Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/14

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 237-248).
2e partie

XIV

L’ÉPREUVE.

Un mois s’est écoulé ; le ciel est bleu, l’été vient, mais c’est à peine si la nature, dans ces pays du Nord, a déjà revêtu sa robe verte. Les eaux courent et bruissent ; dans l’air lumineux l’alouette chante ; les agneaux bêlent appelant leurs mères ; l’espérance et la joie éclatent de toutes parts.

Après un mois de deuil c’est la première fois que s’ouvre la ferme. Le feu s’est rallumé dans l’âtre longtemps vide ; Kester qui cherche à remettre partout un peu d’ordre et d’attrayante propreté, vient de garnir d’asphodèles cueillis dès l’aurore, un vase de terre posé sur le dressoir. Dolly Reid, qui range la cuisine, mêle de temps en temps un fragment de ballade aux bruits métalliques de sa vaisselle, mais elle s’arrête aussitôt, comprenant que ce n’est ni le lieu ni le moment des chansons profanes. Le maître de la maison est mort ; il a payé sa dette à la justice des hommes ; sa veuve et sa fille reviennent aujourd’hui même, et c’est pour elles que tous ces apprêts ont lieu.

Kester a beau faire ; il a beau rendre justice au dévouement, à l’abnégation de Philip, ses sentiments à l’égard d’Hepburn sont restés les mêmes ; il ne l’aime pas mieux, aujourd’hui, qu’il ne l’aimait avant ces tragiques événements. Jamais ils ne sont parvenus à s’entendre et, pour n’en citer qu’un exemple, le jeune négociant a blessé Kester en lui restituant trop tôt l’argent que ce dernier avait prêté avec tant de joie pour aider à la dépense de son maître. Un bon sentiment a dicté la conduite de Philip ; il a supposé qu’un valet de ferme, assez irrégulièrement payé vu les circonstances, ne pourrait se passer longtemps de ses économies. Mais en cette circonstance comme en bien d’autres, il a manqué d’un certain tact, d’une certaine délicatesse, et n’a pas su se concilier le bon vouloir de l’honnête Kester. Y fût-il parvenu en s’y prenant autrement ? Peut-être est-il permis d’en douter.

Quoi qu’il en soit, le serviteur des Robson ne put voir sans dépit, sur le sentier escarpé qui menait à la ferme, trois personnes au lieu de deux, et sa maîtresse à peine remise du mal qui jusqu’alors l’avait retenue dans la ville d’York, étayer au bras de Philip ses pas encore chancelants. Sylvia, de l’autre côté, soutenait aussi sa mère et les deux jeunes gens échangeaient par-dessus la tête de Bell quelques-uns de ces propos familiers auxquels toute timidité, toute réserve sont naturellement étrangères. Rien de plus simple, rien de plus facile à concevoir, puisque après tout le jeune cousin restait le seul protecteur de cette famille privée de chef. Mais le pauvre Kester, qui dans le secret de son cœur s’était attribué cet office, ne s’en regardait pas moins comme lésé dans ses droits, et au lieu d’aller au-devant de ses deux maîtresses, il se réfugia, mécontent et boudeur, au fond de son étable chérie.

Occupés avant tout de Bell Robson, de son agitation fiévreuse, des refus qu’elle opposait à leurs soins, les deux jeunes gens ne parurent pas prendre garde à l’absence du valet de ferme. Sylvia l’avait néanmoins remarquée, et qui plus est, — sans pouvoir se rendre un compte exact de ses sentiments, — elle comprenait vaguement les mobiles de son étrange conduite. Aussi, éludant les tentatives de Philip qui semblait vouloir l’entretenir en particulier avant de repartir pour Monkshaven, se mit-elle à chercher Kester dès que sa mère lui sembla n’avoir plus besoin de rien. Elle le trouva occupé en apparence à contempler, par-dessus la barrière du champ voisin, la volaille éparpillée qui becquetait à plaisir les jeunes gazons. Ce n’était pas là un spectacle qui dût absorber ses pensées, et pourtant il ne se retourna que lorsque sa jeune maîtresse, posant la main sur son épaule, l’eut interpellé directement.

« Pourquoi, lui disait-elle, n’es-tu pas venu au-devant de nous ?

