Desbarats et Derbishire (p. 261-280).

CHAPITRE QUINZIÈME.

Séparateur


le naufrage de « l’auguste. »


Les prédictions de la sorcière du domaine étaient accomplies. L’opulente famille d’Haberville avait été trop heureuse, après la capitulation de Québec, d’accepter l’hospitalité que monsieur d’Egmont lui avait offerte dans sa chaumière, que sa réclusion avait sauvée de l’incendie. Le bon gentilhomme et mon oncle Raoul, aidés du fidèle Francœur, s’étaient mis de suite à l’œuvre : on avait converti en mansardes l’étroit grenier, pour abandonner le rez-de-chaussée aux femmes. Les hommes, afin de relever le courage de ces malheureuses dames, affectaient une gaieté qui était bien loin de leur cœur ; et leurs chants se faisaient souvent entendre, mêlés aux coups secs de la hache, aux grincements de la scie et aux sifflements aigres de la varlope. On réussit à force de travail et de persévérance, non seulement à se mettre à l’abri des rigueurs de la saison, mais aussi à se loger passablement ; et n’eût été l’inquiétude que l’on éprouvait pour le capitaine d’Haberville et son fils, exposés aux sorts des combats, on aurait passé l’hiver assez agréablement dans cette solitude.

Le plus difficile était de se nourrir, car la disette des vivres était affreuse dans les campagnes ; la plupart des habitants mangeaient bouilli le peu de blé qu’ils avaient récolté, faute de moulin pour le moudre (a). Restait la ressource de la chasse et de la pêche, mais monsieur d’Egmont et son domestique étaient bien vieux pour se livrer à ces exercices pendant un hiver rigoureux. Mon oncle Raoul, quoique boiteux, se chargea du département des vivres. Il tendait, dans les bois, des collets pour prendre des lièvres et des perdrix, et sa charmante nièce le secondait. Elle s’était fait un costume propre à ces exercices : elle était ravissante ainsi, avec ses habits moitié sauvages et moitié français, son jupon de drap bleu qui lui descendait jusqu’à mi-jambe, ses mitasses écarlates, ses souliers de caribou ornés de rassades et de poils de porc-épic aux couleurs éclatantes et pittoresques. Elle était ravissante, lorsque, montée sur ses petites raquettes, le teint animé par l’exercice, elle arrivait à la maison avec lièvres et perdrix. Comme les habitants, dans cette grande disette, fréquentaient beaucoup le lac des Trois-Saumons, ils avaient battu sur la neige un chemin durci, qui servait au chevalier pour s’y transporter dans une traîne sauvage à l’aide d’un gros chien ; et il revenait toujours avec ample provision d’excellentes truites et de perdrix qui fréquentaient alors les montagnes du lac, et qu’il tuait au fusil. Ce gibier et ce poisson furent leur seule ressource pendant ce long hiver. La manne de tourtes qui parut le printemps sauva la colonie : elles étaient en si grand nombre qu’on les tuait à coups de bâton (b).

Lorsque le capitaine d’Haberville retourna dans sa seigneurie, il était complètement ruiné, n’ayant sauvé du naufrage que son argenterie. Il ne songea même pas à réclamer de ses censitaires appauvris, les arrérages de rentes considérables qu’ils lui devaient, mais s’empressa plutôt de leur venir en aide en faisant reconstruire son moulin sur la rivière des Trois-Saumons, qu’il habita même plusieurs années avec sa famille, jusqu’à ce qu’il fût en moyen de construire un nouveau manoir.

C’était un bien pauvre logement que trois chambres exiguës, réservées dans un moulin, pour la famille jadis si opulente des d’Haberville ! Cependant tous supportaient avec courage les privations auxquelles ils étaient exposés ; le capitaine d’Haberville seul, tout en travaillant avec énergie, ne pouvait se résigner à la perte de sa fortune ; les chagrins le minaient ; et pendant l’espace de six ans, jamais sourire n’effleura ses lèvres. Ce ne fut que lorsque son manoir fut reconstruit, et qu’une certaine aisance reparut dans le ménage, qu’il reprit sa gaieté naturelle (c).

