on ne reprendra plus la méthode spéculative, du moins telle que la philosophie du siècle précédent l’avait entendue et pratiquée.

É. Vacherot,
De l’Institut.
  1. Traité des sensations, Introduct., p. 4.
  2. Ibid., ibid.
  3. 1re partie, ch. vii.
  4. Dissertation sur la liberté, paragr. 12.
  5. Introduction, p. 9.
  6. Traité de la nature humaine, l. I, p. 270 et suiv. Essais sur l’entendement humain, l. IV, V et VII.
  7. Thomas Reid. Essais sur les facultés de l’esprit humain. Essai VI, ch. ii.
  8. Avant-propos de Leibniz à l’occasion du livre de Locke, p. 2 et suiv.
  9. Ibid., ibid.
  10. Ibid., ibid.
  11. Liv. II, ch. xvii, paragr. 3.
  12. Ibid., ibid.
  13. Introduction à la Critique de la raison pure.