— Je ne sais ; ne me le demandez pas… Contentez-vous de savoir l’aventure de Dick Simpson… »

On se souvient peut-être de Simpson, l’acolyte de Hobbs ; et si on n’a pas oublié son entretien avec Robson, immédiatement après l’incendie du Randyvow, on se rendra compte de l’importance du témoignage par lui porté contre le malheureux fermier de Haytersbank.

« Que lui est-il arrivé ? dit Sylvia dressant l’oreille.

— Quand il est rentré à Monkshaven, reprit Kester d’un ton satisfait, on lui a servi un fameux régal composé d’œufs et de cailloux… sans trop s’inquiéter, ajouta-t-il en souriant, si les œufs étaient gâtés, ou si les pierres étaient dures… »

Sylvia se taisait ; mais ses lèvres étaient serrées, son front avait pâli, ses yeux lançaient des éclairs.

« J’aurais voulu être là, dit-elle enfin avec une respiration frémissante… J’aurais voulu, moi, aussi lui faire du mal… Et l’expression de son visage était telle, en ce moment, que Kester sentit le cœur lui manquer.

— Allons donc, fillette !… Laisse faire aux autres !… Ne te tourmente pas à propos de pareilles canailles… J’ai eu tort de te parler de lui.

— Pas le moins du monde, mon bon Kester… Les amis de mon père seront à jamais mes amis… Mais quant à ceux qui ont causé sa mort, qui l’ont fait monter à la potence (ce dernier mot la fit frémir de la tête aux pieds), à ceux-là, vois-tu, je ne pardonnerai jamais… Non, jamais !

Jamais est un grand mot, dit Kester tout à loisir ; je les bâtonnerais volontiers, volontiers je leur jetterais des pierres ou leur ferais faire le plongeon dans quelque étang… Mais je répète que « Jamais » est un grand mot.

— Soit… N’y prenons pas garde… C’est moi qui m’en suis servie, et depuis quelque temps je ne me reconnais plus… Viens, Kester, viens voir ma pauvre mère.

— Je ne saurais, répondit-il, détournant sa face ridée pour lui dérober certains signes d’émotion qui s’y manifestaient malgré lui… J’ai bien des choses à faire, et d’ailleurs, Sylvia, je l’y trouverais ?… Il est là, n’est-ce pas ? »

Sous le regard interrogateur du vieillard, elle ne put s’empêcher de rougir un peu.

« Si c’est de Philip que tu parles, il est là, très-certainement… Il a été notre unique soutien depuis… »

Un nouveau frisson acheva la phrase.

« Rien de mieux… Toutefois, à présent, j’espère qu’il va s’occuper de sa boutique. »

Sylvia comprenait bien le sens caché de cette allusion ; mais, pour se dispenser d’y répondre, elle semblait uniquement occupée d’appeler auprès d’elle une vieille jument qui paissait dans le champ voisin. Kester, qui n’était pas dupe de cette ruse naïve, ne se gêna pas pour insister.

« On parle déjà de toi et de lui, continua-t-il, et si tu ne veux pas que ton nom soit accouplé au sien…

— Ceux qui parlent ainsi ont bien tort, interrompit la jeune fille, rougissant de plus belle… Un homme ne serait pas un homme si, dans d’aussi tristes circonstances, il ne venait en aide à deux pauvres créatures comme ma mère et moi… Sans compter que c’est un cousin… Au surplus, Kester, nomme-moi ces bavards si obligeants, ajouta-t-elle, s’animant toujours… Je ne leur pardonnerai jamais, voilà tout.

— Encore ! s’écria Kester, qui au fond se sentait à peu près seul responsable de ces propos attribués par lui à la voix publique… Voilà de belles paroles, pour les avoir toujours au bout de la langue ! »

Sylvia se sentit un peu confuse.

« Mon Dieu, Kester, disait-elle, ne peux-tu donc t’expliquer l’amertume de mon cœur ? »

Et comme elle pleurait presque en lui adressant ces paroles, Kester était bien tenté de pleurer aussi. Mais dans ce moment même la voix de Philip se fit entendre, appelant Sylvia.

« Viens, Kester, viens avec moi ! » Et le prenant par le bras, elle l’entraîna vers la maison.

