Les Amours de Claude Fauriel et de Mary Clarke/02

Les Amours de Claude Fauriel et de Mary Clarke
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 832-862).
LE
ROMAN DE CLAUDE FAURIEL
ET
DE MARY CLARKE

LETTRES D’AMOUR DE 1822 A 1848


II[1]
(1824-1826)


Mary Clarke à Claude Fauriel


Florence ! ! 1824 (septembre).

P. -S. — Je viens à l’instant de recevoir votre lettre, que j’ai trouvée à ma seconde visite à la poste et qu’ils ont eu l’inhumanité de me refuser la première fois ! Ah ! mon cher ami, comment pouvez-vous dire « si je puis me flatter encore d’être quelque chose pour vous ? » Et qui est-ce donc qui règle toutes mes actions si ce n’est vous ? N’êtes-vous pas le commencement, le milieu et la fin de tout pour moi ? Il est vrai que j’ai écrit que je vous aimais moins, mais primo je n’en suis nullement sûre, car c’est quand je suis dépitée contre vous que je le crois, et alors j’ai une espèce de satisfaction diabolique à vous faire de la peine. Mais cela prouve plutôt que je vous aime et que je ne trouve pas que vous m’aimiez assez. Mais quand je me raccommode avec vous, je vous aime autant que jamais. Je sais bien que je suis méchante, mais je compte dorénavant beaucoup occuper mon esprit, afin de n’avoir plus le temps de vous tourmenter, car je ne pi.is vous promettre de ne plus le faire. Sans cela, je me connais trop bien, et à présent, je ne crois jamais un mot de ce que je dis[2].


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Milan, mardi 12 octobre 1824.

Chère amie, il serait bien moins triste de ne pas s’écrire, que de s’écrire pour ne pas s’entendre et pour se faire du mal. Je suis au désespoir de tout celui que vous me dites que je vous ai fait, de tous les contretemps que vous éprouvez à cause de moi ; mais il faut que j’aie eu la tête ou la conscience tout de travers, car il m’est impossible de comprendre comment ce que vous avez souffert résulte véritablement de ce que j’ai fait. Mais, pour me croire innocent, je n’en suis pas moins triste et tourmenté à l’excès de savoir que vous l’êtes. Il faut que je me sois bien mal expliqué dans mes lettres, quand il s’est agi du voyage de Florence, pour avoir donné lieu à tout ce que vous me reprochez dans votre dernière lettre. Quand j’ai songé à aller à Florence seul et à part de mes amis d’ici, je n’ai eu d’autre idée que celle de me rapprocher de vous, et de jouir de nouveau de la douceur de vous voir et de vous retrouver ; ç’a été du moins là mon idée première et dominante ; car, bien que mon projet soit de ne point quitter l’Italie sans avoir vu Florence, il n’y a, pour moi, rien de pressé dans ce projet, mais dans le moment actuel ce projet a toujours été subordonné aux vôtres ; je n’ai jamais songé à être à Florence, en y allant seul, que pour y être avec vous ; et vous, vous m’avez toujours écrit que vous n’y resteriez qu’à condition de vous y plaire beaucoup, votre maman et vous ; et il y avait dans cette condition bien des choses qui ne dépendaient nullement de moi, et qui rendaient mon propre projet fort incertain, puisqu’il était subordonné au vôtre. Quoique je n’aie guère d’argent, en ce moment, à laisser dans les auberges, je n’aurais pas hésité à courir à Florence au risque de n’y être que pour quelques jours, et d’arriver pour voir que vous n’y pouviez rester sans une déplaisance qui me serait devenue insupportable ; mais depuis que j’aurais pu faire cette course, je suis avec des plaies bien près du cerveau ; et ce n’est guère dans cet état que l’on voyage. Aujourd’hui que je suis à peu près guéri et que je pourrais voyager, je ne suis guère moins embarrassé qu’auparavant. Votre avant-dernière lettre respire d’un bout à l’autre le mécontentement et l’ennui de Florence ; vous m’avouez m’avoir écrit ou. avoir été sur le point de m’écrire de ne pas venir, et que si vous ne l’avez fait, ç’a été pour ne point me faire de la peine. Encore, dans votre dernière, vous pensez avec bien du désir à retourner à Paris : la prudence vous a dit d’y aller.

Je ne suis qu’un peut-être dans les chances qui peuvent vous faire rester. Que dois-je faire ? Vous retrouver pour vous reperdre aussitôt est une chance que je n’ai pas le cœur de courir ; et je n’ai pas besoin d’aller si loin pour chercher une peine si grande : je l’aurai probablement ici, puisque c’est votre chemin le plus court pour retourner en France. Il m’est évident aujourd’hui qu’en restant quelques mois à Florence, c’est un sacrifice que vous me feriez, votre maman et vous : et il n’y aurait de ma part ni générosité, ni prudence à l’accepter. Puisque vous vous plaisiez tant à Rome, pourquoi ne pas me proposer d’aller vous y joindre ? Enfin, chère amie, tous les reproches que vous me faites sur le passé, m’intimident tellement sur l’avenir, je suis si embarrassé à concilier ce qu’il y a perpétuellement de contradictoire dans vos lettres que, sans perdre le désir et le besoin de vous plaire, il faut bien que j’en perde l’espoir. Pour finir ce pénible sujet, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit dans ma dernière lettre. Y a-t-il assez de probabilité que vous vous plaisiez à Florence pour que vous puissiez me dire : Venez ; j’y vais, à présent que je n’ai plus de plaie depuis hier. Vous plaît-il d’aller passer l’hiver à Rome : j’y vais. Dites-moi quelque chose qui vous convienne ou vous plaise et qui me soit possible ; car pour moi, je n’ose plus rien vous proposer… Je ne puis plus que me résigner à ce que vous résoudrez. Il y a des momens où je serais tenté de vous souhaiter en France, pour que l’envie d’y retourner me prenne, et me prenne plus fort qu’elle ne fera jamais sans cela : mais ce sont des momens de courage et…


Mary Clarke à Claude Fauriel


[Florence] mercredi [24 octobre].

… Ce n’est pas tant de rester ici qui me rend si triste, c’est que vous ayez pu renoncer tranquillement à me voir pour un an plutôt que de retourner à Paris, car si vous pouviez aller de Milan à Rome, qui vous empêchait d’aller à Paris ? Milan est à peu près moitié chemin, et puis, vous ne vous donnez pas seulement la peine de me cacher que, quelque chose que cela me fasse, votre résolution là-dessus est inébranlable. Certes vous ne m’aviez jamais dit les choses si crûment. Vous êtes pour ainsi dire maître de ma destinée ; mais pour moi, jamais je n’ai été seulement consultée ni pour la mienne, ni pour la vôtre [ ; de] plus j’ai toujours été tenue dans l’ignorance et le vague sur vos intentions en toutes choses. Si, avant de quitter Paris, vous me les eussiez dites, j’aurais su à quoi m’en tenir ; si, même il y a deux mois ; mais à présent, il est trop tard, nous avons passé le moment. J’ai écrit, il y a plus d’un mois, pour nos fonds, et je ne crois pas qu’il nous servi [rait] à grand’chose de retourner à Paris maintenant, surtout triste comme je suis et serais. Je ne serais guère en train de chercher un autre appartement, etc., etc. Malheureusement, l’impétuosité de mon caractère fait que je perds la tête quand je parle de tout cela, et je me donne tort pour la forme, mais certes je me plains avec trop de raison, et entre nous la partie n’est pas égale. J’ai toujours été ouverte avec vous et pleine d’abandon, et il eût été de votre devoir d’être de même avec moi, même s’il vous en coûtait, ce que je ne puis comprendre. S’il est vrai que vous m’aimiez, ces cachotteries sont incompréhensibles. Si vous avez l’intention de venir ici, venez de suite ou dites-le-moi, je suis si fatiguée d’incertitudes que tout me paraît préférable.

Je voudrais pouvoir me sentir moins blessée, mais je ne le puis. Adieu, je ne méritais pas ces résolutions de votre part, ni que vous me disiez que d’écrire un livre est l’affaire de votre vie, car Dieu sait si j’ai toujours été prompte à préférer vos occupations à mes désirs, mais… Dites bien des tendresses de ma part à toute la famille et mes complimens à M. Grossi[3].

Mauy.

P. -S. — Je vous avais dit dans mon avant-dernière lettre que si vous ne pouviez pas aller à Paris nous resterions ici ; pourquoi donc prendre plaisir à me faire sentir que votre livre est l’affaire de votre vie ? Si je le croyais entièrement, je vous jure que mille lieues ne seraient pas assez entre vous et moi. mais tout en ne le croyant pas tout à fait, je suis en doute. Je désire que vous me disiez bien sincèrement une chose, s’il était nécessaire d’abandonner toute littérature pour toujours ou moi, que feriez-vous ? Si vous préférez la première, il est inutile que vous veniez ici, j’aime mieux ne plus jamais vous revoir. Dieu sait comment je le supporterais, mais j’aimerais mieux être hachée que d’être en seconde à quoi que ce soit.

Adieu.


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Lundi, 23 octobre 1824.

