Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/11

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 79-86).
1re partie

XI

LES VISIONS DE L’AVENIR.

Avant la fin de mai, Molly Corney, bien et dûment mariée, quitta les environs pour aller habiter Newcastle. Encore que Charley Kinraid ne fût pas le garçon d’honneur, Sylvia n’en accompagna pas moins l’épousée au pied de l’autel. Mais leur amitié, dans les derniers temps, avait beaucoup souffert. L’égoïsme de Molly, ses appels incessants à la sympathie des autres, alors qu’elle n’en éprouvait aucune pour qui que se fût, répugnaient profondément à Sylvia, et mistress Robson, plus malveillante qu’on ne l’avait jamais vue, ne manquait pas une occasion de mettre en relief les inconvenances de conduite et les propos messéants de cette évaporée, — qui joignait peut-être à tous ses autres torts celui de s’être mariée plus tôt, et plus avantageusement, que ses connaissances ne l’avaient prévu.

Jamais Philip n’avait trouvé sa cousine aussi charmante que pendant l’été qui suivit. Et ce n’était pas un caprice de son imagination. Chaque jour semblait ajouter une grâce, un rayon de plus à cette beauté rustique dont l’éblouissante fraicheur attirait déjà tous les regards. Moins que d’autres, ceux de la pâle Hester y pouvaient rester indifférents, et, dans les rares occasions où elle rencontrait Sylvia, elle était forcée de s’avouer, — avec une candeur mêlée de tristesse, — que l’admiration, l’amour de Philip pour sa cousine étaient les sentiments les plus naturels du monde.

Ces trésors, qu’elle lui enviait, Sylvia n’en faisait qu’une très-médiocre estime ; les empressements de Philip, surtout en public, lui déplaisaient positivement. Elle le respectait comme l’ami de sa mère et le traitait assez bien, aussi longtemps qu’il gardait vis-à-vis d’elle la réserve dont il était coutumier. Mais quand il n’était pas là, elle n’y pensait jamais.

Hester, au contraire, qui avait assisté aux débuts laborieux de ce patient jeune homme, et dont les yeux toujours baissés, mais clairvoyants, l’avaient suivi avec intérêt dans ses luttes précoces contre la mauvaise fortune, appréciait plus haut ce dévouement qu’elle savait profond, cette droiture qui ne s’était jamais démentie, cet esprit de sacrifice et de prudence qui avait fait de Philip, bien jeune encore, l’unique soutien de sa mère, tant que sa mère avait vécu. Méthodique elle-même, elle appréciait l’ordre parfait qui présidait à la conduite de son compagnon de travail, ainsi que la persistance énergique dont il avait fait preuve dans ses efforts pour acquérir l’instruction qui lui manquait ; et ce pédantisme qui ennuyait la légère Sylvia, n’était aux yeux d’Hester que le généreux désir de faire participer les autres aux bénéfices d’un pénible travail. S’il n’eût été distrait par d’autres pensées, Hepburn aurait pu remarquer, quand il prenait la parole, une légère nuance de rose sur les joues décolorées de l’austère demoiselle, et dans ses yeux à demi voilés un éclat qu’ils n’avaient pas ordinairement. Elle ne songeait, cependant, ni qu’elle pût l’aimer, ni qu’il dût la payer de retour. Vanité des vanités, passion purement mondaine, l’amour ne devait avoir place, ni dans les paroles, ni dans les pensées d’une chrétienne. Deux ou trois fois, néanmoins, avant l’arrivée des Robson, l’idée lui était venue que cette communauté de vie calme et régulière qui existait entre elle et Philip, pourrait, dans un délai plus ou moins long, plus ou moins indéfini, les unir pour jamais l’un à l’autre ; et, à cette époque, les humbles prévenances par lesquelles William Coulson essayait d’appeler sur lui l’attention d’Hester paraissaient lui être un sujet de déplaisance. Mais depuis que les parents de Philip s’étaient établis à Haytersbank, depuis que Philip lui-même y multipliait ses visites, les vagues espérances qu’Hester avait peut-être nourries à son insu semblaient s’amortir peu à peu. Plus d’une fois il lui était arrivé, regardant sur la place, d’y contempler la jeune fermière sous son chapeau de paille orné de fleurs des champs, et de constater avec une jalouse admiration les hommages plus ou moins directs qu’on lui rendait de tous côtés, en même temps que l’impatience boudeuse avec laquelle ceux de Philip Hepburn étaient par elle accueillis. Plus d’une fois aussi, après s’être complue à ce spectacle qui la navrait, Hester était revenue se placer devant le pauvre miroir où les clientes du magasin venaient par-ci par-là essayer l’effet d’un ruban ou d’une dentelle. Et ce qu’elle y voyait alors n’était pas de nature à lui faciliter de trop flatteuses espérances. La comparaison, le contraste n’avaient pas de quoi la rassurer.

