Les Amants d’Annecy - Anne d’Este et Jacques de Savoie/01

LES AMANTS D’ANNECY
ANNE D'ESTE ET JACQUES DE SAVOIE


I. — LE CHATEAU DE NEMOURS

Les villes de Savoie ont déjà tout le pittoresque de ces petites cités d’Italie juchées sur leurs collines et dont les anciens remparts sont battus de jardins à demi sauvages. Leur rudesse, sous un climat plus âpre, se tempère de cette grâce italienne qui s’insinue jusque dans les caresses de l’air et les nuances du ciel. Au-dessus du bleu Léman, Thonon se dresse comme un îlot arborescent et ses hautes murailles semblent portées sur des pilotis de verdure. Chambéry, avec ses portiques, son dédale de ruelles, ses vieux hôtels aux vastes cages d’escaliers à colonnes pareilles à celles des palais de Gênes, garde son précieux aspect de capitale en appuyant toute sa vie immobile au château de ses ducs, grand corps de bâtiments aux pierres noircies qui date du XIVe siècle et dont la pesante architecture est à peine relevée par quelques moulures en saillie. Mais cette carrure puissante s’accote à droite contre le chevet de la Sainte-Chapelle, délicate fleur ogivale que supportent, comme une tige solide, des soubassements de forteresse. A gauche, c’est la Tour des Archives, couverte de lierre et de vigne vierge, elle-même couronnée par un donjon repeint en blanc dont la charmante fanfaronnade est d’une aigrette ou d’un panache. Ces constructions, d’âges et de caractères divers, retardées ou poussées selon les ressources financières des princes et leurs ambitions, sont moins ordonnées, mais plus éloquentes que les édifices uniformes dus à un seul maître des travaux. Une longue suite d’histoire y habite avec ses fleurs et ses malheurs. Annecy, enfin, est une minuscule et rustique sœur de Venise, avec ses canaux, parfois troubles et malodorants, qui contournent l’ancien palais de l’Ile devenue prison et reflètent, entre des maisons ornées de balcons où sèche le linge, les arbres du jardin de l’Evêché ou d’autres coins délaissés. Les maisons à arcades de la rue Sainte-Claire, de la rue de l’Ile, la rampe mystérieuse du Château, la côte Perrière aux galeries de bois, sont la vétusté et l’originalité de la ville : on y respire un parfum de vie étrange. Il semble que derrière ces murs gris se soient agitées des âmes ardentes. Et l’on a l’impression, quand on se promène le soir, que l’on pourrait bien rencontrer, rue de l’Ile, Mme de Charmoisy sortant de son hôtel pour aller au sermon, Philothée grave et pensive, comptant sur le secours de son directeur, François de Sales, pour se bien diriger par les chemins du monde, ou, rue Jean-Jacques Rousseau, proche la cathédrale, Mme de Warens un peu trop préoccupée des jeunes garçons pour suivre l’office.

Or Annecy est toute dominée par le château de Nemours. C’est une grande masse de murs sombres, de tours carrées, de créneaux. Il donne à la ville un air moyen-âgeux. Vu du lac ou de la rive, il prend, au soleil couchant, des teintes violettes. De près, c’est un immeuble sordide et majestueux, avec une multitude d’escaliers en colimaçon, un fouillis d’étages inégaux et incommodes. J’ai, pour le connaître, de bonnes raisons : jadis j’en fus le locataire. Locataire qui, selon la mode actuelle, ne payait pas de loyer et qui même recevait du bailleur un sou par jour. Car le château de Nemours a été changé en caserne et j’y ai fait mon service militaire. Il y avait beaucoup de punaises. Mais il y avait la terrasse.

De cette terrasse on découvre le lac coupé en deux par la presqu’ile de Duingt et, fermant la rive opposée, la montagne de Veyrier, les dents de Lanfon pareilles à des ruines déchiquetées, la Tournette. Nous étions quelques-uns à venir nous y asseoir, l’été, après le coucher du soleil, quelques-uns, toujours les mêmes, portés à la rêverie confidentielle qui descend, le soir, avec la lumière des étoiles. Rêverie sans doute traversée de quelque vision de femme. Cependant, si je m’étais retourné dans l’ombre et surtout dans le passé, quelle n’eût pas été ma surprise d’apprendre que sur cette même terrasse, à cette balustrade, des propos d’amour s’étaient sans doute échangés entre les deux héros du roman que je lisais alors, par contraste, pendant la théorie ou dans les pauses du service en campagne, et qui n’était autre que la Princesse de Clèves ? Mme de Clèves, M. de Nemours s’étaient rencontrés ici même, accoudés à ce balcon de pierre et, si vous voulez des précisions, ils s’y étaient attardés le 17 juillet 1566, un mercredi. Pourquoi ne l’ai-je appris qu’aujourd’hui ? Mais peut-être est-il préférable que mon érudition soit d’une date si récente. Il faut le secours et l’amitié de l’âge pour voir le romanesque où il est, c’est-à-dire dans la vie et non dans l’imagination. Je n’aurais peut-être pas goûté alors ce voisinage de mes personnages de roman, si j’avais su que M. de Nemours eût épousé Mme de Clèves après son veuvage et si je n’avais cru entendre que les confidences d’un couple légitime.

Donc, le mercredi 17 juillet 1566, le duc et la duchesse de Nemours firent leur entrée solennelle dans leur bonne ville d’Annecy et se rendirent au Château. Les Nemours étaient une branche cadette de la Maison de Savoie[1]. Le premier en date est Philippe de Genevois-Nemours dont la sœur, Louise de Savoie, fut la mère de François Ier. Lui-même avait accompagné Louis XII dans sa campagne d’Italie et avait épousé Charlotte d’Orléans, cousine du roi de France, qui donna à son nouveau cousin le duché de Nemours.