Bell, au moment où ils entrèrent, se souleva sur son grand fauteuil et saluant Kester comme un étranger :

« Charmée de vous voir, monsieur, lui disait-elle… Le maître n’est pas céans, mais il ne tardera pas à rentrer… Vous venez peut-être pour les agneaux ?

— Vous ne voyez donc pas, bonne mère ? dit Sylvia… C’est Kester… Kester avec ses habits du dimanche.

— Au fait c’est lui, c’est Kester… Mais j’ai les yeux si malades… Je suis contente de te revoir, mon garçon… Nous sommes restées longtemps dehors… Mais, vois-tu, ce n’était pas pour notre plaisir… Nous avions une affaire… Il fallait… Tiens, Sylvia, dis-lui ce que c’était… Tout cela m’est sorti de la tête… Je sais seulement que je suis partie d’ici à mon corps défendant, et que je me porterais mieux si j’y étais restée auprès du maître… Mais pourquoi donc n’est-il pas venu au-devant de nous ?… Sans doute, Kester, il est au loin dans les champs ? »

Kester regarda Sylvia comme pour savoir s’il fallait répondre. La jeune fille avait assez à faire de retenir ses larmes, et ce fut Philip qui leur vint en aide.

« Tante, dit-il, l’horloge est arrêtée… Si vous pouvez m’indiquer où est la clef…

— La clef, la clef, répondit-elle à mots précipités, elle est sur ce rayon, derrière la grosse Bible… Mais il vaudrait mieux n’y pas toucher, mon garçon… C’est le maître qui se charge ordinairement de remonter l’horloge… Il n’aime pas que d’autres s’en mêlent… »

Ainsi divaguait la pauvre veuve, faisant sans cesse allusion à son défunt mari dont elle parlait comme d’un absent, et trouvant toujours à cette absence des motifs plausibles, que lui fournissaient d’ailleurs volontiers les personnes de son entourage. Suivant les dispositions où ils la voyaient, et accordant leurs dires aux caprices de sa raison égarée, tantôt Daniel était parti pour Monskshaven, tantôt il travaillait aux champs, ou bien, accablé de fatigue, il était remonté dans sa chambre pour se jeter sur son lit. Bell acceptait et croyait tout. C’était à coup sûr un grand bonheur pour elle, que cet oubli complet du passé, cette méconnaissance du malheur présent. Mais la douleur de Sylvia s’en trouvait aggravée, car sa mère ne pouvait plus lui donner ni une consolation, ni un secours quelconques. Cet isolement la poussait de plus en plus vers Philip, dont l’affection et les conseils lui devenaient chaque jour plus nécessaires.

Kester se doutait bien, — mieux que Sylvia elle-même, — du dénouement inévitable qu’allait amener tout ceci, et son impuissance à parer le coup prévu semblait aigrir chaque jour son humeur. Mais il n’en travaillait pas moins de toutes ses forces dans l’intérêt de la famille, et acheta même une paire de lunettes neuves pour pouvoir consulter plus utilement le « Guide complet du Fermier, » ce vade mecum de son défunt maître. Par malheur il n’avait jamais connu que les lettres capitales, et encore en avait-il oublié quelques-unes. Les lunettes, par conséquent, lui servirent peu. Sylvia, qu’il appelait volontiers à son secours, ne lui était guère plus utile, car il lui fallait épeler un mot sur quatre, et comme ces mots étaient précisément les plus longs, les plus incompréhensibles pour son auditeur stupéfait, cette espèce d’enseignement mutuel ne donnait que de fort médiocres résultats. Réduit à son expérience personnelle, Kester néanmoins se figurait volontiers que toutes choses allaient à souhait, lorsqu’un beau jour — tandis que Sylvia et lui, assistés de Dolly Reid, dressaient les meules de foin dans une prairie nouvellement fauchée, — sa jeune maîtresse l’interpella tout à coup :

« À propos, Kester, je ne t’avais pas dit ?… Nous avons reçu hier soir une lettre de M. Hall, l’intendant de lord Malton… Philip m’en a donné lecture… »

Là-dessus, elle s’arrêta.

« Bien, ma fille… Philip te l’a lue… Et que disait cette lettre ?

— Peu de chose, en somme, si ce n’est qu’on lui a fait des offres pour la ferme de Haytersbank, et que ma mère serait libre de partir aussitôt après la rentrée de la moisson. »

Ceci ne fut pas dit sans un léger soupir.