On était au 22 février 1762 ; il pouvait être neuf heures du soir, lorsqu’un étranger, assez mal vêtu, entra dans le moulin, et demanda l’hospitalité pour la nuit. Le capitaine d’Haberville était assis, comme de coutume lorsqu’il n’avait rien à faire, dans un coin de la chambre, la tête basse, et absorbé dans de tristes pensées. Il faut une grande force d’âme à celui qui de l’opulence est tombé dans une misère comparative, pour surmonter tout ce qu’un tel état a de poignant et d’humiliant, surtout s’il est père de famille. Il lui faut un grand courage, lorsque cette ruine n’est pas l’œuvre de son imprévoyance, de ses goûts dispendieux, de sa prodigalité, de sa mauvaise conduite, mais la conséquence inévitable d’événements qu’il n’a pu contrôler. Dans l’hypothèse contraire, les remords sont déchirants ; mais l’homme sensé dit : j’ai mérité mon sort, et je dois me soumettre avec résignation aux désastres, conséquences de mes folies.

Monsieur d’Haberville n’avait pas même la consolation des remords ; il dévorait son chagrin ; il répétait sans cesse en lui-même :

– Il me semble pourtant, ô mon Dieu ! que je n’ai pas mérité une si grande infortune : de la force, du courage, ô mon Dieu ! puisque vous avez appesanti votre main sur moi.

La voix de l’étranger fit tressaillir le capitaine d’Haberville, sans qu’il pût s’en rendre raison ; il fut quelque temps sans répondre, mais il lui dit enfin :

— Vous êtes le bienvenu, mon ami, vous aurez à souper et à déjeuner ici, et mon meunier vous donnera un lit dans ses appartements.

— Merci, dit l’étranger, mais je suis fatigué, donnez-moi un coup d’eau-de-vie.

Monsieur d’Haberville n’était guère disposé à donner à un inconnu, à une espèce de vagabond, un seul coup de la provision de vin et d’eau-de-vie qu’une bien petite canevette contenait, et qu’il réservait pour la maladie, ou pour les cas de nécessité absolue, aussi, répondit-il par un refus, en disant qu’il n’en avait pas.

— Si tu me connaissais, d’Haberville, reprit l’étranger, tu ne me refuserais certes pas un coup d’eau-de-vie, quand ce serait le seul que tu aurais chez toi (d).

Le premier mouvement du capitaine, en s’entendant tutoyer par une espèce de vagabond, fut celui de la colère, mais il y avait quelque chose dans la voix creuse de l’inconnu, qui le fit tressaillir de nouveau, et il se contint. Blanche parut au même instant avec une lumière, et toute la famille fut frappée de stupeur à la vue de cet homme, vrai spectre vivant, qui, les bras croisés, les regardait tous avec tristesse. En le contemplant dans son immobilité, on aurait pu croire qu’un vampire avait sucé tout le sang de ses veines, tant sa pâleur était cadavéreuse. La charpente osseuse de l’étranger semblait menacer de percer sa peau, d’une teinte jaune comme les momies des anciens temps ; ses yeux ternes et renfoncés dans leur orbite paraissaient sans speculation, comme ceux du spectre de Banquo au souper de Macbeth, le prince assassin. Tous furent surpris qu’il restât dans ce corps assez de vitalité pour la locomotion.

Après un moment, un seul moment d’hésitation, le capitaine d’Haberville se précipita dans les bras de l’étranger en lui disant :

— Toi, ici, mon cher de Saint-Luc ; la vue de mon plus cruel ennemi ne pourrait me causer autant d’horreur ! parle ; et dis-nous que tous nos parents et amis, passagers dans l’Auguste, sont ensevelis dans les flots ! et que toi seul, échappé au naufrage, tu nous en apportes la triste nouvelle.

Le silence que gardait monsieur Saint-Luc de Lacorne, la douleur empreinte sur ses traits, confirmaient assez les prévisions de son ami (e).

— Maudit soit le tyran, s’écria le capitaine d’Haberville, qui, dans sa haine pour les Français, a exposé de joie de cœur, pendant la saison des ouragans, la vie de tant de personnes estimables, dans un vieux navire incapable de tenir la mer.

