Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/03

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 143-154).

III

AVERTISSEMENTS INUTILES.

Le lendemain du jour où Sylvia s’était promise à Kinraid, les Foster parurent dès le matin fort inquiets de leur correspondance. La poste, à cette époque, n’arrivait que trois fois par semaine à Monkshaven, et le facteur était tout simplement une vieille femme boiteuse, qui, ce matin-là, semblait se traîner plus lentement qu’à l’ordinaire, au grand désespoir des deux frères et, par contre-coup, de leurs fidèles commis, de leurs successeurs désignés.

Les lettres arrivées, l’une d’elles parut être l’objet d’une attention toute spéciale. John et Jeremy regardèrent l’adresse tour à tour, puis se regardèrent l’un l’autre et, l’emportant avec eux sans avoir brisé le cachet, se retirèrent dans leur sanctum sanctorum pour la lire tout à leur aise.

Coulson et Philip comprirent tous les deux qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et n’accordèrent plus qu’une attention très-limitée aux affaires du magasin. Heureusement les chalands n’étaient pas nombreux ce jour-là, et Philip n’avait rien à faire lorsque John Foster ouvrit la porte du salon, où il l’appela par un geste empreint de quelque hésitation. Quand il les vit tous les trois enfermés ensemble, Coulson ne put se défendre d’un léger dépit. Mais il en revint bientôt à ses habitudes de résignation, qui étaient chez lui, en même temps qu’une disposition de tempérament, une conséquence de son éducation religieuse.

Des explications données à Philip par ses deux patrons, il résultait que depuis peu de temps ils avaient reçu coup sur coup plusieurs lettres anonymes, par lesquelles on les prévenait assez clairement, quoique en termes ambigus, de l’insolvabilité d’un fabricant de soie de Spitalfields, avec lequel ils étaient en relations suivies depuis un certain nombre d’années, et à qui, tout récemment encore, ils avaient consenti d’assez fortes avances. Ainsi prévenus, ils avaient sollicité leur mystérieux correspondant de leur faire connaître son nom, et, par la lettre arrivée le matin, toute satisfaction venait de leur être donnée à cet égard. Ce nom leur était inconnu ; mais certaines allusions prouvaient surabondamment que le signataire de la lettre était fort au courant des transactions pécuniaires survenues entre eux et le fabricant en question. Tout cela ne laissait pas de les intriguer fort ; aussi venaient-ils de décider qu’ils enverraient Hepburn à Londres, avec mission de prendre secrètement les informations les plus complètes sur la situation commerciale de ce même homme qu’ils s’enorgueillissaient, un mois plus tôt, de compter parmi leurs débiteurs.

Pendant ces révélations, Philip ne parut s’émouvoir en aucune façon ; il était purement et simplement très-attentif, et concentrait toute son intelligence sur le point qu’il s’agissait pour lui de bien comprendre ; plus tard il donnerait carrière à ses sentiments. Quand il dut s’expliquer, il le fit en très-peu de mots, et ses paroles, allant droit au but, satisfirent complétement ses patrons. Lui-même était ravi de cette mission qui réclamait l’exercice énergique de toutes ses facultés, et à laquelle néanmoins elles devaient suffire. Il fut donc convenu que, dès le lendemain, il partirait pour Hartlepool, d’où il arriverait facilement à Newcastle, soit par voie de terre, soit par voie de mer ; là, il ne pouvait manquer de trouver des bâtiments caboteurs sur le point de partir pour Londres. À leurs recommandations, à leurs avis, les deux quakers ne manquèrent pas de joindre un viatique considérable, libéralement extrait de leur coffre-fort, et qui, dans toute hypothèse, devait suffire aux dépenses les plus larges. Philip ne s’était jamais vu à la tête de tant d’argent, et il eût hésité à s’en charger, — malgré ce qu’on lui disait des prix monstrueux de la capitale, — s’il ne s’était promis de tenir un compte exact de ses dépenses et de rapporter fidèlement le reliquat qu’elles auraient laissé en ses mains.

Une fois revenu derrière le comptoir, la silencieuse jalousie de Coulson lui laissa tout le loisir de ruminer ce qui venait de se passer. Dans les réflexions qu’il fit à ce sujet, tout n’était pas, il s’en faut bien, joie et triomphe. La pensée de quitter Sylvia pour plusieurs jours, — peut-être pour une quinzaine, peut-être pour un mois, — n’avait rien qui dût lui sourire. Mais, d’un autre côté, il attachait un grand prix à la confiance qu’on venait de lui témoigner, et la trouvait d’autant plus flatteuse qu’elle était plus exclusive.