C’était un prince brillant et magnifique dont Bonivard trace ce portrait : « Philippe de Savoie était vaillant et expert de sa personne et de son esprit en toutes choses qui appartiennent à un séculier plutôt qu’à un ecclésiastique (il avait renoncé au siège épiscopal de Genève) : coureur, sailleur, tireur de pierres, de barres, de boules ; danseur, jouteur, beau chevaucheur, bon arbalétrier, bon harquebusier. Touchant aux choses d’esprit : chantre, joueur de flûte, peintre, et tout plein d’autres qualités, et surtout était adonné à la chasse. » Bien que les Nemours se soient signalés au service de la France, parfois même aux dépens de leur pays d’origine, ils eurent toujours un goût très vif pour leur petite capitale d’Annecy. « Depuis que le comté de Genevois, dit le P. Boniface Constantin dans sa Vie de Mgr Claude de Granier, fut donné en apanage à Philippe de Savoie, cette ville a repris quelque chose de l’ancien lustre qu’elle avait sous les Romains. » Charlotte d’Orléans, veuve de Philippe, réforma la justice, bâtit la tour du couchant qu’on appelle encore aujourd’hui logis Nemours, meubla le château luxueusement, fit les délices d’Annecy qui, longtemps après, évoquait encore, dans les cérémonies publiques, « ce temps passé, si plein de douceur et de grâce, duquel feu Madame en son vivant l’a fait jouir si heureusement… »

Mais la renommée de Philippe et de Charlotte devait être dépassée par celle de leur fils Jacques qui mérita d’être surnommé le don Juan de la cour des Valois et qui, par surcroit, acquit la gloire de l’un des meilleurs capitaines du XVIe siècle, si fertile en gens de guerre. Ce Jacques de Nemours est le héros de la Princesse de Clèves. Ecrivant un roman historique, — ou prétendu tel, — sur la cour des Valois, Mme de La Fayette n’a pas changé le nom de son personnage : ce nom était d’ailleurs éteint depuis le milieu du XVIIe siècle, par le décès d’Henri II de Nemours, coadjuteur de l’archevêque de Reims (14 janvier 1659), ce qui la pouvait mettre à l’aise. Se battant pour la France, brillant à la cour de France, trop épris des belles dames de France, Jacques de Nemours n’avait guère le loisir d’habiter sa petite capitale. Le château d’Annecy était pourtant une résidence quasi-royale. Les experts en architecture ne sont pas d’accord sur ses origines : les uns attribuent sa construction aux Romains, les autres aux Burgondes, les derniers à la famille de Genevois. Dans un tel amas de pierres, il y a place pour tous les âges. Mais les Nemours y ont mis leur empreinte, à l’extérieur en bâtissant des tours et des pavillons, à l’intérieur en complétant fastueusement le mobilier. Déjà les comtes de Genevois avaient tendu les murs de riches étoffes décoratives, mariant avec prodigalité le satin et le boucassin blanc, le taffetas rouge et bleu, la serge rouge, la soie bleue, le velours rouge et vert, posant de grands panneaux de tapisserie à haute lice, venues d’Arras, qui représentaient des scènes de l’histoire sainte, ou des chansons de geste à la gloire d’Olivier, le compagnon de Roland, ou des épisodes de chasse, entassant sur les planchers les « tapis velus ou marchepieds » fabriqués en Orient, et principalement en Syrie, qui offraient aux yeux baissés le dessin et la couleur de feuillages, de plantes et d’animaux héraldiques. Les Nemours y ajoutèrent la splendeur de la Renaissance : tapisseries prolongeant la nature par le spectacle reposant des prés, des bois et des oiseaux, tentures faites d’étoffes de laine ou de damas, de maroquin d’Espagne, sièges recouverts de velours, de cuir, de soie, étalage sur les meubles, les parois, les costumes de ville ou de mascarades, de drap d’or, de toile d’or ou d’argent, de damas, de velours, de taffetas, de serge, et sur cet immobile éclat des étoffes le reflet mouvant des armes dans les panoplies et assourdi des reliures dans les bibliothèques, c’est un luxe qui rappelle celui des châteaux de François Ier et d’Henri II[2].

Jacques de Savoie-Nemours tenait à faire a sa femme les honneurs de son palais ducal, à lui montrer que, dans Annecy lointaine et ceinturée de montagnes, elle pourrait retrouver le goût, l’élégance, la culture, même avec quoi elle avait été élevée à la cour de Ferrare, et dans quoi elle avait accoutumé de vivre à la cour de Lorraine et au Louvre. Car la nouvelle duchesse de Nemours n’était autre qu’Anne d’Este, veuve de François de Lorraine, duc de Guise, c’est-à-dire du plus grand homme de guerre de son temps, lieutenant-général du royaume et quasi maître de la France. Le poignard de Poltrot de Méré avait privé la France du vainqueur de Calais et de Dreux et la devait précipiter dans les plus cruelles catastrophes, de la Saint-Barthélemy aux assassinats d’Henri de Guise et d’Henri III. Il avait rendu sa liberté à la belle Anne d’Este, fille du duc de Ferrare et de Renée de France, celle que Ronsard avait appelée Vénus la Sainte et dont la beauté blonde devait triompher de tous les malheurs et du temps lui-même. De cette liberté elle avait disposé en faveur de Jacques de Nemours, qui passait pour son amant, mais qui, l’ayant été de Françoise de Rohan, en éprouvait de grandes tribulations devant les tribunaux. Leur mariage avait été contracté le 30 avril 1566. Moins de trois mois après, ils venaient à Annecy, accompagnés de tous les Guise : Mme Antoinette de Bourbon, veuve de Claude de Lorraine et mère de François de Guise, le cardinal de Lorraine, archevêque de Reims, et le cardinal de Guise, archevêque de Sens, plus les enfants d’Anne d’Este, Catherine, la future duchesse de Montpensier, Henri et Louis, qui devaient être plus tard assassinés[3].

Annecy avait fait de grands préparatifs : arcs de triomphe dès le faubourg de Bœuf, décoration des rues transformées en galeries de verdure, déguisement de la troupe en costumes à l’antique, échafauds dressés pour les chantres et les musiciens, pièces d’artillerie placées sur les clochers. La ville avait emprunté mille florins, acheté à Lyon des vases précieux, des coupes, des bannières pour les offrir à la princesse. Les chars et cavalcades formant le cortège furent arrêtés devant Notre-Dame de Liesse pour les harangues et poèmes. Humbert Doucet parla au nom de la magistrature et de l’administration. Et Jacquemine Malbuisson, habillée ou plutôt déshabillée en nymphe, à la tête des dames et demoiselles, après une révérence, remit les clés de la ville à Mme d’Este et lui débita des vers que la chronique assure aussi bien tournés qu’elle-même. François de Sales, seigneur de Boisy, père du saint, commandait la milice que le duc passa en revue. Sa femme, qui était enceinte et qui faisait partie des dames d’honneur, fut si fatiguée et troublée que la grossesse en devint très lourde et qu’elle accoucha prématurément. J’ai entendu expliquer autrement la naissance au septième mois de saint François de Sales, par un prêtre de campagne dont la méthode hagiographique ne s’embarrassait pas de vraisemblance : « Saint François de Sales, assurait-il, était si pressé d’aimer Dieu qu’il naquit, avant terme. » Le saint devait plus tard, bien plus tard, prononcer à Annecy même l’oraison funèbre d’Anne d’Este ; mais il ne l’avait pas écrite et ne put se décider à l’écrire, attachant d’ailleurs peu d’importance à ces témoignages de la grandeur mondaine.