— Au lieu de maudire tes ennemis, dit monsieur de Saint-Luc d’une voix rauque, remercie Dieu de ce que toi et ta famille vous ayez obtenu un répit du gouverneur anglais pour ne passer en France que dans deux ans (f). Maintenant, un verre d’eau-de-vie et un peu de soupe : j’ai tant souffert de la faim que mon estomac refuse toute nourriture solide. Laissez-moi aussi prendre un peu de repos, avant de faire le récit d’un sinistre, qui vous fera verser bien des larmes.

À l’expiration d’une demi-heure à peu près, car il fallait peu de temps à cet homme aux muscles d’acier pour recruter ses forces, Monsieur de Saint-Luc commença le récit.

— Malgré l’impatience du gouverneur britannique d’éloigner de la Nouvelle-France ceux qui l’avaient si vaillamment défendue, les autorités n’avaient mis à notre disposition, que deux vaisseaux qui se trouvèrent insuffisants pour transporter un si grand nombre de Français et de Canadiens, qu’on forçait de s’embarquer pour l’Europe. J’en fis la remarque au général Murray ; et lui proposai d’en acheter un à mon propre compte. Il s’y refusa, mais deux jours après, il mit à notre disposition le navire l’Auguste, équipé à la hâte pour cet objet. Moyennant une somme de cinq cents piastres d’Espagne, j’obtins aussi du capitaine anglais l’usage exclusif de sa chambre pour moi et ma famille.

Je fis ensuite observer au général Murray le danger où nous serions exposés dans la saison des tempêtes avec un capitaine, qui ne connaissait pas le fleuve Saint-Laurent, m’offrant d’engager à mes frais et dépens un pilote de rivière. Sa réponse fut que nous ne serions pas plus exposés que les autres. Il finit cependant par expédier un petit bâtiment, avec ordre de nous escorter jusqu’au dernier mouillage.

Nous étions tous tristes et abattus ; et ce fut en proie à de bien lugubres pressentiments que nous levâmes l’ancre, le 15 octobre dernier. Grand nombre d’entre nous, pressés de vendre à la hâte leurs biens meubles et immeubles, l’avaient fait à d’immenses sacrifices, et ne prévoyaient qu’un avenir bien sombre sur la terre même de la mère-patrie. C’était donc le cœur bien gros que, voguant d’abord à l’aide d’un vent favorable, nous vîmes disparaître à nos yeux des sites qui nous étaient familiers, et qui nous rappelaient de bien chers souvenirs.

Je ne parlerai que succinctement des dangers que nous courûmes au commencement de notre voyage, pour arriver au grand sinistre auquel j’ai échappé avec six seulement de nos hommes. Nous fûmes, le 16, à deux doigts du naufrage, près de l’Île-aux-Coudres, où un vent impétueux nous poussait, après la perte de notre grande ancre.

Le 4 novembre, nous fûmes assaillis par une tempête affreuse qui dura dix jours et nous causa de grandes avaries. Le 7, un incendie, que nous eûmes beaucoup de peine à éteindre, se déclara pour la troisième fois dans la cuisine, et nous pensâmes brûler en pleine mer. Il serait difficile de peindre les scènes de désespoir qui eurent lieu pendant nos efforts pour maîtriser l’incendie.

Nous pensâmes périr le long des côtes de l’Île Royale, le 11, sur un énorme rocher, près duquel nous passâmes à portée de fusil, et que nous ne découvrîmes qu’à l’instant, pour ainsi dire, que le navire allait s’y briser.