Ce ne fut que le soir, chez Alice Rose, au moment du thé, qu’il annonça son voyage. S’il n’en avait pas parlé plus tôt à Coulson, c’était dans la crainte d’augmenter encore le mécontentement dont celui-ci ne lui avait pas ménagé les témoignages indirects, mécontentement dont l’expression devait se trouver contenue par la présence d’Alice Rose et de sa fille.

« Tu vas à Londres ! » s’écria la première.

La seconde ne dit rien.

« Il y a des gens qui ont du bonheur, ajouta Coulson.

— Du bonheur !… répéta la vieille Alice en se retournant vivement de son côté ; je n’aurais pas voulu, mon garçon, que ce mot sortît de ta bouche. Ce que les hommes appellent du bonheur est bien souvent l’œuvre du démon, tandis que ceci vient manifestement du Seigneur… Et que sais-tu si ce n’est pas une épreuve pour Philip ?… Que sais-tu des tentations qui l’attendent là-bas ?… Mais, à propos, Philip, tu n’as pas ta chemise à jabot… Elle est encore à tremper… Es-tu donc si pressé que tu ne puisses l’attendre ?

— Nos patrons veulent que je parte demain matin, répondit Philip.

— En ce cas, reprit Alice, j’aime mieux veiller cette nuit que de te laisser t’en aller au dépourvu… Mais, mon enfant, prends bien garde aux tentations de Londres !… Il y a là des piéges à prendre les hommes et des trébuchets à prendre leur argent, dont tu ne saurais, jeune comme tu l’es, te méfier assez ; — et je ne sais pas trop, par parenthèse, pourquoi les Foster n’ont pas choisi pour ambassadeur un homme tant soit peu plus mûr.

— Ils se sont pris tout à coup d’une grande confiance pour Philip, ajouta Coulson ; … on l’appelle, on lui parle en particulier, tandis qu’Hester et moi nous prenons toute la peine.

— Philip sait bien,… » dit Hester ; et là-dessus la voix lui manqua de manière ou d’autre, si bien qu’elle n’acheva pas la phrase commencée.

Philip ne prit pas garde à cette interruption significative. Il lui tardait d’expliquer à Coulson que, dans la préférence dont celui-ci se formalisait nettement, il ne voyait pas, lui Philip, de quoi se féliciter outre mesure.

« Je donnerais beaucoup, finit-il par lui dire, pour que tu partisses à ma place.

— Tout cela est bel et bien, répondit Coulson apaisé à demi, mais ne voulant pas le laisser voir… En attendant, la chance une fois déclarée pour toi, tu t’es bien gardé d’en manifester le moindre regret avant qu’il ne fût trop tard pour rien changer aux résolutions arrêtées.

— Non, William, dit Philip en se levant, et je regarde comme un mauvais coup de cloche pour l’avenir que nous soyons à nous chamailler ainsi, comme deux petites filles, à propos de ce que tu regardes comme une occasion de plaisir pour moi… Je ne t’ai dit que la vérité, je n’ai rien fait pour te nuire ; et, comme j’ai à prendre congé des gens de Haytersbank, je ne resterai pas plus longtemps exposé à tes injustes interprétations. »

Il prit alors son bonnet, et partit sans faire attention aux clameurs aigües d’Alice, qui le poursuivait de questions relatives à la chemise à jabot et aux vêtements qu’il comptait emporter. Coulson demeura immobile sur son siége, en butte aux remords, pénétré de confusion, et finit à la longue par jeter un regard furtif du côté d’Hester. Celle-ci jouait avec sa cuillère à thé, mais il put voir qu’elle étouffait ses larmes, et ne sut pas s’empêcher de la contraindre à parler par une question tout à fait hors de propos :

« Qu’ai-je donc à faire, Hester ? » lui demanda-t-il.

Elle leva sur lui ses yeux ordinairement si sereins et si doux, mais dans lesquels, en ce moment, des éclairs d’indignation se faisaient jour à travers les larmes.