« Tiens, tiens ! et pourquoi cette proposition de vous en aller avant que vous en ayez manifesté le désir ? observa Kester vivement froissé.

— Que veux-tu ? répliqua Sylvia, jetant sa fourche comme si elle était lasse de vivre… Comment exploiterions-nous une ferme aussi considérable ?… Si c’étaient des prés, encore passe, mais il y a tant de culture… Ah ! tiens, ajouta-t-elle allant au-devant des reproches qu’elle lisait déjà sur ses lèvres… épargne-moi tes censures… N’était ma mère, j’aimerais autant être morte.

— Mais ta mère, elle-même, crois-tu qu’elle quittera volontiers Haytersbank ? reprit l’impitoyable Kester.

— Que veux-tu que j’y fasse ?… Il faudrait au moins deux hommes pour tenir la ferme comme le veut M. Hall… D’ailleurs…

— Quoi, d’ailleurs ?… interrompit vivement Kester.

— La réponse est partie… C’est Philip qui l’a écrite hier soir… Inutile de revenir là-dessus… »

À ces mots, elle reprit sa fourche et remua énergiquement les tas de foin, tandis qu’à son insu des pleurs ruisselaient sur ses joues. Kester, à son tour, jeta sa fourche et, sans que d’abord elle y prît garde, s’achemina vers la barrière du champ… Elle courut après lui et le retint par le bras, sans parler.

« Plutôt que de vous voir chassées d’ici, recommença Kester, j’aurais pris le bail à mon compte… »

Puis, de nouveaux soupçons se faisant jour dans son esprit :

« Pourquoi donc, ajouta-t-il, ne m’a-t-on pas parlé de cette lettre !… Vous étiez, ce me semble, bien pressées.

— Nous avions congé de M. Hall pour le jour de la Saint-Jean… Et Philip s’était chargé de la réponse.

— À lui tout seul ? » demanda Kester.

Sylvia continua sans prendre garde à l’interruption.

« Le nouveau fermier se charge de tout le cheptel vivant… Il prend aussi l’outillage, et même, si cela convient à ma mère… si cela nous convient, tout le mobilier également.

— Le mobilier ! s’écria Kester stupéfait… Qu’allez-vous donc devenir, toi et ta mère, sans un lit pour vous étendre, sans une marmite pour cuire votre dîner ? »

Sylvia devint fort rouge, mais garda le silence.

« Vous voilà donc muette, à présent ?

— Qu’ai-je donc fait, Kester, pour perdre ton amitié ?… De quoi donc suis-je coupable, après tout ? N’ai-je pas ma mère ?… Suis-je seule au monde ?

— Que de réponses pour une question bien simple, reprit Kester… Comment songez-vous à vous dépouiller de vos meubles ?

— Je vais, probablement, épouser Philip, répliqua Sylvia d’une voix tellement basse que si Kester n’eût pas pressenti la réponse, il ne l’aurait certainement pas entendue.

— De mieux en mieux, recommença-t-il… Vous voilà fort à votre aise, ta mère et toi… C’est égal, je ne t’aurais pas crue si prompte à oublier un pauvre garçon qui t’aimait comme la prunelle de ses yeux.

— Ah ! Kester, Kester ! s’écria-t-elle, tu me crois capable d’oublier Charley !… L’oublier !… Quand je le vois, toutes les nuits, gisant au fond de la mer… L’oublier… Tu en parles bien à ton aise, mon brave homme ! »

Il y avait tant d’agitation, tant de désespoir dans son accent que Kester lui-même en fut effrayé ; mais il fallut, malgré tout, qu’il la torturât encore.

« Au fond de la mer ? reprit-il… Et que sais-tu de positif là-dessus ?… Pourquoi, comme tant d’autres, n’aurait-il pas été enlevé par la presse ?