Après tous ces compliments, le cortège à cheval monta au château. Ainsi, le soir de ce mercredi 17 juillet 1566, Jacques de Nemours et sa femme assistèrent, de la terrasse, aux illuminations et entendirent les acclamations populaires. Ces acclamations durent se prolonger tard dans la nuit, car on fit liesse et bombance, si l’on en juge par les minutes conservées dans les études de notaires, et qui mentionnent des prêts consentis aux charretiers et portiers de la maison de Lorraine, lesquels, pour avoir trop festoyé, en avaient été réduits à emprunter au moment du départ. Si les nouveaux époux se purent recueillir dans ce tumulte, revécurent-ils leur passé, et, s’ils le revécurent, ce passé ressemblait-il à l’aventure passionnée contée par Mme de La Fayette ou ne peut-il se confondre avec elle ? C’est là l’objet d’une grande controverse littéraire qui met aux prises le Roman et l’Histoire dont la ressemblance est plus frappante qu’on ne le croit communément, à la condition, je le crois, de chercher dans le roman l’histoire en cours et non une évocation d’archives.


II. — LA QUERELLE DE « LA PRINCESSE DE CLÈVES »

Le roman de Mme de Lafayette parut en 1678. Mais il était composé depuis quelques années déjà, et connu non seulement de La Rochefoucauld, qui l’avait peut-être revu ou qui, du moins, avait conseillé l’auteur, mais de tout un cercle d’amis assez portés sur leur langue pour avoir répandu leur bonne fortune. Dès sa publication, on y chercha des clés et l’on y voulut voir des allusions.

La peinture de la cour des Valois parut si exacte qu’on lui attribua une valeur historique, d’autant plus que le nom du héros principal n’était même pas déguisé. Cependant Valincour, qui devait occuper à l’Académie le siège de Racine, relevait dans ses Lettres à la marquise, sur le sujet de la princesse de Clèves, bien des inexactitudes, et signalait que la scène la plus originale, celle de l’aveu, était tirée d’un roman de Mme de Villedieu, les Désordres de l’amour, paru deux ans auparavant. « On y voit, écrivait-il, le marquis de Thermes amoureux de sa propre femme ; on voit cette femme répondre aux empressements de son mari avec beaucoup de froideur et d’insensibilité, chercher la solitude, puis le grand monde, et enfin devenir malade de chagrin. Son mari en est au désespoir ; il ne la quitte point ; et, l’ayant un jour surprise comme elle fondait en larmes, il la presse de lui découvrir le sujet qui les faisait couler. Elle s’en défend longtemps, et enfin elle lui avoue qu’elle aimait le jeune baron de Bellegarde. »

C’était, nettement, une accusation de plagiat. Mais, au XVIIe siècle, une telle accusation n’emportait aucun discrédit. Les auteurs traitaient volontiers le même sujet. Les vers de Corneille et de Racine s’entrecroisaient sur Bérénice. Molière prenait son bien où il le trouvait, et jusque dans Rabelais. La psychologie l’emportait sur l’invention. La composition des caractères et l’analyse des sentiments avaient plus d’importance que la position des scènes. Certain abbé de Charnes répliqua pourtant à Valincour dans ses Conversations sur la critique de la princesse de Clèves, où il fait dialoguer deux personnages imaginaires sur l’ouvrage en litige. Ces messieurs constatent que le roman de Mme de La Fayette était écrit avant la publication de celui de Mme de Villedieu, et qu’il en diffère totalement par la manière. Enfin, la marquise chez qui se déroule l’entretien s’étonne avec raison qu’on n’ait pas plutôt rappelé l’aveu de Pauline à Polyeucte dans la tragédie de Corneille[4].

Valincour, rapporte le vieux Bibliophile des Débats, nia même que le Nemours de Mme de La Fayette rappelât le moins du monde le fameux Jacques de Savoie-Nemours. « Il n’est rien, écrit-il, qui ressemble moins au duc de Nemours qui vivait sous Henri II que le duc de Nemours amoureux de Mme de Clèves. Ce dernier est sage jusqu’à l’excès, modéré, doux, timide jusqu’à n’oser se justifier, amoureux sans déclarer sa passion. L’autre, au contraire, si nous en croyons celui qui a écrit sa vie, et qui le connaissait particulièrement, était un homme hardi, entreprenant, et qui soutenait que pour réussir en amour il n’y avait point de meilleurs moyens que la hardiesse et la force. »

Au contraire, le maréchal de Tessé, envoyant la princesse de Clèves, pour la distraire, à la jeune reine d’Espagne, sœur cadette de la Duchesse de Bourgogne, écrit de Versailles le 3 avril. 1715 : « La reine aura la patience de lire l’histoire de François, duc de Guise ; elle y verra que, dans tous les temps et dans toutes les cours, il y a eu pour les dames des apparences d’affaires dont l’écorce a été plus criminelle que l’intérieur. La pauvre princesse de Clèves n’en eut que la peur, mais le quart d’heure fut terrible. » Les lecteurs avertis ne mettaient donc pas en doute que le roman de Mme de La Fayette ne fût la transcription arrangée des amours du beau Nemours avec la duchesse de Guise. C’était l’opinion du monde : elle s’est toujours plu à mettre des noms sur les héros de roman. Tandis que Valincour, déniant à la Princesse de Clèves toute documentation historique, représente assez bien l’opinion plus sévère et même plus maussade de la critique. Mais Valincour exagère quand il fait du Nemours de Mme de La Fayette un pauvre amoureux transi, timide, doux et plaintif. Il n’a pas aperçu les griffes du chat sous la fourrure.