« Tu me le demandes ? répondit-elle ; je n’aurais jamais cru cela de toi, Coulson… Je ne te supposais pas capable d’envier, de soupçonner Philip, qui ne t’a jamais rendu un mauvais service, jamais n’a mal parlé, ni mal pensé sur ton compte… Et encore, encore, dans cette soirée qui peut être la dernière, le laisser ainsi quitter la maison sous le coup de tes reproches et de ta jalousie !… »

Elle se précipita là-dessus hors de la chambre. Alice était montée pour faire la malle de Philip. Coulson demeura seul, dans une situation d’esprit semblable à celle d’un enfant pris en faute, mais encore plus décontenancé par les paroles d’Hester que par les remords de sa propre conscience.

Philip, cependant, gravissait d’un pas rapide les hauteurs derrière lesquelles était Haytersbank. Les événements de la journée, les paroles de Coulson l’avaient singulièrement animé, ce qui ne laissait pas dans son équilibre ordinaire le bon jugement dont la nature l’avait pourvu. Sa ferme résolution de ne parler de ses sentiments à Sylvia que lorsqu’il pourrait se présenter à ses parents comme le successeur des Foster, fut mise de côté pendant cette marche impétueuse. Au moment de s’éloigner, et pour un temps indéfini, comment lui laisser ignorer à quel point il l’aimait ? Tout au plus se promit-il, par un dernier reste de prudence, d’attendre, pour mettre à ses pieds les trésors de son dévouement, que l’annonce du voyage qu’il allait faire eût paru produire sur elle au moins une légère impression d’affectueux regret… Dans ce cas, il cesserait de se contraindre et, sans lui demander aucun retour, essaierait de lui peindre la passion profonde qu’elle avait éveillée en lui. Son cœur battait, son imagination anticipait sur ce qui allait se passer entre eux, lorsqu’il prit à travers champs le petit sentier qui devait le conduire à la ferme. Suivant le même sentier et, venant dès lors à sa rencontre, il aperçut bientôt Daniel Robson en conversation réglée avec Charley Kinraid. Ce dernier était donc venu à la ferme ? Il avait vu Sylvia, Sylvia sans sa mère ? Le souvenir de la pauvre Annie Coulson, jadis trompée par cet homme, traversa comme un éclair la pensée de Philip. Un sort pareil serait-il donc réservé à Sylvia ?… Cette simple question mettait Philip hors de lui : les deux hommes, cependant, s’étaient arrêtés, causant toujours ; ils l’avaient déjà vu, sans quoi, par un mouvement instinctif, il aurait cherché à les éviter en se glissant derrière quelque muraille ; et cela malgré le projet bien arrêté qu’il avait, en venant à Haytersbank, de causer longuement avec son oncle.

Kinraid le prit à court par un cordial salut dont Philip aurait bien voulu se défendre. Le specksioneer se sentait rempli de bienveillance pour l’univers en général, et plus particulièrement pour les amis de Sylvia ; convaincu maintenant de l’amour qu’elle lui portait, il n’éprouvait plus, à l’égard de Philip, aucune espèce de jalousie, et le calme triomphant qui se peignait sur sa belle figure bronzée contrastait d’une manière frappante avec la froide réserve dont restait empreinte la longue figure blême de son pauvre rival. Il se passa quelques minutes avant que ce dernier pût se résoudre à faire connaître devant un tiers, qu’il s’obstinait à traiter comme un étranger, ses projets pour le lendemain. Daniel parut surpris de parler à un homme en passe de partir pour Londres dans un aussi bref délai.

« Il n’est pas possible, disait-il, que tu n’aies pas prémédité ceci depuis plus de douze heures.

— Cela est, cependant, répondit Philip : hier soir, je n’en savais pas le premier mot, et s’il faut tout vous dire, j’aimerais autant rester où je suis.

— Vous changerez d’idée là-dessus, dit Kinraid avec un air de supériorité que Philip ne trouva pas de son goût.

— Je ne crois pas, répliqua-t-il sèchement… Mais du reste, ajouta-t-il cédant à un mouvement de curiosité, je vous savais, vous, dans ces parages… Devez-vous y rester longtemps ? »

Dans l’accent de Philip, sinon dans ses paroles, il y avait une sorte de brusquerie qui força Kinraid à le regarder en face avec surprise et à lui répondre, tout aussi laconiquement :

« Je pars demain matin ; après-demain, je serai en route pour les mers du Nord. »

Sur ces mots, il se détourna et se mit à siffler comme un homme qui n’a nulle envie de prolonger la conversation. Philip, d’ailleurs, n’avait rien de plus à lui dire et se crut pleinement informé de tout ce qu’il désirait savoir.