Nous voguâmes, depuis le 13 jusqu’au 15, à la merci d’une furieuse tempête, sans savoir où nous étions. Nous fûmes obligés de remplacer, autant que faire se pouvait, les hommes de l’équipage qui, épuisés de fatigue, s’étaient réfugiés dans les hamacs et refusaient d’en sortir : menaces, promesses, coups de bâton même avaient été inutiles. Notre mât de misaine étant cassé, nos voiles en lambeaux ne pouvant être ni carguées ni amenées, le second proposa comme dernière ressource, dans cette extrémité, de faire côte : c’était un acte de désespoir ; le moment fatal arrivait ! Le capitaine et le second me regardaient avec tristesse en joignant les mains. Je ne compris que trop ce langage muet d’hommes accoutumés par état à braver la mort. Nous fîmes côte à tribord, où l’on apercevait l’entrée d’une rivière qui pouvait être navigable. Je fis part, sans en rien cacher, aux passagers des deux sexes, de cette manœuvre de vie et de mort. Que de prière alors à l’Être Suprême ! que de vœux ! Mais hélas ! vaines prières ! vœux inutiles !

Qui pourrait peindre l’impétuosité des vagues ! La tempête avait éclaté dans toute sa fureur : nos mâts semblaient atteindre les nues pour redescendre aussitôt dans l’abîme. Une secousse terrible nous annonça que le navire avait touché le fond. Nous coupâmes, alors, mâts et cordages pour l’alléger ; il arriva, mais la puissance des vagues le tourna sur le côté. Nous étions échoués à environ cent cinquante pieds du rivage, dans une petite anse sablonneuse qui barrait la petite rivière, où nous espérions trouver un refuge. Comme le navire faisait déjà eau de toutes parts, les passagers se précipitèrent sur le pont ; les uns même, se croyant sauvés, se jetèrent à la mer et périrent.

Ce fut à ce moment que madame de Mézière parut sur le tillac, tenant son jeune enfant dans ses bras ; ses cheveux et ses vêtements étaient en désordre : c’était l’image du désespoir personnifié. Elle s’agenouilla ; puis m’apercevant, elle s’écria : « Mon cher de Saint-Luc, il faut donc mourir ! »

Je courais à son secours, quand une vague énorme, qui déferla sur le pont, la précipita dans les flots (g).

— Pauvre amie ! compagne de mon enfance, s’écria madame d’Haberville au milieu de ses sanglots ; pauvre sœur que la même nourrice a allaitée ! On a voulu me faire croire que j’étais en proie à une surexcitation nerveuse, produite par l’inquiétude qui me dévorait, lorsque je t’ai vue toute éplorée pendant mon sommeil, le 17 novembre, sur le tillac de l’Auguste, avec ton enfant dans les bras, et lorsque je t’ai vue disparaître sous les flots ! Je ne me suis point trompé ; pauvre sœur ! elle voulait me faire ses adieux avant de monter au ciel avec l’ange qu’elle tenait dans ses bras !

Après un certain temps donné aux émotions douloureuses que ce récit avait causées, monsieur de Lacorne continua sa narration :

— Équipage et passagers s’étaient accrochés aux haubans et galabans pour résister aux vagues qui, déferlant sur le navire, faisaient à chaque instant leur proie de quelques nouvelles victimes : qu’attendre, en effet, d’hommes exténués et de faibles femmes ! Il nous restait, pour toute ressource, deux chaloupes, dont la plus grande fut enlevée par une vague, et mise en pièces. L’autre fut aussi jetée à la mer, et un domestique, nommé Étienne, s’y précipita, ainsi que le capitaine et quelques autres. Je ne m’en aperçus que lorsqu’un de mes enfants, que je tenais dans mes bras et l’autre attaché à ma ceinture, me crièrent : « sauvez-nous donc, la chaloupe est à l’eau. » Je saisis un cordage avec précipitation, et, au moyen d’une secousse violente, je tombai dans la chaloupe : le même coup de mer qui me sauva la vie, emporta mes deux enfants.

Le narrateur après avoir payé la dette qu’il devait à la nature au souvenir d’une perte si cruelle, reprit, en faisant un grand effort pour maîtriser une douleur qui avait été partagée par ses amis :

— Quoique sous le vent du navire, un coup de mer remplit la chaloupe à peu de chose près ; une seconde vague nous éloigna du vaisseau, une troisième nous jeta sur le sable. Il serait difficile de peindre l’horreur de cette scène désastreuse, les cris de ceux qui étaient encore sur le navire, le spectacle déchirant de ceux qui, s’étant précipités dans les flots, faisaient des efforts inutiles pour gagner le rivage.

