Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/01

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 261-266).
3e partie

TROISIÈME PARTIE.

I

JOURS HEUREUX.

Les vœux de Philip semblaient maintenant comblés. Ses affaires prospéraient, et ses profits encore modestes passaient de beaucoup les besoins de son ménage. Ses exigences personnelles étaient nulles. Il ne demandait à la fortune que les moyens de faire à son idole un sort digne d’elle. Ce sort, elle l’avait désormais. Rien ne l’empêchait, au besoin, de passer la journée entière dans son salon, occupée de travaux d’aiguille. Plus d’une robe en pièce, — sans compter celle dont il a été parlé, la robe gorge-de-pigeon, — attendaient au fond de ses tiroirs que le goût de la toilette lui fût revenu. Et enfin, sa mère était entourée des égards et des soins les plus empressés, Philip se souvenant toujours qu’il l’avait vue favorable à ses vœux, avant même que leur réalisation fût devenue possible. D’ailleurs, reconnaissance à part, il eût encore comblé d’attentions son infortunée belle-mère, ceci étant le plus sûr moyen d’obtenir de Sylvia quelques sourires et quelques douces paroles. À tout le reste elle était indifférente. La couture l’intéressait moins que son rouet, et les soins à donner à sa mise lui semblaient plus fatigants que la fabrication du beurre ou l’entretien de l’étable. Le grand air lui manquait ; les amples horizons lui faisaient faute ; mais elle n’en restait pas moins calme et résignée. Trop calme, trop résignée, au gré de Philip. Il était contrarié de la trouver si uniformément docile, de ne lui voir jamais un de ces caprices qu’il eût été si heureux de satisfaire. En somme, pourtant, avec sa patience caractéristique, il s’accommodait de cette affection égale et tiède, si différente de l’ardent amour qu’il lui portait ; et il n’aurait pas eu trop à se plaindre s’il n’avait été hanté, dès cette époque, par les rêves les plus pénibles. Bien convaincu, durant les heures de veille, que Kinraid avait dû nécessairement périr dans quelque rencontre, il le revoyait vivant presque toutes les nuits ; et quand un réveil soudain l’arrachait à ces visions fiévreuses, quand il se redressait sur son séant, le cœur lui battait encore : il ne pouvait se soustraire à l’idée que Kinraid était là, dans les ténèbres, à quelques pas de lui, caché, menaçant. Son agitation parfois dérangeait Sylvia qui le questionnait alors sur ses rêves, ayant — comme l’avaient à cette époque les personnes de sa classe, — une foi implicite dans l’interprétation prophétique des songes. Il va de soi que Philip éludait toujours ces sortes d’entretiens, et ce n’était jamais sans mentir à sa conscience. Il la trompait quelquefois plus innocemment. Ce fut ainsi que — sans faire semblant de rien, et sur quelques vagues paroles qu’elle avait laissé tomber de ses lèvres, — il alla chercher à la ferme de Haytersbank l’honnête Kester qu’elle désirait revoir. Ce brave homme ne se rendit pas du premier coup ; il fallut une certaine diplomatie pour l’attirer à Monkshaven. Il y vint, cependant, à la grande joie de Sylvia qui lui demanda maint et maint détails sur les changements survenus dans cette résidence quittée à regret. Le soir même, Sylvia raconta cette visite à son mari. Philip se garda bien de gâter le plaisir qu’elle avait eu en lui parlant des efforts qu’il avait dû faire pour décider Kester à venir. Il ne lui raconta pas non plus quelle délicate réserve il avait mise à ne pas se trouver en tiers dans leur familier entretien. Sylvia put donc attribuer à une absence complète de sympathie le silence discret qu’il garda vis-à-vis d’elle, et c’en fut assez pour arrêter dans leur premier épanouissement, pour refouler au fond de son cœur les sentiments de tendresse qui commençaient à s’y faire jour. Les nouveaux époux allaient ainsi sur la même route, se heurtant, se froissant à leur insu, et victimes d’une perpétuelle mésintelligence.

Entre Hester et Sylvia, tout au contraire, un attrait mutuel existait, et leur liaison allait se resserrant tous les jours, à la grande surprise de la jeune Méthodiste. Peut-être en eût-il été tout autrement, si Philip eût été mieux aimé de sa femme. Chez celle-ci, la reconnaissance des soins qu’Hester donnait à sa mère et le regret d’avoir méconnu, dans le principe, le dévouement charitable, les vertus modestes de cette pieuse fille se fortifiaient l’une par l’autre. Elles se savaient gré mutuellement, Sylvia de ce qu’Hester ne lui gardait aucune rancune, Hester de ce que Sylvia la voyait sans aucune jalousie prendre une place toujours plus importante dans l’affection de Bell Robson. Mais, au fait, de quoi donc Sylvia pouvait-elle être jalouse ? Il était dans sa nature, il était dans sa destinée d’inspirer autour d’elle plus d’affection qu’elle n’en désirait et n’en réclamait pour elle même. Jeremy et John Foster, par exemple, après s’être inquiétés, au début, du mauvais renom que pouvait donner à leur maison la mésalliance de leur jeune associé, finirent eux aussi par subir l’ascendant vainqueur de la femme qu’il avait choisie. Elle dut prendre sur elle, si intimidée que la trouvât une pareille invitation, d’accepter d’eux un solennel dîner de noces à l’issue duquel Jeremy s’engagea, pour lui et son frère, à la protéger contre son mari si jamais elle en avait besoin. Cette promesse, faite en riant, acceptée de même — et qui dans ce moment charma Philip, — devait être tenue plus tard et dans de bien graves circonstances. Il n’est pas rare de voir ainsi des paroles jetées en l’air, et qui semblent vouées à un éternel oubli, former plus tard des liens sérieux et sacrés.