Voici que la querelle reprend avec la publication de la Véritable princesse de Clèves[5]de Mlle Valentino Poizat. Mlle Poizat a tout le zèle des inventeurs. Elle affirme avec une charmante vivacité que Mme de La Fayette a puisé abondamment dans Brantôme et a peine transposé ses larcins. « Tout se trouve dans les Mémoires, dit-elle : portraits, anecdotes, aventures, tournoi, amour et haine de Catherine de Médicis par le vidame de Chartres, etc… » Mais elle oublie de nous expliquer comment, après tout cela, le roman de Mme de La Fayette rassemble si peu à du Brantôme. Fouillant les archives du Fond Français, elle a pu reconstituer aisément la biographie d’Anne d’Este, duchesse de Guise, qui serait la véritable princesse de Clèves, et elle a multiplié les arguments en faveur de sa thèse. Arguments inégaux, à la vérité : il en est d’ingénus, il en est de gracieux, et, s’il n’en est pas de probants, pour des raisons que je vais dire, il n’en est pas d’inintéressants. Par exemple : Mme de La Fayette, ayant à parler de la cour des Valois, ne mentionne même pas la duchesse de Guise dont la beauté ne pouvait être passée sous silence et, si elle ne la mentionne pas, c’est, de toute évidence, que la duchesse de Guise et la princesse de Clèves ne sont qu’une même personne. Et encore : la princesse de Clèves est blonde et grande comme était précisément la duchesse de Guise ; le nom de Chartres, donné à la mère de Mme de Clèves, est dans les titres de la maison d’Este ; l’épisode de la danse, celui de la chute de cheval sont dans Brantôme. Rappelons-nous l’épisode de la danse : M. de Nemours doit partir pour l’Angleterre où il a dessein d’épouser la reine Elisabeth, il vient au Louvre pour assister au mariage du duc de Lorraine, et comme il entre, et que Mme de Clèves, qu’il ne connaît pas encore, va danser, le Roi le lui donne pour cavalier sans les présenter l’un à l’autre, en sorte qu’ils dansent ensemble sans savoir leur nom, et ils font un couple si parfait que l’on s’arrête pour les regarder. La scène est charmante à souhait. Or, dans Brantôme, Anne de Guise danse avec Marie Stuart, et la cour éblouie se demande qui des deux est la plus belle. Y a-t-il un rapport entre les deux tableaux ? Ou plutôt le second n’est qu’un tableau, tandis que la première peinture nous prépare à toute la suite de sentiments qui feront l’ornement et la gloire du livre. L’observation est la même pour la chute de cheval : dans le roman, Mme de Clèves, voyant Nemours tomber de cheval dans un tournoi, pour avoir voulu éviter de blesser le Roi, en éprouve un tel éblouissement qu’elle ne peut entièrement garder le secret de sa passion ; dans Brantôme, la duchesse de Guise pâlit pour avoir vu tomber son fils Henri.

Je crains fort que Mlle Poizal n’eût point convaincu de cette identité, ni même de cette ressemblance entre la duchesse de Guise et la princesse de Clèves, les historiens des Guise et de Nemours, le baron de Ruble, Hector de la Ferrière, non plus qu’elle n’a réussi à convaincre l’historien de Catherine de Médicis, M. Baguenault de Puchesse. Il n’y a, pour vérifier ou pour infirmer sa thèse, qu’une méthode à suivre : elle est fort simple et fort sûre, et c’est de prendre tour à tour les trois personnages du roman de Mme La Fayette, le prince de Clèves, la princesse, et le duc de Nemours, le mari, la femme et l’autre, et de les comparer aux trois personnages historiques qui leur auraient servi de modèles, François de Lorraine, duc de Guise, Anne d’Este, tour à tour duchesse de Guise et duchesse de Nemours, et Jacques de Nemours-Savoie. Nous saurons alors si l’histoire qui croit fixer les réalités rend plus vraisemblable le roman appuyé sur la vie mouvante, et si le roman, quand il emprunte à l’histoire ses personnages, leur sait maintenir leur humanité ou leur substitue d’autres caractères.

Dans ses Réflexions sur le roman historique écrites en commentaire de l’Infante, le beau roman de M. Louis Bertrand, après avoir cité ce mot de la correspondance de Balzac : « On commence à reconnaître que je suis beaucoup plus un historien qu’un romancier, » M. Paul Bourget démontre que, pas plus que le roman de mœurs, le roman d’analyse ne peut se dégager du temps et de ses influences, et que l’un et l’autre sont contraints à situer leurs personnages dans un moment caractérisé. Il cite l’exemple de Volupté, de la Confession d’un enfant du siècle, et il cite encore la Princesse de Clèves : Mme de La Fayette, pour peindre une sorte de passion, avait dû choisir une époque où le développement de cette passion fût pour ainsi dire normal. Et de ces exemples il dégage cette loi de technique littéraire : « Ne jamais séparer le cas individuel des conditions générales qui l’ont rendu possible. » Si je crois exacte celle formule, ainsi nettement articulée par celui qui, de notre temps, a le plus et le mieux réfléchi sur l’art du roman, j’essaierai de prouver que, pour la Princesse de Clèves, il y a erreur d’attribution dans le choix de l’époque. Le roman de Mme de La Fayette est bien un roman historique, comme j’estime que le sont en effet tous les bons romans de mœurs et tous les bons romans d’analyse, mais c’est un roman historique, non du XIVe qui n’y est que dans ses apparences et son décor, mais bien du XVIIe siècle. Et d’ailleurs, les romanciers ne peignent réellement que leur temps. Comme dans le poème de Baudelaire où l’on entend la nuit qui marche, ils entendent, dans le tumulte des jours, le temps présent qui, seconde à seconde, tombe à l’abîme, mais au bord du gouffre demeurent les sentiments éternels.


III. — LES PERSONNAGES DU ROMAN.

L’argument de la Princesse de Clèves est dans toutes les mémoires. Il est d’ailleurs si simple qu’il se fixe de lui-même. Mlle de Chartres est à seize ans une jeune fille accomplie, blonde et blanche, élevée loin de la Cour par une mère intelligente et attentive. Cette mère, si délicate, ne craint pas, cependant, de « donner à sa fille un mari qu’elle ne peut aimer en lui donnant le prince de Clèves. » Non qu’il ne soit aimable, mais il porte en lui quelque chose d’inquiet qui ne s’accorde pas avec la clarté et l’équilibre de cette harmonieuse enfant. « Ma présence, lui dira-t-il, — car il se rend compte de l’effet qu’il produit et le doute où il est de lui-même lui ôte du moins toute vanité, — ma présence ne vous donne ni plaisir ni trouble. » Et, après le mariage, il conserve pour sa femme une passion violente qui ne lui permet pas de goûter son bonheur. C’est alors qu’aux fêtes données à la Cour à l’occasion du mariage du duc de Lorraine, la princesse de Clèves rencontre au bal M. de Nemours. Faisons ici quelques concessions à Mlle Valentine Poizat. Le portrait de M. de Nemours dans le roman de Mme de La Fayette est incontestablement inspiré de celui de Brantôme. Il suffit de comparer les deux textes.