Chère amie, je reçois à l’instant votre lettre de mercredi, et j’y réponds à l’instant : elle m’oblige à des réflexions sérieuses dont je regarde comme un devoir de tâcher de vous exprimer quelques-unes. En cherchant à comprendre les motifs de l’aigreur et des reproches dont elle est pleine plus encore que la précédente, à laquelle j’ai répondu hier, je n’en puis voir d’autre que la résolution que je vous ai dit où j’étais de ne point partir tout de suite pour Paris, et de m’arrêter plus ou moins dans le midi de la France avant de retourner dans cette ville. Je vous ni parlé des motifs de cette résolution comme de motifs très graves pour moi, comme tenant à un travail que je regardais comme l’affaire de ma vie. C’est cette expression qui vous a blessée, qui vous a fait croire et dire que je vous sacrifiais à un livre, et je ne sais quoi encore. Chère amie, ces mêmes paroles que je vous ai écrites sont des paroles que je me souviens clairement de vous avoir dites vingt fois, des paroles que vous avez toujours comprises jusqu’à ce jour, et que vous m’avez paru approuver, bien loin d’en être blessée. Je ne sais comment m’y prendre pour me justifier de vous avoir dit ce que je devrais vous dire encore, voulant vous parler sincèrement, ou pour vous expliquer aujourd’hui ce que vous avez compris et approuvé autrefois. Toute l’importance que je puis mettre à l’étude et à un travail littéraire, il est vrai que je la mets à celui dont il s’agit[4] : il y a douze ou quinze ans que je m’en occupe, que j’y rêve, que j’ai pris envers mes amis, envers tous ceux qui me veulent quelque bien et qui me croient plus de capacité que je n’en ai, l’engagement de le terminer : il est vrai que, dans les rêves de gloriole que j’ai faits quelquefois, comme tant d’autres impertinens mortels qui aspirent à laisser quelque vestige de leur passage sur ce pauvre petit globe, c’est sur l’idée de ce travail que je me suis fondé. Dans ce sens, j’ai bien pu dire que ce travail est l’affaire de ma vie ; et je le dirai encore toutes les fois qu’il s’agira de mes préoccupations et de mes études. La résolution que j’ai prise à cet égard m’a coûté ; séparé de vous depuis longtemps, ce n’est pas sans une douleur sincère que j’ai pu me décider à un parti qui prolongeait encore cette séparation : je m’attendais à ce que vous en fussiez affligée, mais pas révoltée et indignée, comme vous l’êtes. Et comment m’y serais-je attendu, moi qui, en songeant à ce misérable travail qui vous scandalise si fort, pensais surtout à vous, croyais faire quelque chose pour vous, visais à un moyen de plus de me rapprocher de vous. Enfin, puisque vous m’obligez à vous l’écrire, tout n’est pas gloriole à beaucoup près, dans les motifs de ma détermination : la misérable nécessité de gagner un peu d’argent dont j’ai besoin dès à présent, et dont j’aurai tout à l’heure encore plus besoin, y est pour sa part, et ce chétif argent, je ne sais d’autre moyen, ou pour mieux dire, d’autre chance de le gagner, que de publier le plus prochainement possible une partie au moins de ce travail où j’aurais été si heureux de pouvoir ne chercher qu’un peu de gloire à vous offrir. Quand je vous ai dit que ma résolution là-dessus était inébranlable, j’étais si loin de vouloir faire quelque chose de plus dur pour vous que ne le comportait la nécessité, que je n’ai rêvé depuis mon avant-dernière lettre qu’à quelque moyen de concilier ma résolution avec les vôtres : cela n’est pas aisé, mais ne semblait cependant pas impossible, en prenant le parti de ne voir dans le midi de la France que des lieux qui me sont strictement indispensables à voir pour mon but actuel, et, en courant la chance de les voir plus mal et avec beaucoup plus de frais et de fatigue, en les voyant en hiver. Je vous aurais donc proposé de partir de suite de Florence, d’arriver en Provence, par où vous passez nécessairement en passant par Gènes. Là je vous aurais quittées, à moins que vous ne voulussiez faire le long tour de passer par Toulouse, et de vous arrêter quelques jours à Narbonne ou à Carcassonne, car c’est aux environs de ces deux villes que j’ai surtout à faire et à voir. Dans ce dernier cas, nous serions arrivés ensemble à Paris ; dans le cas où vous auriez continué immédiatement votre route pour Paris, nous n’aurions été séparés que pour quelques semaines, moyennant le sacrifice que j’aurais fait volontiers de ne voir que le plus indispensable, et de ne m’arrêter que pour le plus strict besoin. Voilà le projet auquel je faisais allusion dans ma lettre d’hier sans vous l’expliquer, et dont je vous dis aujourd’hui quelques mots sans prétention et sans espoir qu’il vous agrée.

Le ton et la nature de vos reproches a glacé désormais toutes mes espérances et tous mes projets. Je suis triste, honteux et las de voir que tous mes sentimens pour vous n’aboutissent qu’à vous causer des peines, et qu’à m’attirer des reproches. Il n’y a presque pas une des lettres que vous m’avez écrites depuis notre séparation à Venise, où vous ne m’accusiez de tout ce que vous souffrez en Italie ; et vous avez été dans une jusqu’à me dire, de sang-froid et en détail, que je ne méritais pas d’être aimé par vous, et à m’expliquer tout ce que j’avais fait (selon vous) pour que vous fussiez changée pour moi. Aujourd’hui, vous me reprochez de vous tyranniser, de vous avoir caché mes intentions en toutes choses ; d’avoir voulu aller à Rome et de ne point vouloir aller à Paris, etc., etc.

Chère, bien chère amie, malgré toutes vos injustices et l’emportement perpétuel de votre caractère, emportement qui m’en donne malgré moi un pareil, permettez-moi de vous dire quelques mots qui seront les derniers que je veuille dire pour me justifier. Je vous ai aimée dès que je vous ai connue, et sans réfléchir le moins du monde, si, dans l’ensemble de mes circonstances, c’était une chose raisonnable ou folle que je faisais, et si je pouvais être pour vous ce que vous méritez ; les charmes de votre esprit et la beauté de votre âme me firent éprouver pour vous un sentiment que je n’avais jamais eu pour personne et dont je ne me croyais plus capable. Quand vous daignâtes me montrer le désir d’unir votre destinée à la mienne, je ne fus retenu que par la terreur de faire quelque chose de téméraire et de peu délicat, à raison de l’incertitude de mon état et de mes moyens d’existence. Je vous priai de me permettre de ne point accepter le bonheur que vous me proposiez, avant d’avoir tenté quelque chose, pour acquérir, non de la fortune, je sais m’en passer, mais l’assurance d’un nécessaire honnête ; et j’ai poussé depuis la témérité jusqu’à la résolution d’être à vous, lors même que mes tentatives pour améliorer et assurer un peu ma situation ne seraient pas heureuses. Je conviens qu’un tel projet laissait quelque incertitude dans notre avenir ; mais enfin, j’étais bien sincèrement décidé à le rapprocher le plus possible ; et je n’avais rien pu de plus pour mon bonheur, ni pour le vôtre. Voilà ce que vous saviez de moi, et c’aurait dû être assez pour m’éviter le reproche de votre part, de vous tenir dans l’ignorance de mes intentions en toutes choses, et de vous opprimer. Je vous rappelle mes sentimens, mes paroles et ma conduite pour vous dire qu’en tout je suis encore le même pour vous. Mais l’espèce d’effroi et la défiance de moi-même que m’ont inspirés vos plaintes, vos occupations et l’aveu de votre changement à mon égard, ne me permettent plus les illusions trop douces que je me suis faites jusqu’à ce jour, et auxquelles je suis déjà revenu plusieurs fois par faiblesse, après avoir plusieurs fois tâché de les écarter : comment me flatter encore de pouvoir quelque chose pour votre bonheur, ne faisant rien, ne disant rien qui ne vous afflige, qui ne vous irrite, et qui ne m’attire des reproches qui sont le trouble et le désespoir de ma vie ?...


IV. — SÉPARATION


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Milan, le 4 mai 1825.

... Que vous dire maintenant de moi, chère amie ? J’ose à peine vous en parler. Depuis le jour odieux où je suis resté seul dans cette cruelle voiture qui m’a apporté ici, je me suis trouvé dans je ne sais quel étourdissement mélancolique que ne m’a point ôté entièrement le plaisir de me retrouver au milieu d’amis qui m’attendent et me reçoivent toujours comme un des leurs[5] J’ai trouvé cette ville plus animée qu’à l’ordinaire, et si j’avais le temps ou si j’étais dans la disposition de faire de nouvelles connaissances dont quelques-unes pourraient être aimables, je n’aurais qu’à vouloir ou même qu’à laisser faire. Mais mon parti est pris de ne point voir de nouveaux visages et de ne point chercher de nouvelles distractions. J’ai commencé par être un peu indisposé dans les premiers jours de mon arrivée ; et peut-être le mauvais temps qu’il a commencé à faire dans ces premiers jours y a-t-il été pour quelque chose : mais maintenant, voilà le beau ciel d’outre-mer revenu et une chaleur de Paris au mois de juin qu’il fait déjà, et je me trouve maintenant mieux et à peu près comme à l’ordinaire, au physique. Ce qui dure, c’est la mélancolie, c’est l’étonnement pénible de me trouver, pour ainsi dire, seul en Italie ; mais à cela je ne sais point de remède, ou je n’en sais point d’autre que celui de retourner où vous êtes. Je ne sais cependant pourquoi je persiste dans la disposition où je me suis senti depuis quelque temps de mieux aimer que ce ne fût pas en France. Cette disposition changera peut-être el j’en serai bien content, car elle m’importune ; mais il me faudrait pour cela n’entendre jamais d’autres nouvelles que de mes amis ou des vôtres, et cela n’est pas facile. Je travaille comme un galérien, mais jusqu’à présent j’ai fait plus de travail que d’ouvrage. Cela tient sans doute à la mélancolie où je me trouve sans vous ; mais je combats cette disposition et j’espère travailler mieux, sinon plus, de jour en jour, surtout à la campagne où nous serons dans huit ou dix jours.


Mary Clarke à Claude Fauriel


11 juin 1825.

