Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/10

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 202-210).
2e partie

X

JOIE ÉPHÉMÈRE.

Pour Bell Robson et pour Sylvia, il n’y avait rien de très-inusité à voir le mari de l’une, le père de l’autre rentrer du marché à une heure avancée de la nuit, la tête quelque peu embarrassée, le pas quelque peu chancelant. Aussi l’attendaient-elles paisiblement, ce soir-là, Bell engourdie dans son fauteuil, Sylvia immobile au coin du feu, les yeux sur les tisons, la pensée au loin, dans ces vagues régions où elle cherchait l’image de son malheureux fiancé, sans la trouver toujours aussi nette, aussi lumineuse qu’elle l’eût voulu.

Après de longs rêves, un moment vint où la vieille fermière redressa la tête tout à coup, et où ce brusque mouvement tira Sylvia des préoccupations mélancoliques dans lesquelles elle était comme abîmée.

« Le père n’est pas rentré, dit Bell.

— Huit heures sont sonnées depuis longtemps, repartit Sylvia.

— Le vent n’a-t-il pas apporté de ce côté un bruit de cloches ?… »

C’était le tocsin de Monkshaven, qu’elle n’avait pas reconnu. Il y eut ensuite un long silence, mais toutes deux, cette fois, étaient bien éveillées.

« Si je prenais, dit Sylvia, la lanterne de l’étable pour aller au-devant de lui ?

— C’est cela, ma fille ; donne-moi de quoi me couvrir et je t’accompagnerai.

— Je ne le souffrirai pas, dit Sylvia… Malade comme vous l’êtes, et par une nuit comme celle-ci, ce serait le comble de l’imprudence…

— Alors, fais lever Kester.

— À quoi bon ? Je n’ai pas peur de l’obscurité.

— De l’obscurité, non ; mais de ce que tu pourrais y rencontrer ?… »

Ces dernières paroles firent passer un frisson dans tout le corps de Sylvia. Elle se figura, sur une des barrières du champ qu’elle allait traverser, le pâle fantôme de Kinraid… Mais cette imagination même n’était pas de nature à l’effrayer. Une douleur sincère et profonde avait détruit chez elle toutes les susceptibilités nerveuses de la jeune fille. Elle sortit donc seule, et rentra au bout de quelque temps sans avoir rien vu. La mère et la fille reprirent leur veillée, qui leur sembla cette fois se prolonger indéfiniment. Enfin un bruit de pas se fit entendre, et si familier qu’il fût à leurs oreilles, elles tressaillirent toutes deux.

« Je n’en peux plus, dit Robson se laissant lourdement aller sur le siége le plus voisin de la porte.

— Pauvre papa ! » s’écria la jeune fille agenouillée déjà pour dénouer les gros souliers de son père couverts d’une boue épaisse.

Bell s’était rapprochée, une chandelle à la main ; elle vit la figure de son mari noircie par la fumée, ses habits en désordre, arrachés, déchirés par endroits :

« Que t’a-t-on fait ? lui dit-elle.

— Rien, répondit-il… C’est moi qui me suis enfin donné le plaisir de châtier la gang.

— Toi ! s’écrièrent à la fois les deux femmes… Auraient-ils voulu t’enlever ?

— Pas si bêtes : mais tout de même ils ont eu leur compte ; et la première fois qu’ils seront tentés de recommencer, ils demanderont, c’est moi qui vous le dis, si Daniel Robson est dans les environs… Quant au Randyvow, il en reste à peine les quatre murs… Nous l’avons brûlé, moi et quelques autres, pour délivrer une douzaine de bons garçons qu’ils y avaient traînés par surprise.