Des sept hommes vivants que nous étions sur la côte de cette terre inconnue, j’étais pour ainsi dire le seul homme valide. Je venais de perdre mon frère et mes enfants, et il me fallait refouler ma douleur au fond de mon âme pour m’occuper du salut de mes compagnons d’infortune. Je réussis à rappeler à la vie le capitaine qui avait perdu connaissance. Les autres étaient transis de froid, car une pluie glaciale tombait à torrents. Ne voulant pas perdre de vue le navire (h), je leur remis ma corne à poudre, mon tondre, mon batte feu et une pierre à fusil ; leur enjoignant d’allumer du feu à l’entrée d’un bois à un arpent du rivage ; mais ils ne purent y réussir : à peine même eurent-ils la force de venir m’en informer, tant ils étaient saisis de froid et accablés de fatigue. Je parvins à faire du feu après beaucoup de tentatives ; il était temps : ces malheureux ne pouvaient ni parler, ni agir : je leur sauvai la vie.

Je retournai tout de suite au rivage pour ne point perdre de vue le navire, livré à toute la fureur de la tempête. J’espérais secourir quelques malheureux que la mer vomissait sur la côte, car chaque vague qui déferlait sur l’épave, emportait quelque nouvelle victime. Je restai donc sur la plage depuis trois heures de relevée que nous échouâmes, jusqu’à six heures du soir que le vaisseau se brisa sur la côte. Ce fut un spectacle bien navrant que les cent quatorze cadavres étendus sur le sable, dont beaucoup avaient bras et jambes cassés, ou portaient d’autres marques de la rage des éléments !

Nous passâmes une nuit sans sommeil, et presque silencieux : tant était grande notre consternation. Le 16 au matin, nous retournâmes sur la rive où gisaient les corps de nos malheureux compagnons de naufrage. Plusieurs s’étaient dépouillés de leurs vêtements pour se sauver à la nage ; tous portaient plus ou moins des marques de la fureur des vagues. Nous passâmes la journée à leur rendre les devoirs funèbres, autant que notre triste situation et nos forces le permettaient.

Il fallut laisser le lendemain cette plage funeste et inhospitalière, et nous diriger vers l’intérieur de ces terres inconnues. L’hiver s’était déclaré dans toute sa rigueur : nous cheminions dans la neige jusqu’aux genoux. Nous étions obligés de faire souvent de longs détours pour traverser l’eau glacée des rivières, qui interceptaient notre route. Mes compagnons étaient si épuisés par la faim et la fatigue, qu’il me fallait souvent faire ces trajets à plusieurs reprises pour rapporter leurs paquets, qu’ils n’avaient pas eu la force de porter. Ils avaient entièrement perdu courage ; et j’étais souvent obligé de leur faire des chaussures pour couvrir leurs pieds ensanglantés.

Nous nous traînâmes ainsi, ou plutôt je les traînai pour ainsi dire à la remorque (car le courage, ni même les forces ne me faillirent jamais), jusqu’au 4 de décembre que nous rencontrâmes deux sauvages : peindre la joie, l’extase de mes compagnons, qui attendaient à chaque instant la mort pour mettre fin à leurs souffrances atroces, serait au-dessus de toute description. Ces aborigènes ne me reconnurent pas d’abord en me voyant avec ma longue barbe, et changé comme j’étais après tant de souffrances. J’avais rendu précédemment de grands services à leur nation ; et vous savez que ces enfants de la nature ne manquent jamais à la reconnaissance. Ils m’accueillirent avec les démonstrations de la joie la plus vive : nous étions tous sauvés. J’appris alors que nous étions sur l’île du Cap-Breton, à trente lieues de Louisbourg.

Je pris aussitôt le parti de laisser mes compagnons aux premiers établissements acadiens, sûr qu’ils y seraient à portée de tout secours ; et de m’en retourner à Québec donner au général Murray les premières nouvelles de notre naufrage. Inutile, mes chers amis, de vous raconter les particularités de mon voyage depuis lors, ma traversée de l’île à la terre ferme dans un canot d’écorce au milieu des glaces où je faillis périr, mes marches et contre-marches à travers les bois : qu’il suffise d’ajouter qu’à mon estime, j’ai fait cinq cent cinquante lieues sur des raquettes. J’étais obligé de changer souvent de guides ; car, après huit jours de marche, Acadiens ou sauvages étaient à bout de force.