... Je me sens plus bête que jamais, je n’ai plus de mémoire du tout, je suis bien triste, je n’ai pas de capabilités du tout, il me semble que ma tête est dans une boîte et qu’elle ne peut jamais plus augmenter ; et je sens une espèce de paralysie sur les muscles qui font qu’on s’applique, car je suis sûre que la plupart de nos facultés intellectuelles ont des muscles à [elles] pour agir. Je le sens, et quand je suis lasse, ma mémoire est bien plus mauvaise que quand je suis toute fraîche sortant de mon lit. En même temps cette conviction m’attriste ; cela sent le matérialisme, que je crains plus que le diable. Je me console en pensant que la vie est un si grand mystère et si inexplicable, que je puis bien croire à l’âme sans non plus la comprendre. Demandez à Manzoni où est le prêtre qui l’a converti : si je puis le trouver un jour, je serai bien contente 1 Je consentirai de suite à être de la lie du peuple, à être vieille, laide, bête et misérable pour avoir une vive foi, et trop contente encore ! Mais si le Christianisme est vrai, pourquoi Dieu a-t-il la cruauté de mêla refuser, cette foi que j’ambitionne comme le premier des biens ? Demandez-lui où est ce prêtre. J’ai envie de lui écrire comme on écrit à un médecin...


Mary Clarke à Claude Fauriel


Cold Overton, le 16 juillet 1826.

... Le fait est, cher Dicky, mon ange, qu’il vous faut toujours quelque femme pour vous dorloter, et que si vous n’en trouvez pas une sous la main qui vous plaise précisément, et par discrimination, vous en prenez une qui ne vous plaît pas,... ... pourvu qu’elle ne soit pas un homme (Ce n’est pas tout ce qu’il vous faut, mais c’est mieux qu’autre chose) ; du reste, cher Dicky, j’approuve fort cette disposition.

……………………….

Lord Byron avait raison de quitter un vieux avare de pays pour aller vivre avec un jeune extravagant de pays, car il ne faut pas se dissimuler que cette pauvre Grèce ne raisonne pas trop juste. Au fait, je n’en sais rien, mais je voudrais avoir été lord Byron seulement finissant ma vie sur le champ de bataille au lieu de mourir dans un lit comme il a fait[6]. Je lis certain philosophe appelé Epictète. Les philosophes et les dévots sont, je pense, fort peu de chose, car je découvre toujours qu’ils prêchent comme fort difficiles des choses que je pratique chaque jour sans presque y penser : le mépris de la vie, des richesses et des sens. Je vous assure, cher Dicky, que toutes ces choses me sont parfaitement indifférentes, et même à présent j’en suis venue à commander mon irritabilité, presque comme je tiendrais un cheval par le mors. Mais ce que j’ai bien de la peine à acquérir, c’est de commander mes pensées ! Pourtant j’en approche et j’en viendrai à bout ; mais jusqu’alors je ne suis qu’une pauvre créature. Si tout ce que j’ai souffert dans ma vie a été utile pour devenir un être libre, je suis bien aise d’avoir souffert. Je me dis souvent : si en me mettant un fer rouge dans la tête, ma tête en serait augmentée, l’accepterais-je ? Oui, sans doute et comme la douleur ! Donc je n’ai rien à regretter, toute souffrance augmente et plus à proportion de sa profondeur. Ah ! si je pouvais gouverner cette malheureuse tendance que j’ai à verser des larmes ! Je me hais chaque fois que je pleure : c’est si faible ! Qu’est-ce qui vaut quelque chose ? C’est la force ! C’est singulier, on dirait que Dieu n’aime pas les forts : le plus grand plaisir, peut-être le seul, c’est celui de faire, et cela n’est réservé que pour les forts. Que de volonté il faut pour faire quelque chose en art, en littérature, en science ! Surtout en art : en science, pour apprendre à faire, on s’amuse en apprenant ce que d’autres ont fait ; mais en art, il faut se remâcher soi-même, jusqu’à ce qu’on en ait des nausées, non pas pour faire, mais seulement pour apprendre à faire. Et puis, le pouvoir de créer vient tout d’un coup comme un trait de lumière ; c’est là le plaisir, mais qu’il est rare ! C’est le seul vrai : se gouverner, se conduire comme un cheval docile, est un plaisir ; mais que de force encore pour y arriver ! La parabole des talens est parfaitement vraie : j’ai enterré mon talent, et Dieu me l’a ôté ! Moi, si j’étais Dieu, j’aiderais les faibles pour voir s’ils feraient autre chose que des sottises[7].


V. — LA CRISE


Journal de Mary Clarke.


Le 28 décembre 1825.

Je suis très triste et je m’en veux de l’être. Que faire pour corriger une imagination déréglée ? Je prie sans foi, assez positiviste, je travaille et le travail ne m’intéresse point. Qu’est-ce que je dois attendre de la vieillesse ? Je n’ai point vu Cousin hier au soir, voilà ma seule raison de mélancolie. Si décrire mes folies pouvait m’en corriger, je les éviterais cent fois le jour, je ne ferais que cela. M. Tissot a répété de mauvais vers : les mauvais vers descendent en France ; je leur donne dix ans de succès encore. Voyons, c’est aujourd’hui l’avant-dernier jour de l’année : comment serai-je d’aujourd’hui en un an ? Plus raisonnable ? Dieu le veuille, toutes mes souffrances, toutes mes tristesses me viennent de passions et d’imaginations déréglées. Que Dieu me fasse la grâce de les surmonter. Un seul genre de vie peut-être pourrait me changer de fond en comble : il faudrait couper dans le vif à toutes les vanités, à toutes les raffineries sentimentales, me retirer à la campagne et travailler toujours ; et je comprends bien les chartreux, et les trappistes et les carmélites ! Je verrais si, étant mariée, je serais plus heureuse. Je crains que non : l’imagination est insatiable ; j’ai trouvé presque tout ce que je pouvais désirer, et quelques petits manques m’empêchent encore d’être satisfaite. J’ai besoin de quelque chose d’effréné dans la passion et d’une frénésie mu lu elle, je ne l’ai sentie que par moment ; et souvent le moment où j’étais remplie d’une tendresse passionnée, elle n’était pas partagée. Et pourtant D[icky] m’aime plus que je ne l’aime ; oui, mais il y a manque du Lion. C[ousin] me fait l’effet de pouvoir aimer ; ainsi il est d’une pureté très grande, à ce qu’on me dit. C’est dans la pureté que se loge la passion. Mais devrais-je m’occuper de C... ? Ne suis-je pas liée ? Je voudrais voir ; — je veux voir s’il n’y a rien au théâtre ce soir, qui puisse me distraire, je veux bannir ces exécrables rêveries de mon âme.


31 décembre.

Assez triste hier matin, je me suis forcée à aller au Louvre. J’y ai travaillé avec plus d’application que je n’ai fait depuis que j’ai quitté Cold Overton et senti un peu moins de tristesse. Je ne puis m’empêcher de repasser sans cesse le discours de Thiers ; quelle bêtise et que je me hais ! Joséphine est revenue dîner ; j’ai parlé au portier avec un effort inouï, et après, cela n’en valait pas la peine. Je me suis sentie languissante toute la soirée... Que ne puis-je vivre dans les livres et les idées tout entière ! J’ai tâché de penser à un autre monde, l’idée de vivre dans les étoiles m’est apparue vivement pour un moment ; j’ai compris que je pourrais peut-être, en changeant de nature, n’avoir aucun désir hors de ma volonté, que l’imagination, au lieu d’être sans cesse à se fixer sur ce que je n’ai pas, se fixera sur ce que j’aurai. Malheureuse, ce serait peut-être en mon pouvoir d’être comme cela ici ; ou si mon âme change de place, pourrait-elle vivre dans un tel état de choses ? — C’est aujourd’hui le dernier jour de l’année, voyons ce que je serai d’aujourd’hui en un an ; mais Dieu me préserve de voir l’avenir ! Je priai Dieu hier de ne pas me faire vivre plus de dix ans de plus, mais surtout je voudrais me préparer ; mon Dieu, accordez-moi la sagesse !


Le 2 janvier.

Je ne comprends pas pourquoi je suis dévorée d’ennui, mais dévorée au point que la vie m’est à charge. Je maintiens avec moi-même un combat continuel pour tâcher de m’intéresser à une occupation quelconque ; j’ai dessiné, et un quart d’heure j’y ai été un petit peu intéressée, et puis c’est fini ; je lis, et cela me distrait, mais toujours ce fond de dégoût. Pourquoi chez ma sœur, pendant quatre mois, n’ai-je rien éprouvé de semblable ? Je n’avais aucune distraction. Mon Dieu ! que je mériterais un grand malheur ! Je le sens bien, j’ai reçu hier une lettre de ma sœur et une de Dicky qui m’ont fait un peu de bien...

... M. Sirey est venu hier au soir m’apporter des dragées et Mme Belloc[8] plus tard ; cela m’a fait plaisir. Il est drôle à quel point personne ne croit que je suis dévorée de mélancolie et d ennui. Je n’en parle pas, mais je ne m’en cache pas : peut-être qu’une créature humaine ne voit jamais le dedans d’une autre et la pauvre et misérable parole ne fait rien pour cela. Il est possible que dans une autre manière d’être, un sixième sens dont nous n’avons pas l’idée, fasse voir et comprendre tout ce qui se passe dans les autres, et que la sympathie y gagne et y soit d’une nature toute nouvelle...


Mercredi, le 4 janvier.

