Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/13

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 352-357).

XIII

UNE FABLE DÉMENTIE.

Pendant ce long hiver où il se trouva si souvent seul avec lui-même, dans les deux pièces jadis occupées par le vieux Dobson, Philip eut occasion, à diverses reprises, de repasser en esprit les incidents de sa vie d’autrefois, et — par un phénomène dont nous ne nous chargeons pas de rendre compte — plus il revenait ainsi sur les torts qu’il avait eus envers Sylvia, plus sa tendresse pour elle semblait les aggraver à ses yeux. Il s’accusait pour lui donner raison, et n’acceptait en sa propre faveur aucun de ces plaidoyers qui autrefois lui semblaient si concluants. À ses longues pensées, à ses amers souvenirs se mêlait une grande curiosité. — Où était Sylvia ? que faisait-elle ? À qui ressemblait leur enfant, cette enfant sur laquelle ils avaient des droits égaux ? — Il se rappelait alors la pauvre femme du soldat, la petite fille qu’elle portait dans ses bras et, songeant qu’elle avait justement l’âge de Bella, se repentait de ne l’avoir pas mieux regardée, de n’avoir pas conservé d’elle un souvenir plus net. Ceci l’eût aidé à se figurer l’autre.

Un soir, las de ressasser indéfiniment ces tristes pensées, il chercha parmi les quelques volumes en lambeaux que son prédécesseur avait laissés derrière lui, une lecture capable de le distraire pour quelques instants. Un tome dépareillé de Peregrine Pickle, un recueil de Sermons, la moitié d’un Annuaire militaire de 1774, enfin les Sept champions de la Chrétienté, voilà tout ce qui lui tomba sous la main. Il prit ce dernier volume, qu’il n’avait jamais lu et dans lequel il trouva l’histoire de sir Guy, comte de Warwick. Il vit comment ce guerrier fameux, étant allé combattre les païens sur leurs propres domaines, demeura loin de son pays pendant sept longues années ; — comment, au retour, sa propre femme, la comtesse Phillis, qu’il avait laissée en son castel, ne reconnut pas le pauvre pèlerin, usé par ses voyages, qui avec force mendiants et autres coquillards venaient recevoir de ses mains blanches la ration de pain quotidienne, — comment ensuite, agonisant dans la grotte qui était devenue son seul refuge, il envoya quérir la noble dame au moyen d’un signe connu d’eux seuls, et comment enfin, se rendant à l’appel de son seigneur, elle vint l’assister, en ce passage suprême, échanger avec lui de douces et pieuses paroles, puis recevoir son dernier soupir, qu’il rendit la tête appuyée sur le sein de cette fidèle épouse.

Ce vieux conte, que presque tout le monde connaît dès l’enfance, était pour Philip une nouveauté. Il ne pouvait y croire d’une manière absolue, parce que le caractère fictif des autres légendes était trop palpable et trop évident. Mais il ne pouvait non plus s’empêcher de penser que ce récit particulier reposait sur un fond de vérité ; que Guy et Phillis avaient vécu autrefois, comme Sylvia et lui vivaient aujourd’hui, créatures de chair et de sang. L’édifice gothique qu’il avait sous les yeux, la vie claustrale qu’il menait lui faisant comprendre et toucher au doigt, pour ainsi dire, ces souvenirs de l’époque chevaleresque, l’attachaient à cette relation naïve qui ressuscitait deux amants d’autrefois, depuis longtemps cendres et poussière. Il se disait que s’il pouvait voir Sylvia sans être reconnu d’elle, comme le comte voyait la comtesse, — vivre à sa porte ignoré de tous, et sans qu’elle le sût la contempler à son aise, elle et son enfant, — puis quelque jour, lorsqu’il serait sur son lit de mort, la mander à son chevet et mourir pardonné dans ses bras, ce serait là, certainement, un beau rêve. Une fois entrée dans son esprit, cette pensée devint une véritable obsession. Il se sentait appelé à Monkshaven ; à Monkshaven était sa place, et pour Monkshaven il fallait partir ; telles étaient au moins ses visions nocturnes, car aussitôt que sa raison reprenait le dessus, il comprenait parfaitement combien il serait insensé de quitter un séjour paisible, de renoncer à des soins bienveillants, pour aller dans une résidence où ne l’attendaient que l’abandon et la misère, — à moins qu’il ne se fît reconnaître, — et où, s’il prenait ce dernier parti, une infortune plus amère encore deviendrait probablement son partage.

Lorsque en face du petit miroir oblong suspendu à la muraille, le pauvre bedesman contemplait ses tempes dénudées par la maladie, ses lèvres béantes à qui l’état de sa mâchoire disloquée ne permettait plus de se rejoindre, ses yeux encore assez beaux — c’était toujours ce qu’il avait eu de mieux — mais enfouis dans leurs orbites profondes, il se riait amèrement de ses fantaisies romanesques et des folles espérances qui lui avaient fait croire jadis à la possibilité de reconquérir l’amour de Sylvia. Si jamais il revenait à Monkshaven, ce devrait être pour y prendre forcément le même rôle que Guy de Warwick. Mais du moins il verrait sa Philis et, de temps en temps, rassasierait ses yeux affamés en regardant passer son enfant. Sa petite paye d’invalide — six pence par jour, hélas ! — le mettrait à l’abri d’une détresse absolue.

