Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/08

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 318-323).

VIII

ISOLEMENT.

Jeremy Foster était homme d’honneur. Jamais il ne fit allusion à la visite de Sylvia, mais ce qu’elle lui avait dit entra pour beaucoup dans les projets qu’il soumit à l’approbation de son frère et d’Hester.

Il fut convenu qu’elle continuerait à résider sous le même toit, ce qui, dans l’hypothèse du retour de Philip, faciliterait le renouvellement de leurs rapports mutuels et préviendrait les commentaires malveillants du public. Hester et sa mère viendraient habiter auprès de Sylvia et de son enfant. Grâce à la libéralité de Jeremy Foster qui lui avait abandonné une partie de son intérêt dans la maison de commerce, la jeune méthodiste comptait au nombre des associés. Elle avait pris peu à peu la direction exclusive du département spécial qui lui était confié ; de telle sorte que, pour mainte et mainte raison, sa présence à peu près continuelle devenait une vraie nécessité. D’autre part, la santé défaillante d’Alice Rose ne permettait pas qu’elle demeurât loin de sa fille, et les soins à lui donner constituèrent pour Sylvia une mission de confiance qu’elle était éminemment apte à remplir. La part de Philip dans l’avoir social, grossie récemment d’un legs de quatre à cinq cents livres qu’il avait aussitôt placées dans la maison, donnait un revenu suffisant pour l’entretien de Sylvia et de son enfant, qui par là ne se trouvaient à la charge de personne. Tout fut ainsi réglé par Jeremy Foster et accepté par Sylvia qui était restée trop enfant, trop dépourvue d’initiative personnelle, pour ne pas se remettre absolument un ses mains. Haytersbank se trouvant libre, elle eût sans doute préféré reprendre son ancienne vie dans ce rustique séjour. Mais l’intérêt même de son enfant et des soins à lui donner, la fit, non sans quelque regret, renoncer à cette vision caressée pendant quelques jours.

Hester eut aussi à se vaincre pour pardonner à Sylvia le malheur de Philip. Elle ne voulait voir en lui que son frère, mais une sœur n’a-t-elle le droit de s’indigner en voyant son frère méconnu, dédaigné par la femme qu’il aime ? D’un autre côté, Philip, dans sa lettre, lui enjoignait de veiller sur Sylvia et sur son enfant. Il fallait, pour remplir utilement cette tâche sacrée, surmonter l’antipathie et les ressentiments que lui inspirait la conduite irréfléchie de la jeune femme.

L’enfant par bonheur était là ; l’enfant aimée de tous sans réflexion, sans motif, sans effort. Hester passait avec elle ses heures les plus légères. Coulson et sa femme, à qui Dieu n’avait pas envoyé de postérité, ne se lassaient pas de l’avoir chez eux. Jeremy et Foster l’avaient en quelque sorte adoptée, et jusqu’à l’austère Alice Rose qui se sentait émue en faveur de la gracieuse petite Bella, ne pouvant s’empêcher de la comprendre parmi ces élus du Seigneur, dont le nombre lui apparaissait chaque jour plus restreint. Ceci la prédisposait à revenir peu à peu sur les jugements sévères qu’elle avait portés contre Sylvia, et à recevoir de meilleure grâce les soins que la jeune mère lui prodiguait.

Quant à celle-ci, personne ne savait ce qui se passait en elle, et c’est tout au plus si elle le savait elle-même. Au milieu des angoisses qui l’assiégeaient fréquemment, cette âme naïve cherchait un secours, et il lui semblait que la lecture des Livres saints l’aurait consolée. Malheureusement, elle ne savait pas lire encore et n’osait l’avouer à personne, pas même à Hester, dont la froideur involontaire la déconcertait, et chez qui elle devinait de secrets reproches, un étonnement douloureux du silence qu’elle gardait sur le compte de son époux absent.

La seule personne qui lui parût avoir réellement pitié d’elle, était le pauvre Kester. Encore cette pitié s’exprimait-elle plutôt par des regards que par des paroles : effectivement, en vertu d’une espèce d’accord tacite, ils ne parlaient presque jamais du passé. Deux fois seulement, — au moment du départ, la main sur la porte qu’elle allait refermer derrière lui, — Sylvia lui avait demandé s’il avait entendu parler de Kinraid, depuis cette nuit qu’il était venu passer à Monkshaven. Et à ces deux questions, séparées par un intervalle de quelques mois, sa réponse avait été négative. Eût-elle osé prononcer ce nom devant quelqu’autre, à qui Sylvia aurait-elle pu s’adresser ? Les Corney avaient quitté Moss-Brow depuis la Saint-Martin, pour aller s’établir à bien des milles, du côté de Horncastle ; Bessy restait, à la vérité, mariée dans le voisinage ; mais elle et Sylvia n’avaient jamais été fort intimes, et leur amitié, nous l’avons vu, s’était encore refroidie trois ans auparavant, à l’époque du prétendu trépas de Kinraid.