Enfin, je l’ai vu hier, et, chose étrange et absurde, je suis parfaitement tranquille. Dieu sait combien cela durera. Il m’a paru moins grand et ses yeux moins beaux que la première fois. Mais il me plaît toujours infiniment, lui plus que ce qu’il dit. Nous avons parlé de l’Italie : il dit qu’il y a des géans, que le Piémont est admirable ; de Manzoni, il le trouve trop faible ; de Gœthe. il dit que Gœthe même est gauche, que toute l’énergie de l’Allemagne est en Prusse, qu’il y a à Berlin quinze ou seize hommes plus qu’Européens, universels, et que cependant il leur disait : « Il y a en Italie, cachés dans le bloc, des hommes bien autres que vous. » Je n’en crois rien, moi ; mais Cousin a de l’imagination. Cependant il est possible : il les a vus de plus près que moi. C’est surtout du Piémont qu’il parle ; il a quelques mauvaises manières de dramatiser son visage qui m’ont rappelé M. Sirey. Je ne puis croire à une ressemblance de caractère ; cependant Cousin, le charmant Cousin, n’est pas naïf. Pourquoi me plait-il tant ? Il n’a pas l’ineffable grâce candide de Manzoni ; il n’a pas le raisonnement juste, le style orné, l’élégance de Fauriel ; il n’a peut-être pas même autant de mouvement que Thiers. Si, il a bien du mouvement ; enfin nous verrons. Le premier jour il m’avait séduite davantage, un peu : il paraissait si ardent ! Si je le tenais pieds et poings liés, je le mettrais à sa juste valeur : jusqu’alors ce sera difficile. Je ne le comprends pas. Il me dit en s’en allant : « Je vais dans un endroit bien triste : je perds mon père, il n’a pas plusieurs jours à vivre ! » Etait-ce de l’insensibilité ? Fauriel aurait étouffé avant de pouvoir parler ainsi Enfin, nous verrons. Je crains que le charmant Cousin n’ait de la ressemblance avec Thiers. Cependant, rien dans sa physionomie ne le rappelle. Thiers est plus naturel, Cousin fait presque l’effet maniéré, mais cela ne se peut pas, je ne veux pas le croire ; du reste, nous avons été près de nous disputer, car la sympathie, à l’entendre, est une chose toute nerveuse ; au reste, cela ne prouve rien, sinon que l’idée agite les nerfs, au lieu que lui croit ou dit que les nerfs seuls en sont ; je n’ai pas pensé à lui dire que les nerfs n’étaient là dedans que les instrumens. Il n’accorde pas que la sympathie est la morale : c’est le sentiment du devoir ; mais il est impossible de les distinguer. Au reste, je n’ai pas cela clair dans la tête, et Cousin n’est pas clair, c’est un de ses défauts. Au reste, nous ne savons pas encore la même langue : cela reviendra ; il vient avec nous ce soir chez Mme Belloc, du moins c’est convenu. Mme Chassériaux[9] m’a dit que Cousin avait parlé de moi à Thiers (comme il faut) ; mais elle est bonne personne et l’a dit peut-être pour me plaire. Thiers ne m’a pas dit comme cela. Il me semble que les manières de Cousin étaient moins adorantes pour moi que la première fois, mais je ne veux point me vexer, n’y pensons pars. J’ai vu Sémiramide hier au soir ; mes oreilles ont été ravies, enchantées, mais pas un instant touchée ; j’étais en extase, mais de plaisir, et c’est une tragédie. Peut-on démoraliser les oreilles à ce point ! Quelle différence avec Glück ! Mme Pasta a été charmante, mais excepté un air plein de frayeur, et un de passion contre son mari, il n’y avait rien pour elle. C’est un mauvais rôle, trop haut pour sa voix ; et puis, Rossini porte la vie trop légèrement pour elle. Elle m’a moins plu qu’il y a deux ans, c’est peut-être les ragots de Thiers ; jamais elle n’a une pose gauche ni même théâtrale, c’est toujours idéal et noble. Cette femme a l’instinct de tout ce que l’âme pourrait inspirer : je ne sais si elle en a, je voudrais la connaître bien. Dieu, que je hais la bêtise ! Il n’y a pas de jours où elle ne me fasse perdre patience dix fois. Enfin, tâchons de ne pas y penser. J’irai voir Sémirarnide encore avant de me décider ; mais Rossini est un vrai sybarite et n’est pas capable d’être autre chose.


Samedi, 7 janvier.

Le verrai-je ou non, aujourd’hui ? Voilà mon unique pensée, ou plutôt, je n’espère presque pas le voir, mais j’en ai une fièvre de désir. Voici pourtant quatre jours que la tête me tourne ; quelle délicieuse soirée j’ai passée mercredi ! Quel retour ! Nous perdrons tous deux la tête, si cela dure, car il a l’air aussi plein de moi que je sens que je le suis de lui ; il est venu jeudi soir, et je l’ai vu hier, et que de peine à s’en aller, oh ! Dieu ! Tout moi se dilate de bonheur en y pensant. Je ne songe qu’à cela. En lisant, mes. pensées errent, je ne dors ni ne mange, non, je suis sûre qu’il n’en est pas à ce point de folie ! Qu’est-ce qu’il m’a dit ? Tant de choses ! Il est si plein d’idées, si éloquent, si varié ! Son imagination est si souple, son esprit si prompt,... je ne puis en écrire, les paroles me font pitié : c’est ce qu’il disait de M. Fauriel. Les paroles lui font pitié. Mon Dieu ! quand le reverrai-je ? peut-être j’ai à languir plusieurs jours comme cela dans une attente perpétuelle.


Mary Clarke à Claude Fauriel

Je souffre tellement, que je ne sais plus quel régime prendre ! Cessez de venir ; car vous voir comme je vous vois est un supplice de Tantale. J’ai toujours des abîmes de plaintes qui m’étouffent et j’ai depuis quelque temps un sentiment à votre égard qui va en augmentant, c’est la crainte ; un mot taquin de vous devant tous ces importuns auquel je n’ai aucune chance ni moyen de répondre, me donne des convulsions toute la nuit. Je n’ose pas vous parler, j’ai une méfiance de moi qui m’écrase. Depuis plusieurs années, je sens d’avance que toutes les fois que je vous exprime un désir, il y a quatre chances contre une que vous me le refuserez ; mais je me disais : « C’est temporaire, il changera, puis un long avenir m’en dédommagera ; il est de mauvaise humeur parce qu’il est malheureux, mais il m’aime. » Je n’ai plus ces illusions, le présent est odieux, le futur est vide, le passé m’irrite, j’ai un besoin dévorant de vous voir pour me plaindre, et ma raison me dit : Qu’y gagnerai-je ? J’ai un besoin dévorant de justice ; ce que vous m’avez dit sur Cousin m’irrite, car, dans le fond de mon âme, je sais que c’est injuste. Je ne l’ai pas assez dit parce que j’ai eu pour, et que j’use, sans cesse, de politique envers vous, tant je crains de perdre le peu qui me reste, et je sais que rien ne vous est odieux comme de voir que vous avez tort. Je passe mes journées et mes nuits à repasser ce que vous m’avez dit, et les duretés sont gravées comme des sillons. Je change vingt fois par heure de résolution, car, comment vivre ? Mais comment ma pauvre mère supporterait-elle de me trouver morte ! J’aurais eu besoin d’une grande indulgence, d’une grande tendresse lorsque j’ai appris l’horrible vérité[10], le 24 janvier ; j’aurais eu besoin que depuis vous m’eussiez traitée comme un enfant malade, que vous fussiez venu souvent, que vous m’eussiez consolée. A votre place j’aurais fait dire que j’étais malade et je ne me serais occupé que d’un être aussi malheureux. Pour moi, je n’ai pas hésité, moi, à déclarer à maman que je me jetterais à l’eau si elle ne revenait pas en France lors de la mort de Mme de Condorcet, et lorsque vous avez été malheureux pour Cousin, je vous ai offert toute ma personne ; oui, vous devez vous en rappeler, et c’était lorsque vous souffriez parce que je ne vous aimais pas. Mes heures étaient à vos ordres. A cela votre réponse est prête : j’étais honteuse de vous rappeler tout, quand nous en avons parlé. Vous valez mieux que moi, car j’étais prête à tout donner lorsque je vous voyais malheureux et vous n’avez pas négligé le plus léger de vos devoirs. Mon Dieu, donnez-moi la force de ne plus vous voir, aidez-moi, je suis la plus faible des créatures !


le 8 mars [1826].


Mary Clarke à Claude Fauriel


Mercredi.

Cher ami,

Je vous prie de dîner ici, vendredi. Je vous écris, ce matin, de crainte qu’avant ce soir, vous ne vous engagiez quelque part. Je suis profondément triste, depuis bien du temps, de votre indifférence pour moi, qui me paraît plus grande que jamais. Je ne crois pas que vous-même en ayez la conscience, et si je pouvais vous voir un moment seul, ce me serait peut-être un soulagement au moins de vous en demander la raison. Je donnerais tout au monde pour que vous me prouviez que je me trompe, mais rien que le manque d’intérêt que vous prenez à ma santé est quelque chose que je ne puis comprendre. Je suis sûre que vous ne vous doutez pas que j’ai souffert de maux de dents et de tête perpétuels depuis quinze jours, pour la simple raison que vous ne m’avez jamais demandé comment je me portais. J’ai tâché en vain de me persuader que c’est que vous êtes absorbé par votre travail, par votre manque de santé, et je me raisonne et je pleure. Je puis le dire avec vérité, je n’ai pas passé deux jours, presque, depuis votre retour, sans pleurer amèrement. Je vous ai écrit bien des lettres que j’ai supprimées, en me disant le lendemain : A quoi bon ? les plaintes font-elles revenir l’affection ? Enfin, je ne puis passer un deuxième hiver comme le dernier. Au printemps vous étiez changé et j’espérais voir revenir des jours depuis longtemps passés. Il paraîtrait que je me suis trompée. Tâchez, cher ami, sans vous mettre dans un état hostile comme cela est souvent arrivé lorsque j’ai cru avoir à me plaindre de vous, et l’ai fait, de me dire sincèrement si votre ancienne tendresse pour moi est évanouie. Je ne parle pas de l’habitude, d’une certaine amitié qui, je suppose, vous reste : elle ne me suffit pas, et plutôt que de continuer à me tourmenter comme je fais, j’essayerais de prendre un parti qui, quelque horrible qu’il me fût au commencement, me laisserait peut-être plus tard un peu de repos. Si vous n’avez plus pour moi les sentimens d’autrefois, j’attendrais de votre amitié de m’aider à avoir du courage pour le prendre. Je suis constituée de manière à être obligée de me traiter moralement, comme un médecin traiterait un être bien malade à qui il faut donner des remèdes qui peuvent tuer ou guérir. Je suis convaincue d’une chose, et je me le suis dit bien des fois pour apaiser la peine et l’irritation atroce que vous m’avez causée dans ma vie, c’est que vous n’avez jamais compris à quel excès je suis faible et souffrante. Je vous prie de venir demain vendredi à quatre heures pour que j’aie une heure à causer avec vous. Hélas ! que je serais heureuse si je pouvais aller chez vous demander une explication lorsque j’en ai besoin, au lieu d’être obligée d’écrire et de dévorer jusqu’à ce qu’un hasard heureux ou la cérémonie de vous le demander me le fasse obtenir !