Ce prince, écrit Mme de Lafayette, était un chef-d’œuvre de la nature ; ce qu’il avait de moins admirable, c’était d’être l’homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions que l’on n’a jamais vu qu’à lui seul. Il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s’habiller qui était toujours suivie de tout le monde sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisait qu’on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. Il n’y avait aucune dame, dans la Cour, dont la gloire n’eût été flattée de le voir attaché à elle ; peu de celles à qui il s’était attaché se pouvaient vanter de lui avoir résisté, et même plusieurs à qui il n’avait point témoigné de passion n’avaient pas laissé d’en avoir pour lui. Il avait tant de douceur et tant de disposition à la galanterie, qu’il ne pouvait refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire ; ainsi il avait plusieurs maîtresses, mais il était difficile de deviner celle qu’il aimait véritablement…

Voici, maintenant, Brantôme :

Ce prince, dit Jacques de Savoie, fut en son temps un des plus parfaits et accomplis princes, seigneurs et gentilshommes qui furent jamais… Il a été un très beau prince et de très bonne grâce, brave, vaillant, agréable, aimable et accostable, bien disant, bien écrivant, autant en rime qu’en prose, s’habillant des mieux, si que toute la Cour en son temps (au moins la jeunesse) prenait tout son patron de se bien habiller sur lui ; et quand on portait un habillement sur sa façon, il n’y avait non plus à redire que quand on se façonnait en tous ses gestes et actions. Il était pourvu d’un grand sens et d’esprit, ses discours beaux, ses opinions en un conseil belles et recevables. De plus, tout ce qu’il faisait, il le faisait si bien, de si bonne grâce et si belle adresse, sans autrement se contraindre, comme j’en ai vu qui le voulaient imiter sans en approcher, mais si naïvement que l’on eût dit que tout cela était né avec lui.

Il aimait toutes sortes d’exercices, et si y était si universel, qu’il était parfait en tous. Il était très bon homme de cheval et très adroit et de belle grâce, fût-on à piquer, ou rompre lance, ou courir bague, ou autre exercice pour plaisir ou pour la guerre ; bon homme de pied à combattre à la pique ou à l’épée, à la barrière, les armes belles en la main ; il jouait très bien à la paume, aussi disait-on « les revers de M. de Nemours ; « jouait bien à la balle, au ballon ; sautait, voltigeait, dansait, et le tout avec si bonne grâce qu’on pouvait dire qu’il était très parfait en toutes sortes d’exercices cavaleresques ; si bien que qui n’a vu M. de Nemours en ses années gaies, il n’a rien vu, et qui l’a vu le peut baptiser par tout le monde la fleur de la chevalerie, et pour ce fort aimé de tout le monde, et principalement des dames, desquelles (au moins d’aucunes) il en a tiré des faveurs et bonnes fortunes plus qu’il n’en voulait ; et plusieurs en a il refusé qui lui en eussent bien voulu départir.


Mme de La Fayette a lu Brantôme, et même elle l’a copié. Chez elle, le texte est plus sec, plus dépouillé ; comme un vin vieux, il a plus de corps et moins de bouquet. Brantôme multiplie les énumérations à quoi Mme de Lafayette substitue son trait sur. Mais Brantôme a tout de même un bout de phrase que Mme de La Fayette n’a pas trouvé, quand il montre M. de Nemours créant, pour ainsi dire, son atmosphère avec ses gestes et actions : tout naissant avec lui. Là est le grand attrait de M. de Nemours : il a de la grâce naturelle. Auprès de lui, les autres ne sont qu’imitation et affectation. De même Bussy-Rabutin, dans son Histoire amoureuse des Gaules, dira de son cousin Rabutin-Chantal, le père de Mme de Sévigné : « Il y avait un tour à tout ce qu’il disait qui réjouissait les gens ; mais ce n’était pas seulement par-là qu’il plaisait : c’était encore par l’air et par la grâce dont il disait les choses : tout jouait en lui. » Dans Brantôme, cependant, il n’y a pas que ce portrait de M. de Nemours : il nous donne bien d’autres détails sur ses bonnes fortunes, ses méthodes amoureuses, ses campagnes et ses rhumatismes, tandis que Mme de La Fayette s’en est tenue à peu près à la première esquisse, pour la compléter ou la modifier par d’autres traits qui portent sa marque.

« J’ai connu, dit encore Brantôme de son personnage, deux fort grandes dames, des belles du monde, qui l’ont bien aimé et qui en ont brûlé à feu découvert et couvert, que les cendres de discrétion ne pouvaient tant couvrir qu’il ne parut. Plusieurs fois leur ai-je vu laisser les vêpres à demi dites pour l’aller voir jouer ou à la paume ou au ballon, en la basse cour du logis de nos rois. Pour en aimer trop une et lui être fort fidèle, il ne voulut aimer l’autre qui pourtant l’aimait toujours… » Quel joueur de tennis, aujourd’hui, viderait ainsi les églises ? Mais peut-être les belles dames vont-elles moins aux vêpres et perdent ainsi l’occasion de les quitter. Les noms des deux curieuses nous sont rapportés par la chronique : elles se nommaient Françoise de Rohan et Anne d’Este. La première fut abandonnée pour la blonde duchesse de Guise. Mme de La Fayette fait allusion à cette rupture et la consomme d’une phrase quand, en réalité, elle prit vingt ans. Dès que Nemours s’éprend de la princesse de Clèves, il perd le souvenir de toutes les personnes qu’il a aimées : « Il ne prit pas seulement le soin de chercher des prétextes pour rompre avec elles ; il ne put se donner la patience d’écarter leurs plaintes et de répondre à leurs reproches. » Admirable simplification des difficultés de la vie ! Comme si les amours humaines se nouaient et se dénouaient avec cette aisance ! Elles laissent des traces parfois plus durables et, comme les épines sous les roses dont elles se parent, déchirent cruellement la chair qui s’en veut retirer. Françoise de Rohan, maîtresse récalcitrante après l’abandon, remplira le monde de ses cris et la justice de ses exploits et de sa procédure avec une persévérance qui lui donnera le temps de vieillir.

Cependant le Nemours de Mme de La Fayette n’est point du tout le fade et facile amoureux que Valincour a vu. La patience, chez lui, n’est pris incompatible avec la hardiesse. Il se rend bien compte que la princesse de Clèves n’est point comparable à ses habituelles bonnes fortunes. Il ne va pas, comme le chasseur imprudent, effaroucher cette biche à l’orée du bois. Il la laissera pénétrer sous les branches jusqu’à la clairière où il compte bien l’immoler. Voyez comme il se met à l’affût. Il dissimule sa passion avec un art consommé : « Elle aurait eu peine à s’en apercevoir elle-même, si l’inclination qu’elle avait pour lui ne lui eût donné une attention particulière pour ses actions, qui ne lui permit pas d’en douter. » Déjà elle subit sa fascination. Quelqu’un, avant elle, a vu le chemin dangereux où elle s’engageait, et c’est Mme de Chartres, sa mère. Mourante, Mme de Chartres lui adresse un discours solennel pour la détourner de M. de Nemours. Mais les discours solennels n’ont jamais rien empêché : au contraire, en l’occasion, celui-ci précipite les événements qu’il pensait conjurer, en révélant plus nettement à Mme de Clèves l’état de son cœur. Il y a en nous tant de sentiments obscurs qu’il vaut mieux laisser dans leur ombre : ils croîtraient si vite au soleil !