— Tu ne prétends pas dire, demanda Bell fort émue, les gens de la gang ont été brûlés en même temps que la maison ?…

— Pas pour cette fois : ils se sont échappés comme des lapins. »

Puis il entra dans tous les détails de l’affaire, interrompu çà et là par les exclamations, les questions des deux femmes qui l’écoutaient avidement. Peu à peu néanmoins, dominé par la fatigue, il sentit sa voix s’éteindre et ses yeux se fermer. Sa femme et sa fille se mirent alors à le déshabiller sans bruit, et le portèrent entre les deux draps bien chauds qu’elles avaient cru devoir bassiner, dans des circonstances si exceptionnelles. Tout au plus, endormi comme il était, put-il sentir le baiser que Bell posa doucement sur sa joue flétrie.

« Dieu te bénisse, mon homme ! disait-elle tout bas… Je t’ai toujours vu prendre parti pour les gens qu’on opprime. »

Kester, le lendemain, partagea l’admiration de ses deux maîtresses, et Daniel put se repaître à loisir des éloges enthousiastes que chacun lui décernait, dans le petit cercle de famille. Il se leva tard, encore un peu meurtri de sa chute sur les pavés, et rentra de bonne heure des champs où il était allé se promener avec Kester.

Ils trouvèrent Philip assis auprès de Sylvia. Depuis qu’il se gardait de tout empressement maladroit, elle l’écoutait avec plus de patience et parfois même avec un certain plaisir. Lui seul, de temps en temps, apportait quelque distraction dans cette monotone existence que lui faisaient des occupations régulières, désormais sans aucun intérêt pour elle. Elle était tombée par degrés sous la dépendance de ce dévouement timide, de ces attentions discrètes dont il l’entourait sans cesse ; et lui, de son côté, — lui que sa vivacité piquante avait séduit naguère, — il trouvait, en véritable amoureux, à sa langueur actuelle un charme bien plus puissant, à son silence une douceur suprême dont aucune parole n’aurait pu donner l’idée.

Daniel était rentré avec l’idée de se mettre au lit ; mais l’arrivée de Philip le fit changer de projet. Il voulait savoir ce qui se disait à Monkshaven au sujet des événements de la veille, et, dès le début de l’entretien, crut devoir l’informer du rôle important qu’il avait joué dans la délivrance des prisonniers. Sylvia, seule attentive à l’impression que ce récit produirait sur Philip, demeura fort étonnée de voir sur sa physionomie, au lieu de l’admiration qu’elle attendait, un étonnement douloureux, une gêne mal dissimulée. Il semblait avoir quelque chose à dire et chercher, tout en écoutant, sous quelle forme il pourrait le faire accueillir. Lorsque Daniel eut achevé son épopée, surpris et piqué de n’entendre ni les questions, ni les félicitations auxquelles il s’attendait :

« Mon neveu, reprit-il en se tournant vers Bell, mon neveu est trop occupé des bénéfices qu’il a faits sur ses boîtes d’épingles, pour s’intéresser beaucoup aux femmes et aux enfants de ces pauvres diables que nous avons rendus à la liberté. »

Philip devint d’abord très-rouge, et ensuite plus pâle que d’habitude. Il fut quelque temps à pouvoir parler et dit enfin :

« Monkshaven, aujourd’hui, passait un mauvais dimanche. Ceux qu’on appelle « les mutins » voulaient couronner leurs exploits de la nuit en attaquant les matelots de l’État. La milice a dû prendre les armes pour les en empêcher, et quand je suis parti, on cherchait un juge de paix pour faire les trois lectures du riot-act ; on assure que demain les boutiques ne s’ouvriront pas. »

L’affaire se présentait ainsi sous un jour plus sérieux qu’aucun des assistants ne l’avait pressenti. Une certaine préoccupation se peignait sur leurs physionomies, mais Daniel, reprenant courage :

« Je ne prétends pas, dit-il, qu’on n’ait été un peu loin hier au soir… Encore faut-il reconnaître qu’il y avait provocation suffisante, et ce n’est pas le cas d’avoir si vite recours aux soldats, voire à ceux de la milice… Voyez un peu, cependant, continua-t-il avec ironie, tout le bruit que peuvent faire sept pauvres diables réunis par hasard dans un cul-de-sac ! »

Philip, plus grave que jamais, persista courageusement, au risque de mécontenter ses amis.