Journal de Mary Clarke.


Le 2 avril.

Un matin, c’était à la fin de janvier 1826, le printemps était arrivé plus tôt qu’à l’ordinaire ; ma fenêtre donnait sur des jardins ; entre six et sept heures j’étais couchée, j’entendis chanter un oiseau, je ne sais quelle traînée d’idées ce chant réveilla dans mon âme, mais ce fut le premier moment de bien-être que j’éprouvai depuis deux mois : l’idée du sacrifice entier de toute personnalité se présenta à moi comme une inspiration soudaine et fit couler comme dans mes veines un baume calme et tranquille. Comme ma pensée ne dure jamais longtemps, ma vie passée se présenta à moi, je me demandai : Qu’est-ce que les passions auxquelles je m’étais livrée avec un si complet abandon m’avaient donné de bonheur, comparé à l’excès des souffrances que j’avais endurées ? Je me fis une promesse de chercher à changer les habitudes de mon âme, mais tout cela ne fut pas de longue durée. Cependant, pendant que dura le bon moment, je me promis de m’occuper continuellement, de ne plus passer des heures à rêver et à désirer. Je retombai deux heures après dans l’agitation, mais je date de ce jour un commencement de mieux. Je me forçai à m’occuper un peu et à mettre un peu d’ordre : je commençais comme une espèce d’ardeur, et puis je retombais dans rabattement. Quand je me croyais plus calme et plus résignée, c’était souvent l’espérance qui se glissait dans mon âme, non pas l’espérance d’être jamais à Cousin, mais de le voir dans un jour ou seule, ou d’être serrée dans ses bras, ou de l’entendre me dire quelques-uns de ces mots qui lui échappaient et qui me semblaient déceler son amour pour moi malgré lui, ou de lui entendre dire qu’il était malade : car la passion contrariée ressemble à la haine, la souffrance de ce qu’on aime fait plaisir si c’est pour soi ; ou bien je repassais mille fois tout ce qu’il m’avait dit de lui, de son passé, son caractère ; ou je le voyais assis à mes côtés les bras autour de moi, me regardant avec ses beaux yeux si vifs, si brillans qu’ils ont l’air presque surnaturels. Un soir, vers ce temps, il était ici avec Fauriel : ils parlèrent du moyen âge, des Templiers ; Fauriel raconta qu’il en reste encore des souvenirs dans le midi de la France et des traditions qui leur sont toutes favorables et les représentent parmi les meilleurs des ordres religieux. Cousin dit qu’on avait trouvé dans les caves et souterrains de leurs couvens, dont il y a encore des restes je crois en Allemagne, des instrumens qui prouvaient qu’ils étaient adonnés aux dérèglemens et aux vices les plus païens (je n’ai pas compris cela, mais j’ai pensé que, comme il s’agissait de pas grand’chose de bon, il valait mieux ne pas demander). Il cita pour appui un Allemand dont j’ai oublié le nom, qui avait fait de grandes recherches. M. Fauriel dit que cet Allemand avait pris plaisir à les dénigrer et à les calomnier avec acharnement ; il cita Raynouard[11]. Cousin dit que Raynouard avait pris leur cause comme un avocat qui. veut gagner un procès sans s’inquiéter de la vérité...

... Ce soir fut pour moi assez doux. Je me dis : Mais que me manque-t-il ? Cousin venait généralement quelquefois cinq fois par semaine. Hélas ! et je n’étais pas satisfaite. Que donnerais-je à présent pour être encore à ce temps ? Un soir, vers cette même époque, c’était un samedi, il vint avant Fauriel, il n’était que sept heures et demie. Quelles délices ! il s’assit auprès de moi, me prit les mains comme autrefois tout le temps que nous causions, je ne me souviens pas de quoi. Cela ne dura qu’une heure. Le lendemain était dimanche, j’avais dit à Fauriel de ne pas venir parce que j’allais chez Mme Chassériaux un pou avant huit heures : on sonne, le cœur me bat à s’échapper, oh ! Dieu, c’était lui ! Maman alla s’habiller. C’était la première fois que je me trouvais seule avec lui depuis dix jours. J’appuyai ma tête sur son épaule, il me serra dans ses bras, je pressai sa tête sur ma poitrine, j’étais assise plus haute que lui, tantôt je regardais son visage et tantôt le ciel, et je joignais les mains avec transports, et je... mon Dieu ! de tels momens peuvent-ils se décrire ? Je me sens étouffée en y pensant. Nous eûmes près d’une heure. Pourtant, même cette heure avait son mélange d’amertume. Cousin allait parler de je ne sais quel livre. Je l’interrompis : « Oh ! ne pensons à rien ! » Il avait l’air heureux, mais pas aussi transporté que quelquefois avant, quand il me serrait contre son cœur et ne pouvait dire qu’une parole, c’était mon nom mille fois répété, comme si de le prononcer était un plaisir ineffable. Enfin, cette heure finit, toutes finissent ; mais les heures de bonheur m’ont toujours paru très longues : il se passe tant de sentimens dans un pauvre cœur humain pendant qu’elles durent ! Cette semaine devait être heureuse : il vint mercredi, comme je pensais à aller chez Mme Belloc dans l’espoir de l’y rencontrer. Je me portais mal, lui aussi. Nous restâmes et la soirée fut délicieuse. Nous causions dans un calme et une paix profonde de tout. J’ai trouvé avec lui et lui seul l’idéal de la causerie, lia le même plaisir à peindre les nuances de ses sentimens que moi à dessiner les caractères, à métaphysiquer. Toute mon âme semblait se confondre avec la sienne, tant la sympathie était intime ; et en même temps, tout ce qu’il dit me transporte dans un monde nouveau et étend les bornes de mon intelligence. Depuis que je le connais, j’ai mille manières de voir nouvelles. Notre bonheur fut parfait jusqu’à près d’onze heures. Je lui dis : « Vous viendrez vendredi, Fauriel ne vient pas et c’est sa faute. » Un coup de foudre, il me répond qu’il ne peut pas, qu’il faut qu’il dîne avec je ne sais quel député. Comment, moi qui ai compté sur ses vendredis, qui ai dit à tout le monde que je sortais ce jour exprès pour vous voir. « Chez Marie[12], il faut que j’y aille, croyez-vous que j’en ai plus de plaisir que vous ? » De paroles en paroles je m’emportai, je lui dis de ne jamais me revoir s’il ne venait pas ce jour : il prenait tout cela en riant, j’étais irritée à l’excès. Il finit par dire qu’il viendrait, mais toujours ne voulant pas abandonner son rendez-vous, mais qu’il quitterait à huit heures et un quart ou demie. Enfin, il devint sérieux et me dit en me regardant d’un air pénétré : « Vous ne voyez donc pas que vous me faites beaucoup de peine. » Nous redevînmes attendris, nous nous serrions dans les bras l’un de l’autre, il était près de minuit. Exécrable minuit, nous ne pouvions nous quitter ! Enfin, à minuit et demie, nous prenons un grand courage, il s’en va. Un instant après, je m’élance après lui sur l’escalier et dans ses bras. Hélas ! c’était la dernière fois Mais je n’en savais rien ou je n’aurais pas pu le quitter. Le moment après son départ, je tombais dans une grande tristesse et honte. que devait-il penser de moi ? Il m’en aimera moins. Le lendemain, j’écrivis vile un billet dans lequel je lui disais que j’étais honteuse de m’être emportée, que je l’expierais volontiers et qu’il ne vint pas si cela le dérangeait le moins du monde, mais que je ne l’eusse point fait si ma demande n’avait pas été juste ou au moins qu’elle me le paraissait. J’éprouvais une espèce de satisfaction après que ce billet fut parti, car c’était surtout la crainte de lui plaire moins qui me tourmentait. Les femmes qui aiment passionnément souffrent sans cesse dans leurs rapports avec les hommes : même quand elles sont autant aimées, elles ont la crainte d’être mal gracieuses si elles disent ce qu’elles sentent, et quelle pénitence de cacher ce qu’on sent à celui qui l’inspire, et à qui il semble qu’on ne peut jamais le dire assez, et en le disant avec passion on craint de diminuer ce qu’on inspire ; et si on se l’entend dire moins, la fierté et la modestie défendent de demander sans cesse si on est moins aimée que la semaine dernière, qu’hier, qu’il y a une heure ; et la misère de la parole qui jamais ne fait voir le dedans de l’âme de ce qu’on aime ! Je pensais par mon billet me rétablir un peu dans ma dignité, qui d’ailleurs n’était pas grande, n’était rien ; seulement la profondeur, l’élévation et la pureté de mes sentimens devaient m’empêcher de n’être pas estimée.


Le 23 avril.