M. de Nemours continue son siège avec une habileté qui implique une étrange possession de soi. Ne trouve-t-il pas le moyen de faire à Mme de Clèves une déclaration dissimulée que celle-ci n’a pas le droit d’écarter, où elle ne peut pas ne pas se reconnaître, où, si elle se reconnaît, elle ne manquera pas de se trahir ? « Ce qui marque un véritable attachement, lui dit-il, quand elle voit bien les changements de sa vie et de son humeur et ne peut se méprendre au sens de ses paroles, c’est de devenir entièrement opposé à ce qu’on était, et de n’avoir plus d’ambition ni de plaisirs, après avoir été toute sa vie occupé de l’un et de l’autre. » Et la biche effarouchée, entrée dans le bois, reste interdite devant le chasseur : « Les paroles les plus obscures d’un homme qui plait donnent plus d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plait pas. » Elle cache son trouble, mais il le devine : « Il avait déjà été aimé tant de fois qu’il était difficile qu’il ne connût pas quand on l’aimait. » M. de Nemours est un homme de trente ans, dix ans de plus que Mme de Clèves. Il a une longue expérience des femmes et il sait attendre son heure. Quand, chez la reine Dauphine, il dérobe le portrait de celle qu’il aime, il s’arrange pour que, le sachant, elle ne puisse le dénoncer. Ce vol est accompli avec un art consommé. La combinaison de tous ses actes ne l’empêche pas de sentir tout ce que la passion peut répandre dans le cœur de plus fort et de plus agréable : « Il aimait la plus aimable personne de la Cour ; il s’en faisait aimer malgré elle, et il voyait dans toutes ses actions cette sorte de trouble et d’embarras que cause l’amour dans l’innocence de la première jeunesse. » Il n’est plus, lui, dans l’innocence de la première jeunesse. Il n’éprouve ni trouble ni embarras, mais il ressent jusqu’à l’ivresse la joie lente de sa conquête.

Après le vol, il ira jusqu’à l’infamie. Aucun critique, je le crois, ne l’a remarqué. Après avoir surpris dans le pavillon de Coulommiers la fameuse scène entre M. et Mme de Clèves au cours de laquelle elle avoue son coupable amour à son mari, après avoir goûté en dilettante la singularité de cette aventure, M. de Nemours commet l’indiscrétion d’en faire part au vidame de Chartres. Et quand Mme de Clèves en est informée, il lui laisse croire que l’indiscrétion vient de M. de Clèves. Il achève son rival déjà si mal en point. Il est sans pitié comme sans scrupules. Quand M. de Clèves est près de succomber au mal qui le ronge, il se réjouit des espérances que lui ouvre la perspective de ce décès prochain. Car il a tout prévu, sauf la qualité de l’amour de Mme de Clèves. Que cet amour dépasse le sien, il s’en doute et s’en accommoderait. Heureusement pour son repos, Mme de Clèves, conduite à un constant examen intérieur, le conçoit aussi avec clairvoyance et saura protéger son cœur. Dans leur suprême entrevue, elle lui dit avant de le congédier : « Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher ; il y en a peu à qui vous ne plaisiez ; mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirai toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperai pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurai d’autre parti à prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant, mais en fait-on à un mari quand on n’a qu’à lui reprocher de n’avoir plus d’amour ? Quand je pourrai m’accoutumer à cette sorte de malheur, pourrai-je m’accoutumer à celui de croire voir toujours M. de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé, et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ?… » Elle est d’un temps où l’on raisonne jusqu’à ses passions, et ce n’est pas le XVIe siècle dont elle porte l’empreinte. A l’abri d’une maison religieuse, sera-t-elle à l’abri des entreprises de M. de Nemours ? Celui-ci se retire : est-ce pour revenir ? Ou bien, las et blessé, va-t-il abandonner définitivement un amour tout ensemble comblé et irréalisé ?

Comme on le voit, M. de Nemours est le contraire d’un amoureux transi. Il prépare la voie au Valmont des Liaisons dangereuses, au Julien Sorel de Le Rouge et le Noir. Calculer n’empêche pas d’aimer. Cependant le calcul enlève à l’amour on ne sait quel charme de jeunesse, de grâce, d’aisance, de libre épanouissement. Il n’y a pas beaucoup de jeunesse chez Nemours, sauf, peut-être, quand il emporte le portrait ou quand il pleure dans l’allée des saules, et il apparaît nettement, à la fin du livre, que les traits empruntés à Brantôme sont juxtaposés, ne sont pas dans la vérité du personnage. Où donc se montre-t-il enjoué ? Où fait-il preuve d’une faiblesse qui le prive de résister aux avances de ses maîtresses ? Rarement type de séducteur fut plus subtilement analysé. Mais comme toutes ses roueries et ses subterfuges, et son art d’avancer son siège servent à mettre en relief la beauté, la noblesse, la tendre faiblesse bientôt secourue par la raison, la clairvoyance, l’intacte pureté morale de la figure principale, de la princesse de Clèves ! L’intime honnêteté n’empêche pas toujours d’aimer. Elle ajoute à l’amour on ne sait quel rayonnement, on ne sait quelle lumière heureuse qui disperse les ténèbres de la chair et du cœur. Mme de Clèves est toute parée de cette auréole.


IV. — L’HISTOIRE : FRANÇOIS DE LORRAINE

Reprenons maintenant dans l’histoire les trois personnages qui auraient en réalité joué les rôles distribués par Mme de La Fayette à ses héros de roman. Il en est un, sur les trois, que Mlle Valentine Poizat, malgré son imprudente vivacité dans l’argumentation, n’a tout de même pas osé retenir pour sa thèse, et c’est le mari, François de Lorraine, duc de Guise. Il ferait éclater le cadre où l’on voudrait l’enfermer. Songez donc : François de Lorraine est l’un des plus formidables capitaines et hommes d’État de tout le formidable XVIe siècle. L’un de ses historiens, le baron de Ruble[6], le représente ainsi :

Né à Bar, le 17 février 1519, il porta d’abord le nom de comte d’Aumale et fit ses premières armes en 1542. Il n’avait que 26 ans quand il reçut, pendant le siège de Boulogne, une blessure au visage qui lui laissa le surnom de Balafré. Duc d’Aumale et pair de France en 1547, il devint gouverneur du Dauphiné et prit part à toutes les campagnes du règne de Henri II. Après le désastre de Saint-Quentin (10 août 1557), il sauva la France par la conquête de Calais, de Thionville et d’Arlon. Jamais prince n’avait été doué de qualités plus brillantes : une bravoure qui entraînait les soldats ; un coup d’œil toujours juste sur les champs de bataille ; une prudence infaillible ; par-dessus tout cet art de commander, jusqu’à fanatiser les hommes, qui est le privilège des grands capitaines. Son application au travail lui permettait d’étudier les moindres affaires par lui-même, de lire toutes ses lettres et de corriger de sa main toutes les minutes qu’il devait signer. L’ambition, l’orgueil gâtaient ces qualités. Généreux, « magnifique » comme pas un seigneur de France, sa maison était montée comme celle d’un roi ; il entretenait une cour nombreuse, une garde, une clientèle de gentilshommes qui l’auraient suivi au bout du monde ; ses flatteurs le disaient issu de Charlemagne et il faisait volontiers étalage de sa prétendue origine impériale ; il signait habituellement François, prérogative que les princes du sang de France et à plus forte raison les princes étrangers laissaient toujours au Roi.