Le digne warden fut étonné, choqué au dernier point lorsque, — pour la première fois depuis qu’il était en exercice, — il vit un bedesman du Saint-Sépulcre abdiquer spontanément les bénéfices d’une situation si enviée.

« Réfléchissez !… disait-il à Philip. Ces anciennes connaissances dont vous ne pouvez, prétendez-vous, rester plus longtemps séparé, vous ne savez rien de positif sur leur compte… Elles sont peut-être mortes, peut-être parties, et si cela était, vous n’auriez que ce que vous méritez… Souvenez-vous qu’une fois sorti d’ici, on n’y rentre plus… »

Là-dessus, le warden s’éloigna sans prêter grande attention aux humbles excuses de Philip, qui continuait à protester de sa reconnaissance et de ses regrets : mais notre invalide n’en restait pas moins décidé à partir dès qu’il aurait pu prendre les arrangements nécessaires pour assurer, dans sa nouvelle résidence, le payement du subside quotidien qui lui était alloué par l’État.

Ses forces étaient un peu revenues, il avait réalisé quelques menues épargnes sur son allocation de bedesman, lorsqu’au mois de février il quitta l’établissement du Saint-Sépulcre. Ce fut seulement aux premiers jours d’avril qu’il revit, entre York et Monkshaven, les sites familiers à sa mémoire. Plus que jamais alors ses hésitations lui revinrent, et il se rappela les paroles de mauvais augure que le warden lui avait fait entendre. À la dernière étape de ce long voyage de deux cents milles, il s’arrêta, pour passer la nuit, dans cette même auberge où jadis il s’était enrôlé. C’était sans intention, et uniquement pour abréger sa route de quelques milles qu’il avait pris de ce côté ; mais il n’en fut pas moins assailli de pénibles pensées, en récapitulant tout ce qui s’était passé depuis le jour où, sous ce même toit, il avait en quelque sorte posé de ses propres mains les bases de son malheur à venir. L’idée lui vint aussi que Sylvia pouvait être morte. Et reverrait-il la petite Bella, qu’il avait laissée resplendissante de santé, mais qui reposait peut-être maintenant, à l’ombre de quelque cyprès, dans le cimetière de Monkshaven ?… Tout lui était, ce jour-là, présage sinistre : le son mélancolique des cloches lointaines, le cri rauque et perçant des oiseaux de marais, le bêlement plaintif des agneaux nouveau-nés.

Il reprit, comme à dessein, le chemin qu’il avait suivi lors de sa fuite ; il descendit, au coucher du soleil, le même escalier taillé dans le roc, dont les dernières marches aboutissaient à un passage obscur donnant sur la Grand’rue. De plus en plus près, à chaque palier, il entendait les sons d’une musique joyeuse, les éclats d’une foule en liesse ; aussi se garda-t-il bien de quitter ce sombre couloir dont les ténèbres le protégeaient et, tapi à l’angle de la rue, il examina simplement ce qui se passait.

C’était une compagnie d’écuyers et de jongleurs, une troupe de Cirque, enfin, qui faisait solennellement son entrée dans Monkshaven. Le cortège était précédé de trompettes aux surcots mi-partis, que suivait un char rouge et or, traîné par six chevaux pies et qu’on dirigeait à grand’peine dans la rue étroite et tortueuse. Sur ce chariot perchaient des rois et des reines, des chevaliers et des grandes dames, — du moins le semblant d’iceux et d’icelles, — admirés et enviés par la marmaille qui les suivait, mais bien las, les pauvres hères ! et frissonnant de froid sous la pompe héroïque de leurs vêtements. Philip pouvait les voir ; il les vit, sans doute, mais sans leur accorder la moindre attention. Presque en face de lui, — dix pas les séparaient à peine, — debout sur les degrés d’une porte bien connue, Sylvia se tenait, ayant aux bras un bel enfant rieur à qui elle était venue montrer la mascarade. Elle-même souriait, et de son propre plaisir et de celui qu’elle voyait prendre à Bella. Un moment, elle tourna la tête : c’était pour parler à Coulson, placé derrière elle et dont la réponse, que Philip ne put entendre, parut redoubler sa gaieté.

« Si j’étais là, pensa-t-il, elle ne rirait pas de si bon cœur. »

Puis, quand la mère et la fille, la cavalcade une fois passée, regagnèrent la tiède région du foyer domestique, le mari de l’une, le père de l’autre se glissa furtivement dans cette rue où le froid du soir, l’obscurité toujours croissante venaient de remplacer les derniers rayons du soleil couchant. Il cherchait un misérable abri, une couche dure où ses membres fatigués allaient s’étendre sans que le sommeil fermât ses yeux.

La belle histoire de la comtesse Phillis, qui regretta si longtemps son mari, ne lui avait jamais semblé si mythologique. — Le comte Guy, au surplus, n’avait pas épousé sa femme, sachant qu’elle aimait un autre homme, et cet homme vivant encore, bien qu’elle le crût défunt.