Jeudi matin, avant d’aller au Louvre, je me dis : Allons dans le Luxembourg regarder ses fenêtres. Je n’avais aucune idée de le rencontrer et je balançai même si j’irais. Mais le soleil était beau, la verdure fraîche, au haut de la petite montée je vis quelqu’un sortir par la petite porte. Je ne le reconnus pas de suite. Il s’avance, je me trouve en face de lui : c’est lui-même. Il prend mon bras, sa voix était tendre, j’étais si contente que je ne pus ouvrir la bouche. Nous marchâmes quelque temps. Je pensais à ce que j’avais si besoin de lui dire : Pourquoi N’êtes-vous pas venu quand je vous ai écrit avec tant d’instances ? Il n’est pas de bonne foi, je le crains, il commença par me dire qu’il ne pouvait sortir, ce jour-là, qu’il était malade. — Vous êtes allé chez Mme Arconati ! — Tout ce que je pus recueillir après des questions croisées et des preuves que je lui apportais, c’est qu’il n’avait pas envie d’avoir d’explications, c’est qu’il craignait l’émotion qu’il avait encore, alors qu’il aurait voulu aller à l’Opéra tous les soirs pour ne voir personne et être calme, qu’il était allé chez Mme Arconati parce que son mari était venu le chercher en voiture. Aime-t-il Mme Arconati ou sa sœur ? Voilà ce que je pensai. Je souffrais durant toute celle conversation. Nous nous assîmes dans deux endroits différens. Nous parlâmes de Fauriel. Il dit qu’il l’aimait beaucoup, qu’il ne voyait pas la vie de la même manière que Fauriel, que Fauriel m’aimait beaucoup, bien plus que lui, Cousin, n’aimerait aucune créature. Je lui dis que si je lui avais dévoué trois ans de ma vie, il m’aurait aimée autant, que cet amour avait fait du bien à Fauriel. Il répondit que non ; puis quelque temps après, je lui dis que Fauriel avait eu de l’amour pendant trois ans sans passion, et il eut l’air de l’envier. Il dit : « Oui, Fauriel a attendu assez longtemps avant de trouver quelqu’un qui pût lui inspirer de pareils sentimens. Je ne trouverai jamais ! » Je lui disque je lui souhaitais d’être trompé par les femmes, parce qu’il n’appréciait pas assez la transparence de mon caractère. Il me dit : « N’ayez pas peur, cela ne me manquera pas, et je l’ai déjà été ; ainsi je le supporterais encore. » En tout, je l’ai trouvé sec et dur. Il m’a dit que j’étais maladive avec lui. C’est vrai, tout me blesse. Je lui dis que si je n’étais pas guérie avant mon retour, je ne reviendrais pas. Il répondit : « Vous avez raison, j’espérais vous voir chaque jour quand je demeurerai près de vous. » Je ne me rappelle pas au juste chaque réponse, mais l’ensemble témoignait une détermination d’oublier entièrement tous ses discours d’autrefois, de notre pour moi qu’un ami de loin, de me persuader qu’il n’avait jamais eu d’amour pour moi. De temps en temps seulement, une parole bien vague pouvait être ou n’être pas interprétée dans un sens différent. Est-il vrai qu’il ne m’ait jamais aimée ? Mais qu’importe ? Ne suis-je pas depuis longtemps déterminée à guérir ? Je sentais mon cœur se serrer chaque moment davantage, et pourtant le charme inexprimable de sa présence m’empêchait de souffrir autant que quand je suis seule et que je repasse ses cruelles paroles. Au bout de deux heures et demie, il me reconduisit jusqu’à la porte. Je rends grâces à Dieu de ne pas avoir cherché à prolonger notre promenade. C’est lui ; mais je n’eus pas le courage de résister à la tentation de le prier de venir à cinq heures me voir. Il me dit qu’il viendrait samedi. J’eus la faiblesse de le prier de venir aussi vendredi. Il est vrai qu’il avait dit : Je viendrai un soir avant. Et puis je revins l’âme remplie d’amertume. Ne pouvant rester seule, j’allai chez Mme Belloc, que je trouvai avec M. Thierry qui me parut rempli de tendresse pour moi. Nous parlâmes du livre de M. Vitet. Mme Belloc dit des bêtises sur le dramatique historique. Je dis qu’il y avait deux manières d’exciter l’imagination : d’avoir soi-même la tête naturellement remplie d’images et les raconter, ou d’avoir un certain tact pour toucher à ce qu’on sait qui excitera l’imagination des autres. Ils ne saisirent pas mon idée, ni l’un ni l’autre, et répondirent autre chose à autre chose. Fleury me dit qu’il viendrait lundi J’allai ensuite au cabinet de M. Denon[13] où il y avait tant de choses, et je ne vis rien, excepté des dieux indiens qui excitèrent mon imagination comme tout ce qui vient de là.

Il y avait un petit homme épouvantable, en bronze, perché sur un pied avec deux longues dents à la mâchoire inférieure, que je me figurais être Siva. Pourquoi font-ils tout le monde si laid ? Est-ce leur volonté ou l’impuissance de faire mieux ? Jetais bien triste. Je me fis faire les cartes par Adèle : il n’y avait que des piques. Le soir, Amédée vint. Je demandai des questions sur toutes les femmes de Paris un peu distinguées. Je lui dis combien je désirais en connaître. J’eus peut-être to)t, il dit que Mme Aubernon[14] est une personne très brillante, belle, spirituelle et riche. Il ne s’en alla pas avant Fauriel. Vendredi matin, je résistai à aller guetter ces magiques fenêtres. Il me prit un désir très grand de voir ce cher Fauriel et, malgré toutes mes peurs, j’allai droit chez lui. Il était sorti.

Enfin je finis par le rencontrer dans la rue. Il avait l’air content ; je me dis : « Je puis donner du bonheur à une créature humaine. » Nous allâmes aux Tuileries. J’étais dans un certain état de paix. Le soleil brillait dans tout l’éclat du printemps, les arbres étaient vert tendre, les oiseaux faisaient un ramage bruyant, et de temps en temps on entendait chanter avec suite comme dans les bois. J’éprouvais du plaisir et mes paroles étaient gaies. Je ne me souviens pas d’avoir en ce moment désiré être avec Cousin au lieu de Fauriel. Je pense avec satisfaction que j’ai gagné depuis un mois, car au commencement de mars, quand j’étais avec Fauriel au Jardin des Plantes, je ne pensais qu’au bonheur suprême d’y être avec Cousin. Que le cœur humain est bizarre ! Fauriel se sentait tranquille. Je lui demandai à quoi il pensait : « À Grégoire, » me répondit-il. Il y a un mois il ne pensait qu’à moi, et se tourmentait. Je ne sais si je n’éprouvai pas un léger malaise à cette réponse, mais je n’y cédai point. D’ailleurs il ne pensait pas à moi. Bientôt je dis que j’avais un besoin perpétuel de plaisir. Il me dit que je ne savais pas ce que c’était. Je le niai, je lui définis le plaisir. Il me dit que je ne comprenais que les plaisirs intellectuels, que j’étais une bûche, mais la plus gentille qui fût jamais, que les baisers ne m’en faisaient que parce qu’ils exprimaient la tendresse. Je fus étonnée de m’entendre appeler bûche ; je suis la bûche la plus enflammée qui fut jamais. — C’est vrai, me dit-il, mais vous êtes une réunion de contrastes. — Je tâchai de lui prouver, ce qui est vrai, que c’est l’excès de la passion de ma nature qui me rend ce qu’il appelle bûche ; mais il ne put me comprendre. Je lui dis : « Puis c’est un grand orgueil qui fait que je méprise tout ce qui tient aux sens, mais je ne suis pas plus bûche qu’une autre. » Il me soutint que c’était constitutionnel chez moi, mais que seulement mon orgueil et tout le reste m’aidait. « Cela n’est pas vrai, je le lui dis, mais jamais aucun homme ne me comprendra. « Je lui dis que le sentiment, dépeint dans Euripide, qu’Hippolytea pour Diane, est un haut degré de passion, et que la passion est bien plus forte quand elle a ce caractère dur et tout intellectuel. J’eus beau faire, il n’y comprit rien. Qu’il est triste de n’être jamais comprise ! Y a-t-il un monde, une sphère dans cet espace que je regarde le soir, où il y ait une manière d’exister à découvert, où la parole ne soit pas nécessaire ? Il n’y a que dans cette sphère que la sympathie existe. Ici, nous ne faisons que la goûter. Fauriel me comprend pourtant mieux que personne. Il me dit que Mme Manzoni me ressemblait. Cela n’est pas vrai.

Je le quittai à midi. Je peignis au Louvre le reste du jour. L’ennui me rongeait. Je pensais sans cesse : « Viendra-t-il ce soir ? » Mes pressentimens disaient non : tout le soir je restai couchée sur le sofa et j’étais si remplie de tourment que je ne pus parler malgré que Joséphine fût là. Tout ce que Cousin m’avait dit me donnait des angoisses inexprimables, et il ne venait point. Une demi-heure avec lui m’aurait tranquillisée. Je pensais et je pense depuis quelque temps à la mort d’une manière qui m’est nouvelle : la perte de mon identité ne m’effraye plus. Voici par quelle suite de raisonnemens : je suis sûre que l’âme est immortelle, mais c’est une très petite partie de moi ; ma nature n’est pas de la plus haute espèce, même de celles d’ici ; quand je m’examine, je vois que mes passions remplissent la plupart des momens de mon existence ; aimer est presque tout mon être et fait mon tourment. Ce n’est pas cela qui est l’âme, ni qui survivra, ce n’est qu’un accident inhérent à l’humanité. C’est de ce caractère passionné que je voudrais me délivrer. J’ai beau me tordre, je ne le puis. Autrefois, je désirai me donner la mort ; mais c’était en partie dans l’espoir d’être plus heureuse dans une autre vie, en partie pour être regrettée par ceux qui me faisaient souffrir, en partie pour me délivrer de mes peines ; mais le désir d’améliorer ma condition était toujours au fond ; c’est le motif de Werther. J’ai outrepassé cela ; l’autre soir je ne sentais qu’un désir, c’est de n’être plus ; je n’éprouve aucune amitié pour moi-même, je voudrais me changer de fond en comble, comme les animaux pétrifiés sont changés. Eh bien ? qu’est-ce que la perte de l’identité ? C’est cela ! Le sombre ennui qui me ronge me fait souvent penser au suicide, mais j’y ai plus de répugnance qu’autrefois. Est-ce un instinct vertueux ? est-ce poltronnerie ? Je voudrais être malade et m’étendre sans que mes actions y fussent pour rien. De cette façon, je suis innocente, si le suicide est criminel. Je pense souvent à attraper une maladie, mais j’ai toujours peur qu’elle ne me tue pas, et vivre malade et à charge aux autres, devenir laide et dégoûtante me fait horreur. Je n’ose me flatter que la toux que j’ai depuis quelque temps soit sérieuse ; j’éprouve une espèce d’irritation contre moi, de la force de vie qui ne veut pas me quitter, et de jalousie de tous ceux qui meurent. Je suis très faible, mais je puis traîner une longue vie dans cet état.