« Je voudrais faire mes adieux à Sylvia ; est-elle chez vous ? demanda-t-il au père de sa cousine.

— Je ne pense pas que tu l’y trouves… Elle devait sortir pour aller chercher des œufs à Yesterbarrow… Maintenant, elle n’a peut-être pas encore levé le pied ; vas-y voir toi-même. »

Daniel Robson ne se trompait pas en supposant que Sylvia n’était pas encore partie pour Yesterbarrow. Elle avait, en effet, annoncé cette intention pour dissimuler le regret qu’elle éprouvait à voir s’en aller ensemble son père et son fiancé ; mais, dès qu’ils se furent éloignés, elle demeura sur la hauteur d’où elle les avait suivis de l’œil, assise et rêvant au bonheur d’être aimée par l’homme dont elle avait fait son héros. Aucun pressentiment sinistre ne troublait sa joie. Puisqu’il l’aimait, tout irait bien, et les lèvres de la jeune fille, brûlantes encore du baiser qu’il leur avait donné, s’entr’ouvraient pour sourire à l’avenir, lorsqu’un pas bien connu, — mais dont le bruit à ce moment lui sembla tout à fait importun, — vint la réveiller en sursaut.

« Vous voilà, Philip ?… Quel vent vous a poussé par ici ?

— On vous dirait fâchée de me voir, Sylvia, dit Philip avec l’accent du reproche. Mais elle était bien décidée à tourner la chose en plaisanterie.

— Depuis plus de huit jours, répondit-elle, j’attends le ruban bleu que vous m’aviez promis de m’apporter.

— Je l’ai oublié, Sylvia, dit Philip avec un regret sincère… Si vous saviez tout le travail que j’ai eu, » continua-t-il implorant le pardon de sa faute.

Sylvia, qui ne s’inquiétait au fond ni de ses remords, ni du ruban réclamé par elle, se sentit troublée en le voyant si sérieux. Mais il ne s’en doutait pas. Tout entier à son repentir dont elle n’avait que faire, il multipliait d’inutiles excuses qu’elle comprenait à peine. La nouvelle du voyage à Londres lui arracha seule une exclamation de surprise :

« À Londres ? répéta-t-elle… Mais vous n’aviez jamais songé, que je sache, à vous établir là !… »

Il n’y avait, dans cette exclamation naïve, qu’un peu d’étonnement et une certaine curiosité. L’instinct de Philip le lui disait bien, mais il écartait par toutes sortes de sophismes cette désagréable conviction.

« Je ne vais pas m’établir là, dit-il ; je vais y passer quelque temps… Je serai de retour dans un mois, si je ne me trompe.

— Mais ce n’est rien, alors, que votre voyage ? s’écria-t-elle avec une certaine pétulance… Ceux qui partent pour le Groënland sont certains d’y rester six mois et plus. » Ici elle soupira.

Un jour soudain se fit dans la pensée de Philip, et quand il reprit la parole sa voix avait changé d’accent.

a Je viens de rencontrer, avec votre père, ce grand vaurien qu’on appelle Kinraid… Vous l’avez donc vu, Sylvia ? »

Elle se baissa pour ramasser quelque épingle tombée de son fichu ; puis se relevant, les joues fort animées.

— Oui, certes, et après ? » Ceci fut dit avec un regard de défi, bien qu’elle tremblât, au fond du cœur, et sans trop savoir pourquoi.

« Comment, après ? En l’absence de votre mère ?… Mais, Sylvia, dans aucune circonstance et à aucun titre, cet homme n’est fait pour hanter une fille comme vous.

— Mon père et moi, nous recevons qui bon nous semble sans avoir besoin de votre congé, » dit Sylvia qui rangeait en toute hâte le contenu de sa boîte à ouvrage. Philip vit alors, — trop agité pour bien comprendre ce que cela signifiait, — que parmi les menus objets entassés pêle-mêle dans le petit coffret de bois qu’elle allait refermer, se trouvait la moitié d’une pièce d’argent coupée en deux[1].

« Sais-tu, Sylvia, si cela plairait à ta mère ?… Cet homme a trompé d’autres jeunes filles ; il te trompera comme elles, si tu permets qu’il te fréquente… Il est cause de la mort d’Annie Coulson, la sœur de William… Depuis elle, il en a trahi d’autres encore…

— Je ne crois pas un mot de tout ceci, s’écria Sylvia, debout et la colère au front.