« Je ne voulais pas vous en parler, disait-il ; je ne me figurais pas que mon oncle fût mêlé à tout ceci, et je vous avoue que j’en suis vivement contrarié.

— Pourquoi ? demanda Sylvia d’une voix émue.

— Il n’y a pas là de quoi se repentir, ajouta Bell ; je suis heureuse et fière de ce qu’il a fait.

— Laissez, laissez, dit Daniel chez qui la colère prenait le dessus… Je n’aurais pas dû l’entretenir de tout ceci… Rien là dedans qu’il puisse comprendre… Parlons cotonnades et merceries. »

Philip ne prit seulement pas garde à ce vain sarcasme. Il semblait perdu dans ses réflexions :

« Je ne saurais pourtant, reprit-il, si désagréable que ce puisse être, vous taire ce que je sais… Ce matin, à la chapelle, on ne parlait que de l’émeute d’hier et du sort réservé à ceux qui l’ont provoquée. On assurait qu’ils seraient jetés en prison et passeraient ensuite devant les tribunaux… Vous jugez par là de l’effet qu’ont produit sur moi les paroles de mon oncle… D’autant que les magistrats sont tous avec le gouvernement, et tous, à ce qu’on assure, altérés de vengeance. »

Un silence de mort suivit ces paroles. Les deux femmes se regardaient l’une l’autre avec des yeux hagards, ne paraissant pas comprendre comment une conduite si louable, selon elles, pouvait être envisagée par qui que ce fût au monde, comme digne d’une censure ou d’un châtiment quelconques. Daniel prit la parole avant qu’elles ne fussent revenues de leur étourdissement.

« Ce que j’ai fait, dit-il, je le referais encore et ne saurais m’en repentir ; voilà ce qu’il faut que tu saches, et tu diras aux juges, si bon te semble, que je préfère mon rôle à celui qu’ils jouent, quand ils laissent enlever leurs concitoyens au sein même de la ville où ils sont chargés de maintenir l’ordre. »

Peut-être Philip eût-il dû retenir sa langue ; mais il voulait, avant tout, que son oncle, averti des dangers qu’il allait courir, prît à cet égard les précautions nécessaires.

« Ce qui leur donne prise, continua-t-il, ce sont les dévastations commises au Randyvow. »

Daniel avait pris sa pipe sur le coin de la cheminée et la chargeait tranquillement, ou du moins avec un air tranquille. Au fond, cependant, il commençait à se sentir plus troublé qu’il ne voulait le laisser paraître. Les trois membres de la famille, la tête tournée de son côté, attendaient ce qu’il allait répondre.

« Le Randyvow ?… dit-il enfin ; c’était un nid à rats que l’incendie a nettoyé… Le bâtiment, d’ailleurs, n’appartenait à personne… On m’a dit qu’il était à l’état de séquestre, et géré, à Londres, par les agents de la Chancellerie… Vous voyez donc, mon camarade, que le dommage n’est pas bien sérieux. »

Philip ne répondit rien. Il ne se souciait pas d’affronter l’irritation toujours croissante de son oncle. S’il avait su, avant de quitter la ville, en quoi consistait la participation de Daniel Robson dans les événements survenus la veille au soir, il aurait pris des renseignements plus exacts sur les dangers qu’il lui signalait et à la réalité desquels il ne pouvait s’empêcher de croire. Maintenant il ne restait qu’à s’informer des rigueurs légales suspendues sur la tête des mutins, et à savoir jusqu’à quel point son oncle était compromis.

Celui-ci fumait avec une sorte de rage. Kester poussa un bruyant soupir et, se le reprochant tout aussitôt, siffla un petit air. Bell, toute entière à ses craintes nouvelles et voulant rétablir l’harmonie entre les personnes présentes :

« Il est clair, dit-elle, que la perte aura été grande pour John Hobbs… Peut-être bien l’avait-il méritée, mais on tient toujours à ses meubles et…

— Je voudrais qu’on l’eût brûlé avec eux ;… je le voudrais, grommela Daniel secouant les cendres de sa pipe.