Fauriel vint tard, sa tendresse me fait du bien. Il me serrait contre son cœur, il me semblait que je me reposais sur du duvet. Je le lui dis, il ne me comprend pas. Triantaphylos vint aussi. Il m’aime tendrement, c’est un cœur d’or. Quel malheur que son esprit ne me donne aucun plaisir ! Fauriel raconte qu’on lui avait raconté chez M. Guizot que Cousin, l’autre soir, chez Mme de Broglie, avait loué Marat. Fauriel ajouta qu’il ne comprenait pas que Cousin choisît cet auditoire pour dire de pareilles choses, qu’on l’avait beaucoup critiqué et qu’on s’était beaucoup moqué de lui. Hélas ! pensé-je, qui le comprendra aussi bien que moi ? Il va ainsi dépensant son esprit parmi des gens à qui il ne fait que peu de plaisir et qui jamais ne le comprennent, et une heure de sa conversation me donne des milliers d’idées nouvelles ; c’est comme si l’on soulevait un rideau et qu’on me montre tout un pays caché derrière. Cher Fauriel, que vous étiez tendre et que vous m’avez fait de bien, l’autre soir ? Vous me dîtes que la première fois que Cousin vous avait parlé de moi, il vous dit qu’il n’avait jamais vu une femme qui lui ait plu autant que moi. Je l’embrassai, mon doux ami, et je lui dis : « Ce que vous me dites, cher Dicky, me fait bien plaisir » Samedi matin, je me réveille en pensant que je le verrais seul à cinq heures. Comment passer la journée jusque-là ? Je pris Werther, car mon attention ne voulait pas se fixer à autre chose. A neuf heures et demie je ne pus résister à la tentation d’aller guetter ses fenêtres. Elles étaient plus ouvertes que de coutume. Etait-il sorti ? Je le crois, je ne me permis pas de penser qu’il était chez Mme Arconati. Hélas ! elle devait partir vendredi, et puis elle le remit à lundi. Je restai jusqu’à onze heures, je finis Werther. Au total, il m’a un peu désappointée ; il y a quelques pages exquises, une lettre surtout où il prie ; mais généralement, la douleur n’y est que devinée, il y manque de ce modèle fin et privé auquel on n’atteint que quand on peint d’après nature. L’auteur n’a jamais senti l’excès du malheur lui-même. Cependant son imagination l’en approche ; il y a des idées charmantes sur l’Odyssée, sur l’enfance ; le caractère de Lolotte est bien gracieusement touché. Je fus chez Mme Belloc pour dépenser le temps et pour me distraire de l’odieuse pensée qu’il ne viendrait peut-être pas ; j’avais tant de choses à dire, j’avais un besoin dévorant de le voir, je restai quelque temps avec elle, et par hasard elle me dit que Cousin lui avait donné son livre ; je sentis quelque chose d’inexprimable dans ma poitrine qui me revient pendant que j’écris. Je gardai le silence pour cacher mon trouble. Mais je crains les yeux de Mme Belloc ; ils sont bien fins. Je repris et lui demandai comment elle le trouvait. Je vis par sa réponse qu’elle n’y comprenait rien. Je revins toute remplie de tristesse ii quatre heures et demie. Je ne pus tenir, je m’en allais à mon siège habituel. Je me dis : S’il vient, je le verrai plus tôt et du moins je serai un peu moins de temps dans cette horrible..


Le 3 mai.

Je ne demande à moi et à Dieu qu’une chose, c’est de me donner le pouvoir de vivre sans m’agiter sans cesse et de me donner la patience d’attendre tranquillement la mort avec la même espèce de sentiment que l’on éprouve lorsqu’on se dit : « Le soir viendra, j’en suis sûre, ainsi calmons-nous ! » Je me suis promis solennellement de ne jamais plus m’emporter contre Cousin en dehors. Voyons ! Si je puis me tenir cette promesse, j’aurai gagné une victoire qui m’en fera gagner bien d’autres. Il ne faut pas trop exiger de soi tout d’un coup. Si j’avais commencé par me demander de petits sacrifices, je serais peut-être arrivée aux grands, à présent. Hélas ! il faut sentir son âme arrachée morceaux par morceaux, comme les progrès lents de la pétrification. Peut-être cette passion incommensurable, que je sens, est-elle un bien : elle me sert à beaucoup de choses. Tout mon être avait besoin d’être renouvelé, le bonheur ne m’avait jamais paru que dans l’amour, j’étais ennuyée, la pensée était peu de chose, un accessoire pour moi. A présent, il faut y renoncer, il le faut : ces terribles paroles, je me les répète quarante fois par jour. Tout se résume là.


Le 5 mai.

Mercredi soir, je fus chez Mme Belloc, bien résignée à m’ennuyer. Une demi-heure après, je vois Cousin. Non, il n’est pas dans la parole humaine d’exprimer la joie que sa vue me causa ! Au bout de quelques instans, il vint se mettre auprès de moi. Je sentis une tranquillité momentanée. Nous causâmes un peu. Mais, hélas ! il n’est plus le même. Je sais bien que c’est de ma faute : c’est moi qui ai gâté cette intimité, c’est ma nature faible et passionnée. Il s’en fut au bout d’une heure sous prétexte de voir Fauriel chez Mme de Broglie, mais plutôt pour éviter de me reconduire.

Ah ! quel moment que celui où je le vois sortir ! J’avais osé espérer un moment. Cependant, il m’a aimée, je n’ai pas imaginé tout ce qu’il m’a dit, toute son ancienne manière d’être quand il ne pouvait souffrir de me laisser traverser la chambre parce que cela m’éloignait de lui un instant. Et quand même j’eusse pu m’exagérer tout cela, Jacques l’a dit à Mme Sirev. Auguste Vignier l’a dit, son meilleur ami a dit qu’il était fou. oui, fou d’amour pour moi ! Je me répète sans cesse ces chères paroles, et ce n’est pas la satiété ni l’inconstance qui l’a fait changer, c’est le sentiment du devoir. Lui plais-je toujours autant ? Je me le demande sans cesse, je me résignerais à tout pour en être sûre. Ce qu’il m’a dit dans le jardin est vrai : « Je suis faible ; je devrais me dire : puisqu’il a eu de l’amitié pour moi, elle doit être toujours la même ; seulement, la forme en est changée. » Il m’avait dit même dans le temps où il était le plus passionné : « Marie, notre destinée est gravée sur le marbre, sur l’airain, elle est irrévocable, nous ne pouvons nous séparer de Fauriel, nous serions les plus misérables des lâches si nous le faisions. » Cela est vrai, je ne l’ai jamais nié. Quand il voyait mon désespoir, il me disait : « Mais, Marie, que voulez-vous que je fasse ? » J’ai toujours gardé le silence, j’en rends grâce à Dieu, je n’ai jamais par une parole cherché à le tenter, et j’en aurais été punie par son mépris si je l’avais fait ; mais je n’ai pas conservé ma dignité près de lui, j’ai trop dit combien je l’aimais, je me suis trop emportée, je lui ai trop demandé s’il ne m’aurait pas aimée. Jamais de ma vie je n’ai été si complètement maîtrisée : avant, j’avais dans toutes les circonstances, jusque-là, gardé comme un petit recoin de calcul qui semblait planer au-dessus de ma passion, quelque forte qu’elle fût, et me faisait ne pas sacrifier tout au présent dans les moyens de la satisfaire ; mais depuis que je l’ai connu, il semble que j’ai perdu la tête, que mon étoile a pâli comme Bonaparte. Il me disait bien : « Je vois le but seul, et non pas les détails ; le devoir est, je ne connais que le devoir. » Il a quelque chose de fort et de métallique dans le caractère qui l’empêche d’être tendre pour moi comme j’en aurais eu besoin, car je crois, j’espère que je n’aurais pas plus que lui pu abandonner Fauriel ; mais il fallait m’y amener par degrés. Moi aussi, j’ai du courage, mais je suis comme Jeanne d’Arc : je me ferais brûler, mais je pleurerais.

Lorsque je lui ai dit qu’il aurait fallu m’y amener doucement, il m’a dit que lui n’en aurait pas eu la force. Cela était en contradiction avec son assertion d’une minute avant, qu’il n’avait jamais eu pour moi que de l’amitié. Peut-être qu’il a cru me guérir mieux en me disant cela. Il se trompe, ce n’est pas parce qu’il m’a aimée que je l’aime si passionnément. Je le mets au présent, car, quoique je sois habituée à ne plus le voir, quoique je regarde plus tranquillement l’avenir, je ne puis me cacher que je ne suis pas changée d’un atome. C’est cette immense variété dans son esprit, ce mouvement perpétuel d’idées, cette vie et cette verve dans tout ce qu’il dit, ce caractère plein d’énergie et d’activité dont les défauts mêmes me plaisent, cette imagination métaphysique et tout cela exprimé dans des yeux que même M. Thierry trouve surnaturels, ces beaux yeux dont le brillant étonne tous ceux qui les regardent. Ils m’ont exprimé tour à tour la passion, le désir, la tendresse, l’enthousiasme. Malgré tout ce que j’ai souffert, tout ce que je souffre, je suis contente de ce souvenir ; je ne voudrais pas [ne pas] avoir connu tant de bonheur. Je me suis souvent examinée là-dessus et ma réponse est toujours la même : je suis bien aise de l’avoir connu et d’en avoir été aimée, je ne savais pas avant ce qu’était l’amour. Pourtant, j’avais été bien passionnée ; mais j’aimais l’amour, et non la personne. Dans le temps que j’aimais le plus Fauriel, je me disais quelquefois : « C’est singulier que je ne me sens pas la capabilité de lui écrire un torrent de passion comme Mlle de Lespinasse. » Et je me répondais : « C’est que je ne suis pas à beaucoup près aussi passionnée qu’elle. » Je me suis trompée ; bien peu savent même ce que c’est que l’amour. Ce n’est que lorsqu’une créature inspire à une autre à chaque instant le plus haut degré de plaisir dont elle est susceptible, et que l’imagination a beau l’examiner, elle ne peut désirer rien au delà ; c’est ce qu’Auguste éprouvait pour moi ; cet amour est tellement nourri de bonheur et d’impressions qu’il n’augmente pas par la contrariété, et qu’il pourrait toujours être aussi vif sans passion. Je ne sais si Cousin l’eût ou l’a éprouvée pour moi. Je doute que Fauriel l’éprouve, je crois pourtant qu’oui. Cependant à Venise, il était bien endormi, je...