— Ah ! dit-elle en se jetant sur le foin, comme je voudrais mourir… et tout savoir ! »

Kester n’ajoutait plus rien. Alors elle se redressa brusquement, et le regardant au visage :

« Parle donc, parle !… Donne tes raisons, s’écria-t-elle… Je dois beaucoup à Philip… Il assure qu’il mourra s’il ne m’épouse… Je n’ai plus d’abri pour ma pauvre mère… Pour elle, entends-tu bien, car ce que je deviendrai, moi, m’importe peu… Mais si Charley est encore vivant, je ne saurais épouser Philip… Non, dût-il mourir, et ma mère se trouver sans ressources… Et je ne l’épouserai pas, Kester, si tu m’affirmes qu’il y a une chance, une chance sur mille, que Charley ait été enlevé comme tu le dis !… » Elle parlait avec tant d’énergie, on discernait si bien, parmi ces phrases haletantes, les impétueux battements de son cœur, que Kester se sentit obligé, cette fois, de peser plus mûrement ce qu’il allait articuler.

« Voyons un peu, reprit-il. Kinraid a quitté d’ici pour rejoindre son navire… À partir de ce moment, il disparaît… Son capitaine, tous ses amis du Newcastle le cherchent en vain partout, même à bord des « vaisseaux du roi. » Il y a de cela quinze mois passés, et personne n’a eu de ses nouvelles… Maintenant, la mer a rejeté son chapeau, et avec le chapeau un ruban auquel il tenait beaucoup… On peut donc supposer…

— Mais vous disiez, Kester, qu’il avait pu être enlevé… Pourquoi, maintenant, récapituler tout ce qui doit faire penser le contraire ?

— Je voudrais, mon enfant, qu’il vécût encore, et si cela dépendait de moi, tu ne serais jamais la femme de Philip… Mais tu me demandes un jugement sérieux… Je pèse loyalement le pour et le contre… Il y a toujours une chance sur mille pour qu’il soit vivant, puisque personne ne l’a vu mort… D’autre art, à cette époque, la presse ne se faisait pas du côté de Monkshaven… Il fallait remonter jusqu’à Shields pour trouver le tender le plus voisin… Et encore a-t-on fouillé ceux de ce côté… »

Il ne tira pas ses conclusions, mais rentra dans la prairie et se remit à faner.

Sylvia demeurait immobile et pensive, dévorée du désir d’arriver à une certitude quelconque.

Son vieil ami se rapprocha d’elle.

« Tu sais, disait-il, que Philip m’a remboursé mon argent ?… Il y a là huit livres quinze shillings et trois pence… Je me charge de vendre les foins et l’outillage pour un peu plus que le terme échu… Ma sœur est veuve, comme tu sais, et ne fait pas trop bien ses affaires… Si vous voulez, toi et ta mère, aller vous établir auprès d’elle, je te remettrai, très-exactement, tout ce que je gagne… Quelque chose comme cinq shillings par semaine… Mais ne va pas épouser un homme que tu n’aimes point, lorsqu’un autre homme, qui n’est peut-être pas mort, conserve encore des droits sur ton cœur. »

Sylvia était plus engagée, vis-à-vis de Philip, qu’elle n’avait osé le dire à Kester. La veille au soir il avait reçu sa promesse, et avec mille efforts, mille redites, ce cousin si dévoué, cet adorateur si patient était parvenu à faire entrer dans la faible tête de sa mère, l’idée assez nette de cette combinaison nouvelle qui assurait l’avenir de la pauvre femme et en même temps comblait tous ses vœux. Les paroles de Kester, néanmoins, trouvaient de l’écho dans le cœur de Sylvia et l’avaient plongée dans mille réflexions amères où elle s’abîmait encore quand un léger coup de sifflet, parti de l’extrémité du champ, lui fit machinalement redresser la tête. Devant elle, à une cinquantaine de pas, son fiancé, son futur, les deux coudes sur la barrière, la contemplait avec une ardeur passionnée.

« Voyons, Kester, dit-elle une fois encore, que me conseilles-tu ?… Que faut-il que je fasse ?… Je suis liée à lui par ma parole, et ma mère, en pleine connaissance de cause, nous a donné sa bénédiction… Parle, Kester ! Parle, mon brave homme !… Faut-il tout rompre, je te le demande ?

— Il ne m’appartient pas de prononcer là-dessus… Les choses sont trop avancées… Les gens de là-haut sont les seuls à savoir ce qu’il faudrait faire. »

Un nouveau coup de sifflet fut suivi d’un plus doux appel :

« Sylvia, Sylvia, » disait Philip.

« Il s’est montré bien bon pour nous tous, s’écria la jeune fille qui laissa tomber sa fourche avec un geste insouciant… Je m’efforcerai de le rendre heureux. »