Après ce touchant récit, la famille d’Haberville passa une partie de la nuit à déplorer la perte de tant de parents et d’amis expulsés, par un ordre barbare, de leur nouvelle patrie ; de tant de Français et de Canadiens qui espéraient se consoler de cette perte sur la terre de leurs aïeux. C’était, en effet, un sort bien cruel que celui de tous ces infortunés, dont la mer en furie avait rejeté les cadavres sur les plages de cette Nouvelle-France, qu’ils avaient colonisée et défendue avec un courage héroïque (i).

M. de Saint-Luc ne prit que quelques heures de repos ; voulant être le premier à communiquer au général anglais la catastrophe de l’Auguste, et se présenter à lui comme protêt vivant contre la sentence de mort qu’il semblait avoir prononcée de sang-froid contre tant d’innocentes victimes, contre tant de braves soldats, dont il avait pu apprécier la valeur sur les champs de batailles, et qu’il aurait dû estimer, si son âme eût été susceptible de sentiments élevés. Il pouvait se faire que sa défaite de l’année précédente tenait trop de place dans cette âme pour y loger d’autres sentiments que ceux de la haine et de la vengeance.

— Sais-tu, d’Haberville, dit M. de Saint-Luc en déjeunant, quel est le puissant protecteur qui a obtenu du général Murray un répit de deux ans pour te faciliter la vente de tes propriétés ? sais-tu à qui, toi et ta famille, vous devez aujourd’hui la vie que vous auriez perdue en toute probabilité dans notre naufrage ?

— Non, dit M. d’Haberville ; j’ignore quel a été le protecteur assez puissant pour m’obtenir cette faveur ; mais, foi de gentilhomme, je lui en conserverai une reconnaissance éternelle.

— Eh bien ! mon ami, c’est au jeune Écossais Archibald de Locheill que tu dois cette reconnaissance éternelle.

— J’ai défendu, s’écria le capitaine, de prononcer en ma présence le nom de cette vipère que j’ai réchauffée dans mon sein !

Et les grands yeux noirs de M. d’Haberville lancèrent des flammes (j).

— J’ose me flatter, dit M. de Saint-Luc, que cette défense ne s’étend pas jusqu’à moi ; je suis ton ami d’enfance, ton frère d’armes, je connais toute l’étendue des devoirs auxquels l’honneur nous oblige ; et tu ne me répondras pas comme tu l’as fait à ta sœur la supérieure de l’Hôpital-Général, quand elle a voulu plaider la cause d’un jeune homme innocent : « assez, ma sœur ; vous êtes une sainte fille, obligée par état de pardonner à vos plus cruels ennemis, à ceux même qui se sont souillés de la plus noire ingratitude envers vous ; mais moi, ma sœur, vous savez que je n’oublie jamais une injure : c’est plus fort que moi ; c’est dans ma nature. Si c’est un péché, Dieu m’a refusé les grâces nécessaires pour m’en corriger. Assez, ma sœur, et ne prononcez jamais son nom en ma présence, ou je cesserai tout rapport avec vous. » Non, mon cher ami, continua monsieur de Saint-Luc, tu ne me feras pas cette réponse, et tu vas me prêter attention.

Monsieur d’Haberville, connaissant trop les devoirs de l’hospitalité pour imposer silence à son ami, sous son toit, prit le parti de se taire, fronça ses épais sourcils, abaissa ses paupières à s’en voiler les yeux, et se résigna à écouter monsieur de Saint-Luc avec l’air aimable d’un criminel à qui son juge s’efforce de prouver, dans un discours très-éloquent, qu’il a mérité la sentence qu’il va prononcer contre lui.