Ce fut vers ce temps-là — c’est-à-dire en 1798, et la veille de Noël — qu’un secret, jusqu’alors ignoré de Sylvia, lui fut inopinément révélé par Alice Rose. Elles étaient seules depuis quelques moments déjà, et la mère d’Hester contemplait sa jeune compagne plus languissante et plus abattue que jamais.

« Pauvre enfant, lui dit-elle tout à coup, la religion seule te sera une consolation. Bien d’autres y ont eu recours avant toi.

— Comment faire ? dit Sylvia qui venait de tressaillir en se voyant l’objet d’une observation si assidue.

— Comment ? répéta la vieille Méthodiste avec surprise ; lis ta Bible, et tu le sauras.

— Mais je ne sais pas lire, objecta Sylvia, qui, dans ce moment de désespoir, ne songeait plus à dissimuler son ignorance.

— Quoi, pas même lire ?… Toi, la femme d’un savant comme Philip ?… Ce monde-ci va décidément tout de travers !… Penser qu’on a pu préférer à Hester, instruite comme tous les ministres ne le sont pas, une petite fille qui n’est pas en état de lire la Bible !… »

Sylvia put à peine retenir la question que ces paroles lui suggéraient. Sans s’apercevoir de son étonnement, Alice Rose reprit la parole.

« Pendant que Philip s’occupait de toi, disait-elle, Hester se consolait avec sa Bible… Elle savait, elle, à qui demander l’oubli de ses peines.

— Je ne refuserais pas de lire, dit Sylvia sur le ton le plus humble… Seulement, il faudrait m’enseigner… Peut-être que cela me ferait du bien… Je suis réellement malheureuse… »

Et, sur l’austère figure d’Alice, ses yeux se levaient remplis de larmes.

Profondément touchée, mais sans en rien laisser voir, celle-ci ne dit rien ce jour-là. Le lendemain, elle appela la jeune femme auprès d’elle et se mit à lui faire épeler, lettre par lettre, le premier chapitre de la Genèse. La docilité, le zèle de la jeune écolière lui eurent bientôt gagné le cœur d’Alice, que la lenteur de ses progrès ne pouvait décourager ; il n’y avait pas là un simple enseignement, mais, à ses yeux, le rachat d’une âme.

Les paroles prononcées au sujet d’Hester étaient pour Sylvia l’objet d’une curiosité, d’un intérêt qui allaient croissant. Prêtant à la jeune Méthodiste les sentiments passionnés qu’elle-même avait eus pour Kinraid, elle s’étonnait de cette douceur, de cette patience inaltérable dont Hester ne s’était jamais départie à son égard, et, — pénétrée du tort qu’elle lui avait fait sans le vouloir, — elle s’efforçait de regagner peu à peu l’affection perdue, de vaincre cette froideur dont elle avait maintenant le secret. Pendant le printemps qui suivit, de fréquentes occasions lui furent offertes de se rendre utile à la jeune Méthodiste, dont la santé s’était altérée et qui, par ordre du médecin, devait chaque jour prendre hors de la ville un exercice salutaire. Sylvia voulut l’accompagner dans ces excursions quotidiennes, la conduire elle-même à ces fermes où il était prescrit à Hester d’aller respirer l’air des étables et boire le lait de vache au sortir de la mamelle. Bella les accompagnait, et c’était une grande joie pour la mère et la fille que ces promenades rustiques sous le ciel printanier, le long des bois encore sans feuilles et des ruisseaux attiédis.

Un soir du mois de mai, comme elles s’en revenaient toutes trois, Hester se traînait derrière ses deux compagnes d’un pas languissant et sans articuler une parole. Ces symptômes de souffrance n’avaient pas échappé à Sylvia, mais elle n’en fit l’objet d’aucune remarque, pour ne pas contrarier Hester, qui aimait à garder par devers elle tout ce qu’elle ressentait de douloureux. Cependant, cette dernière fut réduite à s’arrêter, épuisée de fatigue et absorbée dans une rêverie singulière.

« Je crains, lui dit Sylvia, que la course n’ait été trop longue. »

Hester, à ces mots, tressaillit presque.

« Non ! répondit-elle ; seulement, ce soir, j’ai la tête plus malade… Elle m’a fait souffrir toute la journée ; mais depuis que nous sommes sorties, il me semble entendre à chaque instant le retentissement d’une canonnade lointaine… Je ne saurais vous dire à quel point ce bruit me fatigue… »

Puis elle se remit à marcher plus rapidement que jamais, ne désirant évidemment ni qu’on s’apitoyât sur elle, ni qu’on fît de ses paroles l’objet d’un commentaire quelconque.