— Ne te calomnie donc pas, reprit sa femme… S’il t’avait appelé au secours, tu aurais couru, tout des premiers, pour éteindre le feu…

— Et je suis bien sûre, ajouta Sylvia, que si l’on fait une collecte pour rendre à Hobbs ce qu’il a perdu, le nom de mon père figurera sur la liste.

— Tu ne sais ce que tu dis, s’écria Daniel… Une autre fois, ma petite, retiens ta langue jusqu’à ce qu’on te demande ton avis ! »

Ces vivacités de langage lui étaient si peu habituelles vis-à-vis de sa fille, que les yeux de celle-ci se remplirent de larmes et qu’on vit frémir ses lèvres émues. Philip, à qui n’échappait aucun de ces symptômes, s’apitoyait intérieurement sur elle, et se hâta d’aborder un autre sujet, pour la délivrer d’une attention importune ; mais Daniel n’était pas d’humeur causante, et la conversation continua comme elle put, alimentée tant bien que mal par Bell et par Kester qui venait charitablement au secours de sa maîtresse.

Sylvia, remontant à petit bruit dans sa chambre, se jeta sur son lit et se mit à sangloter. Assis au pied de l’escalier et l’oreille au guet, Philip ne perdait pas un seul de ses gémissements contenus. Que n’eût-il pas donné pour lui adresser quelques paroles de consolation ! Mais il fallut continuer à parler de choses et d’autres jusqu’au moment où Daniel, épuisé de fatigue, laissa échapper quelques mots qui valaient un congé formel. Sa femme aurait bien voulu causer en particulier avec Philip, mais le vieux fermier déjoua toutes ses tentatives à cet égard en persistant à reconduire lui-même jusqu’à la porte son malencontreux visiteur. À son tour, Kester reprit le chemin de l’étable où il couchait, et lorsque Daniel fut remonté dans sa chambre, Bell s’occupa d’éteindre le feu. Ce soin l’absorbait encore lorsqu’elle crut entendre, malgré le bruit qu’elle faisait elle-même, gratter légèrement aux vitres de la croisée. Dans la situation d’esprit où elle se trouvait, ce signal la fit tressaillir ; mais en tournant la tête, elle vit appuyée contre le carreau la face du vieux Kester, et, se rassurant aussitôt, elle alla doucement ouvrir la porte. L’honnête valet de ferme était là, debout dans les ténèbres, et sa maîtresse crut entrevoir qu’il tenait à la main une espèce d’arme. Ce n’était, après tout, que sa fourche d’écurie.

« Maintenant que le maître est au lit, lui dit-il tout bas, je vous serais bien obligé de me laisser coucher dans la maison… Soyez absolument certaine que pas un constable de Monkshaven n’y pénétrera tant que je monterai la garde. »

À ces mots, Bell se sentit prise d’un léger frisson.

« Non, Kester, lui dit-elle en lui posant légèrement la main sur l’épaule… Il ne faut pas prendre peur comme cela… Notre homme n’a rien fait de mal, et on ne saurait lui chercher chicane. »

Kester, toujours immobile, secouait la tête :

« Il ne faut pas trop s’y fier, reprit-il ; ces feux de joie offusquent beaucoup de monde… Laissez-moi, maîtresse, laissez-moi dormir au coin de la cheminée !…

— Non, Kester… commençait-elle, mais, changeant tout à coup d’avis : Dieu te bénisse, mon brave homme ! lui dit-elle… Viens t’étendre sur le banc !… tu auras mon manteau pour te préserver du froid ;… notre Daniel n’a déjà pas tant d’amis en ce monde, et il vaut mieux nous trouver ainsi réunis sous le même toit, sans murs ni verrous qui nous séparent. »

Kester coucha donc cette nuit dans la maison ; et personne ne s’en doutait, — à l’exception de Bell.