Monsieur de Saint-Luc fit un récit succinct de la conduite de Locheill aux prises avec le major de Montgomery, son ennemi implacable. Il parla avec force du devoir du soldat, qui doit obéir quand même aux ordres souvent injustes de son supérieur ; il fit une peinture touchante du désespoir du jeune homme, et ajouta :

Aussitôt que de Locheill fut informé que tu avais reçu ordre de t’embarquer avec nous pour l’Europe, il demanda au général anglais une audience, qui lui fut tout de suite accordée.

Capitaine de Locheill, lui dit alors Murray en lui présentant le brevet de ce nouveau grade, j’allais vous envoyer chercher. Témoin de vos exploits sur notre glorieux champ de bataille de 1759, je m’étais empressé de solliciter pour vous le commandement d’une compagnie ; et je dois ajouter que votre conduite subséquente m’a aussi prouvé que vous étiez digne des faveurs du gouvernement britannique, et de tout ce que je puis faire individuellement pour vous les faire obtenir.

— Je suis heureux, monsieur le général, répondit de Locheill, que votre recommandation m’ait fait obtenir un avancement au-dessus de mes faibles services, et je vous prie d’agréer mes remerciements pour cette faveur qui m’enhardit à vous demander une grâce de plus, puisque vous m’assurez de votre bienveillance. Oh ! oui, général, c’est une grâce bien précieuse pour moi que j’ai à solliciter.

— Parlez, capitaine, dit Murray, car je suis disposé à faire beaucoup pour vous.

— S’il s’agissait de moi, reprit Arché, je n’aurais rien à désirer de plus ; mais j’ai à vous prier pour autrui et non pour moi personnellement. La famille d’Haberville, ruinée, comme tant d’autres, par notre conquête, a reçu ordre de votre Excellence de partir prochainement pour la France ; et il leur a été impossible de vendre le peu de propriétés qui lui restent des débris d’une fortune jadis florissante. Accordez-leur, général, je vous en conjure, deux ans pour mettre un peu d’ordre à leurs affaires. Votre Excellence sait que je dois beaucoup de reconnaissance à cette famille, qui m’a comblé de bienfaits, pendant un séjour de dix ans dans cette colonie. C’est moi qui, en obéissant aux ordres de mon supérieur, ai complété leur ruine en incendiant leurs immeubles de Saint-Jean-Port-Joli. De grâce, général, un répit de deux ans, et vous soulagerez mon âme d’un pesant fardeau !

— Capitaine de Locheill, fit le général Murray d’un ton sévère, je suis surpris de vous entendre intercéder pour les d’Haberville, qui se sont montrés nos ennemis les plus acharnés.

— C’est leur rendre justice, général, répond Arché, que de reconnaître qu’ils ont combattu courageusement pour la défense de leur pays, comme nous l’avons fait pour le conquérir ; et c’est avec confiance que je m’adresse au cœur d’un brave et vaillant soldat, en faveur d’ennemis braves et vaillants.

De Locheill avait touché une mauvaise corde, car Murray avait toujours sur le cœur sa défaite de l’année précédente : il était d’ailleurs peu susceptible de sentiments chevaleresques. Aussi répondit-il avec aigreur :

— Impossible, monsieur ; je ne puis révoquer l’ordre que j’ai donné : les d’Haberville partiront.

— Que Votre Excellence, dans ce cas, dit Arché, daigne accepté ma résignation.

— Comment, monsieur ! s’écria le général pâlissant de colère.

— Que Votre Excellence, reprit de Locheill avec le plus grand sang-froid, daigne accepter ma résignation, et qu’elle me permette de servir comme simple soldat : ceux qui chercheront, pour le montrer du doigt, le monstre d’ingratitude qui, après avoir été comblé de bienfaits par toute une famille étrangère à son origine, a complété sa ruine sans pouvoir adoucir ses maux, auront plus de peine à le reconnaître dans les rangs, sous l’uniforme d’un simple soldat, qu’à la tête d’hommes irréprochables.