Bell Robson, de son côté, commençait à s’alarmer des succès de sa fille. Le beurre et les œufs de Haytersbank avaient pris tout à coup sur le marché de Monkshaven une vogue extraordinaire, vogue qui diminuait un peu quand la mère de Sylvia était seule chargée de la vente. De plus nombreux chalands se pressaient aussi autour des toisons suspendues dans les greniers de la ferme, et les jeunes bouchers n’attendaient pas pour venir passer en revue moutons et veaux qu’on leur eût notifié l’intention de vendre ; bref, les prétextes ne manquaient jamais pour venir lorgner à loisir celle qu’on appelait déjà la « Beauté du pays. » Grave sujet d’inquiétudes pour une mère toujours au guet, et qui eût préféré une indifférence complète à des attentions si marquées. Selon elle, on s’occupait trop de sa fille ; et, de fait, les opinions les plus contradictoires circulaient de tous côtés au sujet de Sylvia. Pour les uns, elle était aussi brillante que « la première rose de juin ; » pour les autres, elle avait l’humeur maussade et dédaigneuse ; ceux-ci la déclaraient un « véritable rayon de soleil ; » ceux-là, une « fine mouche » experte en coups de langue. Suivant la personne qui parlait, elle était boudeuse ou prévenante, taciturne ou remplie d’esprit, égoïste ou aimante, et en somme elle avait cela de particulier, qu’elle était louée ou blâmée avec une sorte d’excès par tous ceux qui parlaient d’elle. L’oubli seul et l’indifférence lui semblaient étrangers. Moins réfléchi que sa femme, le vieux Robson jouissait tout à son aise de la réputation de leur fille et des attentions qu’elle lui valait. Nature éminemment cordiale et hospitalière, il faisait à tous venants beau jeu, et volontiers prenait sa fille avec lui, en promenant autour de la ferme ses acheteurs, devenus de plus en plus nombreux. Bell Robson, en pareil cas, sans oser contredire ouvertement la volonté de son mari, redoublait de surveillance et, cachée derrière un volet, elle voyait de loin Daniel parler avec feu, gesticulant de son lourd bâton, tandis que Sylvia détournait la tête et parfois se baissait pour cueillir quelques fleurs, se dérobant ainsi à de trop indiscrets regards.

Telles furent à peu près les circonstances dans lesquelles elle reçut, un beau dimanche de novembre, la visite de Philip Hepburn. Il arrivait plus tôt qu’à son ordinaire, et sa pâleur, sa gravité, semblaient annoncer une communication de quelque importance. Effectivement, aux premiers mots prononcés par lui, sa tante dressa l’oreille. Il venait lui rapporter des propos tenus sur le compte de Sylvia, et que motivait son apparition dans une salle de danse, ouverte pendant la dernière foire dans une des auberges de Monkshaven. Son père l’y avait conduite sans songer à mal, et la maîtresse de l’auberge n’avait pas manqué d’attirer la jeune fille dans la salle de bal, où lui avait été fait un accueil trop familièrement enthousiaste. Cet incident et les propos qui s’en étaient suivis, — bien que Sylvia ne fût pas restée plus d’un quart d’heure parmi les danseurs, dont le libre langage l’avait sur-le-champ effarouchée, — devaient produire et produisirent en effet sur la fermière une impression des plus vives. Apprendre qu’on « jasait » sur le compte de sa fille était pour elle un vrai crève-cœur, sans parler des autres inconvénients plus ou moins graves que pouvaient avoir les démarches inconséquentes du vieux Robson. Toutefois il ne fallait pas songer à réprimander le maître du logis ou à lui tracer une autre ligne de conduite, les coqs de ce temps-là ne souffrant guère que les poules chantassent devant eux. Mais lorsque, l’heure du départ venue, Philip reprit la route de Monkshaven, elle l’accompagna jusqu’au delà de la porte, et après lui avoir souhaité le bonsoir d’un ton plus ému qu’à l’ordinaire :

« Mon garçon, ajouta-t-elle, je t’ai dû mainte et mainte consolation, et me suis habituée à te considérer comme un fils. Je te charge donc de veiller sur notre fillette : elle n’a pas de frère, pour la guider en bien des circonstances où les conseils d’un frère sont indispensables… Mais si tu veux avoir l’œil sur elle, sur ses accointances et ses hantises, cela me donnera beaucoup de repos. »

Le cœur de Philip battait fort vite, mais sa voix était aussi calme que jamais quand il répondit à sa tante :

« Il faudrait, je crois, disait-il, la tenir un peu à l’écart des gens de Monkshaven… On pense d’autant mieux d’une jeune fille, qu’elle est plus avare de se montrer… Je verrai qui elle fréquente, et prendrai soin de l’avertir s’il y avait quelque chose à dire de ce côté. »