Sa gloire et sa popularité reléguaient dans l’ombre la gloire et la popularité royales. Dès qu’il paraissait, les acclamations allaient à lui. La plupart du temps, quand il n’avait pas son harnais de guerre, il était vêtu de satin blanc et ses équipages étaient des plus fastueux, ses armes les plus brillantes. L’état de sa maison comportait, sans compter les femmes de la duchesse, 112 personnes parmi lesquelles des chambellans, des maîtres d’hôtel, des gentilshommes de la chambre, des officiers pensionnaires dont un organiste et un géographe, un aumônier, un trésorier, quatre secrétaires, un médecin, un chirurgien, un apothicaire, des sommeliers, des écuyers, des panetiers, six maitres-queux dont trois galopins, des palefreniers, des muletiers, des huissiers, etc. Avec quoi nourrissait-on un pareil peuple ? Il faut penser que la vie était moins chère qu’aujourd’hui, si j’en crois un relevé du prix des denrées à Annecy en 1599 : on avait un pain clairet, de froment pur, de 13 onces pour 8 deniers[7], un quarteron (double pot, soit près de trois litres) de vin blanc clairet du pays pour 3 sols, une livre de bœuf pour 3 quarts de sol, une livre de mouton pour 4 sols 6 deniers, une livre de tard et de porc salé pour 7 sols, un chapon gras pour 20 sols, une paire de poulets moyens pour 8 sols, une grosse truite pour 12 sols la livre, un fromage gras pour 4 sols, une livre de beurre pour 3 sols, une douzaine d’œufs frais pour 4 sols[8]. Ainsi le duc de Guise nourrissait-il à sa table plus de cent cinquante hommes et femmes de son service et de celui de la duchesse.

Sous le règne de François II, il fut le véritable souverain. Précipité du pouvoir après la mort du Roi, il est bientôt rappelé par la régente, Catherine de Médicis. Le royaume est troublé par les luttes religieuses. On entre dans l’ère sanglante des guerres civiles. A Vassy, où le duc est de passage avec la duchesse qui est enceinte (1er mars 1562), on se massacre jusque dans l’église, et il s’efforce vainement de rétablir l’ordre et d’arrêter l’effusion du sang. Condé et Coligny, pour protéger la Réforme, commencent la campagne. Il gagne contre eux la bataille de Dreux après que le maréchal de Saint-André a été tué et que le connétable de Montmorency a été fait prisonnier. Dans la victoire, il est aussi clément qu’il est rude à la bataille. Le prince de Condé est entre ses mains. Or ses bagages ont été pillés par les reitres : il n’a qu’un maigre souper à partager avec son rival captif et il lui offre le grabat de paysan qui est l’unique lit à sa disposition. Condé le refuse. Guise insiste, et le lit est partagé.

Sa grandeur est la même dans la politique. Pour mettre un terme aux querelles religieuses, il crée un mouvement national contre les Anglais. Déjà, il veut établir l’union sacrée entre les partis. Cependant le trésor royal est vide. « Nous sommes en une telle panoche, écrit Robertet, que vous ne sauriez croire. » François de Lorraine, alors, paie lui-même les Suisses qui sont braves, mais intéressés. Comme il assiège Orléans, la duchesse le vient rejoindre au château de Vaslins, près Olivet. Les parlementaires ont été envoyés, la pacification est prochaine, il accourt auprès de sa femme quand un traître caché derrière une haie lui tire un coup de pistolet presque à bout portant. Son courage devant la mort est superbe. Il donne ses avis à la reine, il se confesse, il fait ses adieux à sa femme et à son fils aîné, il dicte son testament, il reçoit les derniers sacrements, il meurt avec ce même calme qu’il avait dans les combats. Ce fut un deuil national. Un de ses adversaires, deux fois son ennemi, puisque Anglais et protestant, Smith, rend au grand chef catholique cet hommage dans une lettre à la reine d’Angleterre : « Il était le meilleur général de la France, d’autres diront de la chrétienté, car il avait toutes les qualités qu’on peut désirer dans un général, un esprit prompt, un corps inaccessible a la souffrance, un grand courage, de l’expérience pour conduire une armée, de a courtoisie pour entretenir les gens, de l’éloquence pour exprimer sa pensée, de la générosité pour les satisfaire. »

Auprès de ce géant, le pauvre prince de Clèves, tel qu’il nous est présenté dans le roman de Mme de La Fayette, fait figure de mazette pour employer un terme cher à Scarron. Là, l’histoire domine, écrase le roman. Elle lui présentait un personnage d’épopée, tout occupé de guerre, de religion et de politique, pesant de tout son poids sur l’avenir du royaume, et il n’en aurait tiré qu’un petit gentilhomme de cour, tout efflanqué, assombri et morfondu, perdu dans les jupes de sa femme et mourant du chagrin d’être incompris. Les choses, si la duchesse de Guise fut amoureuse, dans la réalité, de M. de Nemours — les pamphlets du temps n’hésitent point, et le lui donnent pour amant — se durent passer d’une autre façon. D’une phrase, le maréchal de Tessé, quand il envoie la Princesse de Clèves à la reine d’Espagne et quand il en attribue l’aventure au duc et à la duchesse de Guise, recompose la scène à vous donner le frisson : La pauvre princesse de Clèves n’en eut que la peur, mais le quart d’heure fut terrible. Souvenez-vous que le duc, un jour, contraignit sa femme à assister à une exécution. Mme de Clèves devient instantanément la pauvre princesse de Clèves et l’on tremble pour la malheureuse, tandis que Mme de La Fayette ne nous inspire guère de pitié que pour le mari, pour le pauvre M. de Clèves.