Et il offrit de nouveau le brevet au général. Celui-ci rougit et pâlit alternativement, tourna sur lui-même comme sur un pivot, se mordit la lèvre, se passa la main sur le front à plusieurs reprises, marmotta quelque chose comme un g...am entre ses dents, parut réfléchir une minute en parcourant la chambre de long en large ; puis se calmant tout à coup, tendit la main à Arché, et lui dit :

— J’apprécie, capitaine de Locheill, les sentiments qui vous font agir : notre souverain ne doit pas être privé des services que peut rendre, dans un grade supérieur, celui qui est prêt à sacrifier son avenir à une dette de gratitude ; vos amis resteront.

— Merci, mille fois merci, monsieur le général, dit Arché : comptez sur mon dévouement à toute épreuve, quand il me serait même ordonné de marcher seul jusqu’à la bouche des canons. Un poids énorme pesait sur ma poitrine ; je me sens maintenant léger comme le chevreuil de nos montagnes.

De toutes les passions qui torturent le cœur de l’homme, la vindication et la jalousie sont les plus difficiles à vaincre : il est même bien rare qu’elles puissent être extirpées. Le capitaine d’Haberville, après avoir écouté, en fronçant les sourcils, le récit de monsieur de Lacorne, se contenta de dire :

— Je vois que les services de monsieur de Locheill ont été appréciés à leur juste valeur : quant à moi, j’ignorais lui devoir autant de reconnaissance.

Et il détourna la conversation.

Monsieur de Saint-Luc regarda alternativement les autres membres de la famille qui, la tête basse, n’avaient osé prendre part à la conversation ; et se levant de table, il ajouta :

— Ce répit, d’Haberville, est un événement des plus heureux pour toi, car sois persuadé que d’ici à deux ans, il te sera libre de rester en Canada ou de passer en France. Le gouverneur anglais a encouru une trop grande responsabilité envers son gouvernement, en vouant à une mort presque certaine tant de personnes recommandables, tant de gentilshommes alliés aux familles les plus illustres, non seulement du continent, mais aussi de l’Angleterre, pour ne pas chercher, en se conciliant les Canadiens, à étouffer les suites de cette déplorable catastrophe.

Maintenant adieu, mes chers amis ; il n’y a que les âmes pusillanimes qui se laissent abattre par le malheur. Il nous reste une grande consolation dans notre infortune : nous avons fait tout ce que l’on pouvait attendre d’hommes courageux ; et s’il eût été possible de conserver notre nouvelle patrie, nos cœurs, secondés de nos bras, l’auraient fait.

La nuit était bien avancée lorsque monsieur de Saint-Luc, en arrivant à Québec, se présenta à la porte du château Saint-Louis, dont on lui refusa d’abord l’entrée ; mais il fit tant d’instances, en disant qu’il était porteur de nouvelles de la plus haute importance, qu’un aide de camp consentit enfin à réveiller le gouverneur, couché depuis longtemps (k). Murray ne reconnut pas d’abord monsieur de Saint-Luc, et lui demanda avec colère comment il avait osé troubler son repos, et quelle affaire si pressante il avait à lui communiquer à cette heure indue.

— Une affaire bien importante, en effet, monsieur le gouverneur, car je suis le capitaine de Saint-Luc, et ma présence vous dit le reste.

Une grande pâleur se répandit sur tous les traits du général ; il fit apporter des rafraîchissements, traita monsieur de Lacorne avec les plus grands égards, et se fit raconter dans les plus minutieux détails, le naufrage de l’Auguste. Ce n’était plus le même homme qui avait voué pour ainsi dire à la mort, avec tant d’insouciance, tous ces braves officiers, dont les uniformes lui portaient ombrage (l).

Les prévisions de M. de Lacorne se trouvèrent parfaitement justes : le gouverneur Murray, considérablement radouci après la catastrophe de l’Auguste, traita les Canadiens avec plus de douceur, voire même avec plus d’égard ; et tous ceux qui voulurent rester dans la colonie eurent la liberté de le faire. M. de Saint-Luc, surtout, dont il craignait peut-être les révélations, devint l’objet de ses prévenances ; et n’eut qu’à se louer des bons procédés du gouverneur envers lui. Ce digne homme qui, comme tant d’autres, avait beaucoup souffert dans sa fortune, très-considérable avant la cession du Canada, mit toute son énergie à réparer ses pertes en se livrant à des spéculations très-avantageuses (m).