Un an ne s’était pas écoulé, que Philip en était venu à jalouser quelque peu l’affection de sa femme pour Hester. Il y avait là, craignait-il, le germe d’une confiance plus intime, plus absolue que celle dont il était l’objet de la part de Sylvia. Parfois, d’ailleurs, un soupçon lui traversait l’esprit, c’est que celle-ci, dans ses épanchements avec la jeune Méthodiste, lui parlait peut-être de l’homme qu’elle avait aimé jadis. — Rien de plus simple, pensait-il, puisqu’elle le croyait mort. — Cette idée, pourtant, l’irritait.

Du reste il se trompait, en ceci, du tout au tout. Malgré son apparente franchise, Sylvia gardait pour elle ses plus profonds chagrins ; jamais elle ne prononçait le nom de son père, bien qu’il fût sans cesse présent à sa pensée. Elle ne parlait pas davantage de Kinraid, bien que maintes fois, quand le hasard la mettait en face de quelque marin, elle lui adressât la parole d’une voix plus douce, en mémoire de celui qu’elle avait aimé. Il était d’ailleurs l’invisible compagnon de ces courses solitaires qu’elle faisait de temps en temps, — lasse de sa « vie de salon, » — sur les rochers qui près de Monkshaven dominent la mer. Jamais elle ne voulait être accompagnée de personne, pendant ces courtes excursions qui avaient à ses yeux le mérite du bonheur volé. Une fois sur ces pentes abruptes revêtues d’un épais gazon, elle ôtait son chapeau et, assise par terre, de ses deux mains jointes étreignant ses genoux, livrant à la brise marine ses longues boucles d’or, l’œil perdu dans les brumes lointaines de l’horizon, elle s’absorbait en quelque triste rêverie. Et si on lui en avait demandé le sujet, elle n’aurait certainement pas voulu, peut-être n’eût-elle pu répondre.

Le temps vint, cependant, où elle se vit retenue chez elle par une douce captivité, prisonnière auprès d’un bel enfant, le sien, celui de Philip. L’orgueil, le bonheur du jeune père étaient sans bornes. Un nouveau lien se formait ainsi entre eux. Il allait faire accepter à Sylvia une existence si différente de celle qu’elle avait menée jusqu’alors, si peu en harmonie avec sa nature et ses goûts. Sylvia, de même, était plus heureuse ; elle se sentait moins affaissée sous le poids d’une résolution irrévocable, moins rebelle, en secret, aux inspirations de la reconnaissance qui la lui avait imposée. L’enfant illuminait sa vie obscure et terne, comme un rayon de soleil illumine un cachot sombre.

« Philip ! » dit un soir Sylvia, que son mari croyait endormie et sur laquelle il veillait, gardien immobile et silencieux. À l’instant même il se trouva debout près de son chevet.

Il s’agissait de choisir un nom à l’enfant.

« Je voudrais, dit-il timidement, qu’elle s’appelât comme toi. »

La jeune mère répondit par un léger mouvement d’impatience.

« Non, dit-elle, le nom de Sylvia ne porte pas bonheur… Comment s’appelait votre mère.

— Margaret, répondit-il.

— Et la mienne, Isabelle… Donnons-lui ces deux noms, et prions Hester d’être la marraine.

— En ce cas, reprit Philip, il faudrait l’appeler Rose… Hester Rose.

— J’aimerais mieux Bella… le nom de ma mère.

— Et moi, dit Philip tendrement, je ne connais pas de nom plus doux et plus joli que Sylvia… Du reste, mon cher trésor, ce que vous désirez sera fait.

— Voilà donc qui est convenu : la petite s’appellera Bella, du nom de ma mère qui l’aime tant… Hester sera marraine ; … et de cette belle robe gorge-de-pigeon que vous m’avez donnée avant notre mariage, on fera le manteau de baptême.

— C’est pour toi que je l’avais achetée, dit Philip avec un désappointement marqué.

— À la bonne heure, mais je suis si peu soigneuse… Au surplus, tu as raison, ajouta-t-elle se reprenant… Cette robe est trop belle pour la petite… Je la ferai faire pour moi, et je la mettrai le jour du baptême… Mais que je vais avoir peur de l’abîmer !…

— Si tu l’abîmais, enfant, ne t’inquiète pas : il ne serait pas difficile de la remplacer… Je ne fais état de la richesse que pour vous procurer, à toi et à ta mère, tout ce que vous pouvez désirer… »

À ces mots, qu’elle voulut reconnaître, elle se souleva, faible et pâle encore, sur son oreiller, et lui donna le premier baiser qu’il n’eût pas sollicité d’elle.

Philip atteignit peut-être, ce jour-là, le point culminant de sa félicité en ce monde.