Ce soir-là, Philip franchit les deux milles qui le séparaient de sa demeure avec une joie que chacun de ses pas semblait devoir faire déborder. Peu accoutumé à se bercer de chimères, il croyait avoir toute raison de penser qu’avec beaucoup de patience et d’empire sur lui-même, il finirait par gagner l’amour de Sylvia. Un an plus tôt, il s’était attiré sa méfiance et presque sa haine par les témoignages trop fréquents de la tendresse qu’il lui portait. Ses empressements avaient alarmé une timidité enfantine ; il l’avait ennuyée, fatiguée, en essayant de l’associer à ses études. Maintenant, éclairé par ses bévues, et les rectifiant avec une sagacité qui n’est pas vulgaire, il marchait à son but par une voie plus sûre. Depuis bien des mois, il ne lui était échappé ni un mot ni un regret compromettant ; Sylvia ne devait plus se croire pour lui qu’une « petite cousine », envers laquelle il se montrait tout simplement attentif et dont il se constituerait au besoin le protecteur. La conséquence de cette tactique avait été de l’apprivoiser à lui, lentement et par degrés, comme quelque biche sauvage, tandis qu’impassible et calme, il feignait de ne pas apercevoir les timides avances qu’elle hasardait pour reconquérir son amitié. C’était, en général, à l’issue de chaque leçon que ces avances prenaient un caractère plus déterminé. Sylvia semblait craindre de lui avoir déplu jadis, et chercher à tranquilliser sa conscience en faisant la paix avec lui ; pour le moment ils étaient dans les termes d’une bonne amitié ; — rien de plus, ni rien de moins. En son absence, elle ne souffrait pas que ses jeunes compagnes raillassent la roideur un peu gourmée de ce brave cousin ; elle allait même jusqu’à prétendre, sans beaucoup de vérité, qu’elle n’avait jamais remarqué en lui la moindre bizarrerie. Si elle avait quelque conseil à demander pour les menues difficultés de sa vie quotidienne, c’était invariablement à lui qu’elle s’adressait ; et si, en les lui donnant, il employait plus de paroles qu’il n’eût fallu, — ou des paroles plus difficiles à comprendre, — elle s’abstenait soigneusement de manifester la moindre fatigue ou le moindre ennui. Mais le mari de ses rêves différait de Philip à tous égards, et jamais leurs deux images ne se confondaient dans son esprit. Pour Philip, au contraire, elle était la seule femme de ce bas monde, et il employait toute sa force d’esprit à s’abstenir des réflexions qui lui auraient démontré qu’elle n’était pas faite pour lui, qu’elle ne devait jamais lui appartenir, et qu’il perdait son temps, sa vie, à la placer ainsi, chimérique idole, dans le plus intime sanctuaire de son cœur. Élevé dans les austères doctrines des Quakers, il entendait bien s’interdire cet esprit de personnalité dont ils se méfient avant tout. Mais la prière passionnée qui s’élevait à chaque instant de son âme : « Donnez-moi Sylvia si vous voulez que je vive ! » qu’avait-elle de commun avec la renonciation prescrite par les dogmes de sa secte ? Il n’en fallait pas moins reconnaître chez lui un de ces amours constants et rares dont l’essence est un dévouement absolu. Les espérances que lui faisaient concevoir ses progrès dans l’affection de Sylvia n’étaient mêlées d’aucun calcul sordide. Il comptait bien, au contraire, en l’épousant, la placer dans une situation très-supérieure à celle où il la prenait. Les frères Foster, en effet, songeaient à se retirer des affaires, et leur intention était de se défaire de leur magasin en faveur de leurs deux commis principaux, Philip Hepburn et William Coulson. Rien de tout cela n’avait été dit expressément, mais, depuis plusieurs mois, quelques paroles saisies au vol, une suite de démarches tendant toutes au même but, ne permettaient pas aux deux jeunes gens d’ignorer le projet lentement conçu par leurs patrons. Coulson, à ce sujet, en savait tout aussi long qu’Hepburn ; toutefois les traditions de contrôle sévère qui régnaient alors parmi les membres de la secte des Amis les empêchaient d’échanger la moindre parole sur ce sujet délicat. Bien moins encore eussent-ils essayé de presser la réalisation du plan qui devait les enrichir. Ils voyaient donc, animés d’un espoir silencieux, se succéder les signes précurseurs de leur prospérité future, les Foster s’effacer de plus en plus dans le maniement de leur commerce de détail, — limiter chaque jour davantage leur action personnelle aux affaires d’escompte qu’ils voulaient continuer quelque temps encore, — nouer des rapports de plus en plus directs entre leurs commis et les manufacturiers chez lesquels s’alimentait leur magasin. Nul doute à concevoir sur le résultat final de cette marche si bien liée, et Philip anticipait déjà sur le temps où, principal associé de la première boutique de Monkshaven, il aurait Sylvia pour femme, et où celle-ci, portant à coup sûr des robes de soie, aurait peut-être un cabriolet à sa disposition. Dans toutes ces visions de splendide avenir, ce qui flattait le plus Philip était l’ample satisfaction donnée aux désirs de Sylvia, l’accroissement de son bien-être, le rang nouveau qu’elle prendrait dans la hiérarchie sociale. Lui-même se résignait à vivre comme aujourd’hui, travailleur acharné, dans les quatre murs d’une humble boutique.