J’ai senti presque un petit soulagement quand l’heure à laquelle j’ai espéré le voir est complètement passée. A son commencement, j’ai souhaité avec une ardeur qui m’a fait me prosterner à terre et prier je ne sais quel Être, car je n’ose le demander à Dieu. Je tâche de me calmer, Je me dis : non, il ne viendra point. Je me raisonne et je débats ; cela paraît un siècle ; vers la dernière partie, je suis convaincue que je ne le verrai pas. L’heure passe et tout devient morne. Je suis sûre que si une créature humaine pouvait voir comme dans un verre ce qui se passe dans une autre, elle n’aurait jamais le courage de lui refuser. Ah ! si, dans ce moment que Cousin est occupé à causer de politique avec M. V….[15], une fée bienfaisante voulait lui faire apparaître un instant l’état de mon âme, il viendrait. Mon Dieu, si je pouvais une seule fois lui dire : « Cher Cousin, ne soyez pas si froid et si sec pour moi, cela me fait souffrir, soyons amis comme vous le vouliez. D’abord, je ne demande qu’à vous revoir tel que je vous ai vu. » Oh ! que j’ai été folle de gâter ce. que j’ai possédé quelquefois ! Je pense que c’est un rêve. Est-ce bien moi qu’il a aimée ? Il dit que ce n’était que de l’amitié. Eh bien ! s’il pouvait m’aimer encore comme cela, je serais satisfaite. Mon Dieu ! je m’enivre de larmes, il me semble que tout mon être va fondre.

Il faut se gouverner. Ce matin, je regardais à distance et comme à l’affût sa conduite et la mienne : il n’a jamais voulu avoir pour moi de la passion. (Mais il m’a aimée, j’en suis sûre, Auguste Vignier l’a dit. Oh ! que je l’aime de l’avoir dit !) Il a vu que je n’avais pas la force de l’aimer comme il voulait et il a tout tranché ; il a cru que c’était son devoir, et moi, malheureuse, j’en suis la cause. Sans cette exécrable lettre écrite il y a à présent un mois, je l’aurais encore comme alors. Je ne puis dire l’état dans lequel cette idée me met. Je me roule de douleur, je ne puis que dire tout bas : « Ah ! mon Dieu, ayez pitié de moi, ayez pitié de moi ! » Ah ! pourquoi la douleur ne me tue-t-elle pas, et je l’aimerais[16].


(A suivre.)

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.
  2. Les lettres de cette période sont remplies de plaintes et de récriminations. Fauriel n’a aucune hâte de rejoindre son amie, qui l’attend à Florence, en s’ennuyant. Il profite de son séjour à Milan pour se faire opérer de l’« incommodité » qui lui grossissait le nez : les suites de l’opération, plus longues qu’il ne l’avait prévu, lui fournissent un motif — ou un prétexte — de retarder encore le moment de la réunion. La lettre qui suit, avec ses explications embarrassées, résume assez bien leur état d’esprit respectif.
  3. Tommaso Grossi (1791-1853), Milanais : un des poètes patriotes de ce temps, auteur aussi d’un roman historique, Marco Visconti, de l’épopée inachevée : I Lombardi alla prima Crociata, etc.
  4. Il s’agit de l’Histoire de la Poésie provençale, qui fut publiée après la mort de Fauriel par J. MohI (3 vol., Paris, 1846).
  5. Fauriel était l’hôte habituel de Manzoni. à qui l’unissait une longue amitié. Les lettres fréquentes que lui adressait l’auteur des Fiancés sont parmi les plus importantes et les plus belles de l’Epistolario.— Les deux amoureux avaient fini par se réunir ; puis Mary Clarke avait quitté l’Italie, Fauriel devait la rejoindre à l’automne, après avoir passé par la Provence, où l’appelaient les recherches indispensables à la préparation de son grand ouvrage.
  6. Mort à Missolonghi, en 1814.
  7. C’est à son retour de Cold-Overton que Mary Clarke se laissa entraîner à l’intermède sentimental dont Victor Cousin fut le héros. Il avait alors trente-trois ans. et se trouvait au plus beau moment de sa popularité, en pleine période de combat. Le libéralisme de ses opinions avait fait suspendre son cours, et lui avait valu quelques mois de prison en Allemagne ; bien différent de ce qu’il devait devenir, il pouvait donc passer pour un champion des idées hardies vers lesquelles Mary Clarke inclinait par instinct, et qu’elle admirait chez ses amis les émigrés italiens. Il avait, de plus, un grand charme personnel, une réputation de pureté, des idées moins conquérantes que celles de Fauriel. (Sur Cousin, cf. J. Simon, dans la collection des Grands écrivains français.)
    Pour comprendre le vrai sens de cet épisode, il est nécessaire de résumer les lettres qui s’échangèrent entre les amoureux, et qu’il eût été oiseux de publier intégralement :
    Au printemps de 1825, Fauriel avait laissé Mary Clarke remonter vers le nord, en lui promettant de la suivre à brève échéance ; mais il ne se presse pas de tenir sa promesse. Son séjour chez Manzoni se prolonge indéfiniment ; comme il se plaint d’embarras financiers, Mary lui offre (7 septembre) de lui avancer une somme qu’elle a confiée à Mlle Ruotte. Il se la fait envoyer (lettre du 3 octobre), mais ne se hâte toujours pas de se mettre en route. Pourtant, le 3 novembre, il est à Marseille, d’où il écrit à son amie qu’il peut « à peine trouver quelques minutes pour lui donner un signe de vie, » se plaint de manquer de ses nouvelles et lui envoie une gentiane bleue qu’il a cueillie pour elle au col de Tende ; après quoi, il ne trouve de nouveau plus un instant pour lui écrire, jusqu’à Carcassonne (21 décembre). A Toulouse, quatre lettres d’elle l’attendaient, dont une, adressée à Marseille, l’avait suivi. « Penser à vous m’était bien naturel, répond-il le 26 décembre, et je n’ai pas fait autre chose ; il n’était pas si facile de vous écrire, et pour tout vous dire à ce sujet, j’aimais mieux vous écrire que ces pénibles excursions étaient finies, que de vous dire que j’allais les faire. » Il annonce qu’il a reçu « deux lettres bien aimables de Cousin, » et n’ose fixer le jour de son arrivée. Il est encore à Toulouse le 8 janvier ; le 12, il écrit de Moissac où il a été retenu par une inondation du Tarn ; puis il rentre à petites journées. — Ni les lettres, ni le Journal ne relatent l’explication qu’il dut avoir à son retour avec Mary, avec Cousin ou avec tous les deux.
  8. Une amie de Mme Clarke, dont le nom revient quelquefois dans la correspondance de la famille. (Communication de M. de Mohl.}
  9. Une amie de la famille Clarke. (Communication de M. de Mohl.)
  10. Nous n’avons pu découvrir ce qu’était cette horrible vérité. » Sans doute, il s’agissait de quelque infidélité de Fauriel, qui ne prenait pas beaucoup de peine, semble-t-il, pour dépister la jalousie de son amie.
  11. François Raynouard (1761-86), auteur de la tragédie des Templiers (1805), et des Recherches historiques sur les Templiers (1813).
  12. Probablement Mme Belloc, contre laquelle Mary Clarke avait à ce moment-là quelques ressentimens. (Communication de M. de Mohl.)
  13. Le baron Dominique Vivant Denon (1747-1825), célèbre collectionneur d’antiques, surtout de pierres gravées.
  14. Mme Aubernon avait un salon très brillant, dont sa fille a poursuivi la tradition.
  15. Probablement Vitet.
  16. Au printemps de 1826, Mary Clarke reprend, comme chaque année, le chemin de Cold Overton ; et la correspondance recommence à peu près sur le même ton. Les lettres de Fauriel semblent plutôt plus affectueuses. Le nom de Cousin y revient quelquefois. Il n’a pas de rancune contre ce rival passager, bien qu’il reste un peu endolori de sa mésaventure. Le 28 juin, il écrit à Mary : « Pourquoi ne me dites-vous rien de C[ousin] ? Je l’ai vu assez souvent depuis quelques jours, et nous avons diné plusieurs fois seuls, et recommencé à causer avec un peu plus d’intimité qu’il y a quelques mois. Il n’y a, je crois, dans mon cœur, aucun mauvais sentiment à son sujet ; il y a même des momens où je serais enclin à m’accuser d’avoir manqué de générosité envers lui : cependant, j’ai beau faire ; il y a eu en moi quelque chose de froissé qui ne revient pas, qui ne reviendra pas, et que je regretterai toujours. Il m’a demandé de mes nouvelles ; je lui en ai donné, et tout a fini par quelques mots que je ne me suis pas senti disposé à allonger. »
    Plus apaisées encore, les lettres de Mary se rouvrent cependant aux reproches habituels : car Fauriel se montre comme toujours un correspondant trop peu empressé à son gré, encore qu’il le soit plus que pendant le voyage d’Italie. En somme, c’est une période d’accalmie : le passage de Cousin a ramené la paix pour quelque temps.