— Je ne pense pas avoir menti de ma vie, répliqua Philip, doublement ému de l’attitude qu’elle avait prise vis-à-vis de lui et de l’attachement qu’elle témoignait pour son rival… Ce que je vous dis là, je le tiens de Willie Coulson… Il me l’a solennellement affirmé…

— Comment vous permettez-vous de venir ici, me harceler de ces contes calomnieux ? » interrompit Sylvia dont l’irritation croissait toujours.

Philip, se commandant un calme forcé, continuait ses explications.

« C’est votre mère, Sylvia, qui m’a prié de veiller sur vous comme un frère, de vous protéger, de vous avertir au besoin…

— Ma mère ne vous a jamais prié de m’espionner, ni de me faire des reproches sur les visites que je puis recevoir avec l’approbation de mon père… Pour ce qui concerne Annie Coulson, je vous répète que je n’en crois pas le premier mot… Ce n’est pas à moi, d’ailleurs, qu’il faut venir faire ces histoires… Allez les lui répéter en face, vous verrez ce qu’il vous dira !

— Sylvia ! Sylvia ! » s’écria le pauvre Philip au moment où sa cousine passait devant lui, d’un pas hâté par la colère, pour se réfugier dans sa petite chambre dont il l’entendit pousser les verrous de bois… Puis il demeura immobile de désespoir, la tête enfouie dans ses mains. Le crépuscule s’éteignit, la nuit vint, les tisons se consumèrent sans qu’il eût bougé. Dolly Reid, son ouvrage fini, était retournée chez elle. Philip et Sylvia se trouvaient seuls dans la maison. N’importe ; malgré tout ce qu’il avait à faire encore avant son départ, il ne pouvait prendre sur lui de se lever. À la fin, cependant, il dressa son corps roidi sur ses jambes chancelantes. Pour la première fois de sa vie, il gravit le petit escalier de bois, jusqu’à l’étroit palier qu’obstruait le coffre aux gâteaux d’avoine. Après une minute de pénible hésitation, il heurta légèrement la porte de la chambre où la jeune fille s’était retirée.

« Je m’en vais, Sylvia… Un adieu, de grâce ! » — Pas de réponse. Aucun bruit. « Sylvia !… Sylvia !… Je serai longtemps absent. Qui sait si je reviendrai jamais… » — Ici s’offrit à lui l’amère pensée que sa mort ne causerait aucun chagrin. — « Vous pouvez bien me dire adieu… » — Pas de réponse. Il attendait patiemment ; peut-être, accablée de fatigue, s’était-elle endormie. Et pourtant, une fois encore : « Adieu, répéta-t-il, adieu, Sylvia, et que la bénédiction de Dieu soit sur vous !… Je suis fâché de vous avoir fait de la peine. »

Pas plus de réponse que par le passé.

Le cœur gros, le gosier serré, il descendit pesamment l’escalier, chercha son bonnet dans l’obscurité, puis sortit de la maison…

« Au moins est-elle avertie, » pensait-il. Juste en ce moment s’ouvrit la petite fenêtre de Sylvia, et il l’entendit lui dire : — « Adieu, Philip ! »

Puis, à peine ces mots prononcés, la fenêtre se referma. Philip se rendait bien compte qu’il ne servait à rien de rester là, et que les préparatifs de son départ étaient urgents. Il n’en demeurait pas moins à la même place, comme retenu par quelque charme. Deux simples mots prononcés par la jeune fille avaient suffi pour ranimer en lui l’espérance, pour imposer silence aux reproches.

« Elle est si jeune, se disait-il… Et j’ai froissé son orgueil en lui parlant trop vite d’Annie Coulson… Peut-être aussi ai-je eu tort de lui signaler les craintes de sa mère… Enfin le voilà parti pour six mois, et je reviendrai le plus tôt possible… D’ici là, il l’aura probablement oubliée… Je vivrais quatre-vingts ans, moi, que mon souvenir lui serait fidèle… Dieu la veuille bénir pour m’avoir dit cet : « Adieu, Philip ! » Et il répétait tout haut ces paroles, imitant de son mieux le doux accent qu’elles avaient eu : « Adieu, Philip ! »

  1. C’était autrefois, c’est encore aujourd’hui, dans certaines classes de la société, le premier présent d’un fiancé à sa promise.