Les pamphlets, je l’ai dit, et aussi les historiens protestants, et encore la Satire Ménippée, chargent la duchesse du Guise de toutes sortes d’aventures amoureuses. Elle aurait été la maîtresse d’Henri II et celle du duc de Nemours. Pour celui-ci, le baron de Ruble ne le met pas en doute. Mais la prudence doit être de règle en pareille matière. Comme le dit encore le maréchal de Tessé qui me paraît être un délicieux psychologue : « Dans tous les temps et dans toutes les Cours, il y a eu pour les dames des apparences d’affaires dont l’écorce a été plus criminelle que l’intérieur. » La malignité publique s’exerce principalement contre la grandeur et la vertu. Anne d’Este, duchesse de Guise, avait l’une et peut-être l’autre. Aucun trait des chroniques à son endroit ne fournit une preuve convaincante. La plus formelle serait encore tirée du récit de Lancelot de Carle, évêque de Riez, qui assista aux dernières journées de François de Guise et qui en donna plusieurs versions successives dont les changements mêmes sont inquiétants. Dans la première, le duc fait à la duchesse l’aveu de ses fautes et fragilités de jeunesse et ajoute : « Je vous prie m’en vouloir excuser et me les pardonner, comme je vous pardonne, combien que mes offenses soient beaucoup plus grandes que les vôtres. » Lors de la réimpression du récit de l’évêque, ce passage fut supprimé. Il fut rétabli dans une troisième édition, avec ce correctif : « Sans jamais entrer en aucun soupçon de vous[9]. »

Où Mlle Valentine Poizat a-t-elle puisé la certitude de l’aveu fait par la duchesse a son mari de sa passion pour M. de Nemours, elle ne le précise pas. A la supposer établie, rien n’a pu se passer comme dans le roman de Mme de Lafayette. Le duc de Guise avait, sous ses ordres, le duc de Nemours dans sa campagne d’Italie et dans ses campagnes de France, car il était lieutenant-général du royaume. Or, il ne cessa jamais de le protéger et de lui témoigner son amitié puissante, et souvent toute-puissante. Il aurait donc fait preuve d’une magnanimité incomparable envers le capitaine qui trompait son chef et qui n’a jamais cessé de s’appuyer sur le parti des Guise, et il en a peut-être fait preuve en effet, soit qu’il eût à reprocher à sa femme une trahison, soit qu’elle se fût contentée d’aimer en secret, mais alors voilà un trait qui manque à M. de Clèves et qui relève singulièrement le mari en face de l’amant. De plus, il ne se piqua jamais de la fidélité qui fait toute la gloire de M. de Clèves, bien que les passions de l’amour ne jouassent qu’un rôle secondaire dans cette vie encombrée du tracas des grandes affaires et du fracas des batailles. Enfin, il se réconcilia sans nul doute avec sa femme, s’ils furent jamais brouillés. Lors de l’échauffourée de Vassy, la duchesse était enceinte[10], et, plus tard, au siège d’Orléans, c’est en allant la rejoindre qu’il fut assassiné. Mais il est temps de peindre Mme de Guise.


V. — L’HISTOIRE : ANNE D’ESTE.

L’héroïne de Mme de La Fayette, qui croise avec tant de dévotion, de scrupule et de passion ses mains sur son cœur tremblant, offre-t-elle du moins quelque ressemblance avec Anne d’Este, duchesse de Guise ? Mlle Poizat, qui s’institue sa dernière et fervente biographe, ramasse, assemble ses moindres traits pour établir cette identité, et ne s’aperçoit pas que, rien qu’en se pliant à la vérité, elle nous représente une femme intelligente, politique, habile aux intrigues de Cour, souvent favorite et confidente de Catherine de Médicis, très préoccupée de la fortune de ses deux maris successifs et de ses nombreux enfants (cinq du premier, trois du second), aussi cultivée en droit et en procédure qu’a donnée aux belles-lettres et experte à la danse, toujours belle, toujours adroite, toujours active, ne tenant pas en place, adorant au fond ce milieu mouvementé et dangereux de la Cour. Que lui reste-t-il de la princesse de Clèves ? Son amour ? Il n’y a pas que l’amour, il y a la favori d’aimer. La sienne est-elle celle du roman ? Comparons.

Anne d’Este était née à Ferrare, le 10 novembre 1631, d’Hercule d’Este et de Renée de France qui était la fille de Louis XII. Elle avait donc douze ans de moins que François de Lorraine, et Jacques de Nemours, son contemporain, ne comptait qu’un mois de plus qu’elle. Le père du Tasse chanta sa naissance et celle de ses deux sœurs. « Ces trois sœurs, assure Brantôme, étaient les plus belles qui naquirent jamais en Italie. » A six ans, Anne charmait les cardinaux par la grâce de sa danse, à dix elle savait le grec. Renée de France avait composé de la Cour de Ferrare un milieu d’une culture et d’une élégance raffinées. Quand la jeune fille vint en France à dix-sept ans pour y épouser le duc de Lorraine, ce fut un éblouissement. « Elle était, dit encore Brantôme, la plus douce, la meilleure, humble et affable princesse que l’on eut sceue voir. Encore qu’en sa façon elle se monstrast altière et brave, la nature l’avait faict telle tant en sa beauté et belle taille qu’en son grave port et belle majesté si bien qu’à la voir on eût toujours appréhendé de l’aborder, mais l’ayant abordée et parlée, on n’y trouvait que toutes douceurs, toutes candeurs et débonnairetés, tenant cela de son grand-père le bon père du peuple et du deux air français. » Ce deux air français de blonde réservée et pleine de noblesse s’alliait à la finesse italienne qui, dans les pires traverses, demeure clairvoyante et sait tirer parti des événements.

Il est à croire que le mariage fut heureux. Comme dans les contes de fées, ils eurent beaucoup d’enfants, cinq en six ans. L’exigeante Mlle Poizat en eût souhaité davantage et eût volontiers choisi Anne d’Este pour un prix Cognacq dans le dessein honorable de démontrer sa vertu. Car elle voit une preuve de la rupture du ménage dans le fait qu’après avoir mis au monde cinq enfants la duchesse de Guise s’arrêta de procréer, jusqu’à son second mariage où Nemours lui en donna trois. C’est là piétiner bien des mystères. Le baron de Ruble nous assure au contraire que la duchesse était encore enceinte moins d’un an avant l’assassinat de son mari, ce qui implique bien, de toutes manières, une réconciliation. Quand le duc de Nemours se serait-il introduit dans l’intimité des Guise ? Il avait pris part à la campagne d’Allemagne, et l’on sait que Charles-Quint avait été obligé de lever le siège de Metz. François de Lorraine estimait ses capacités militaires, voyait en lui un brillant second. Prit-il ombrage de ses assiduités auprès de la duchesse ? Elles furent assez connues pour que les chroniqueurs n’hésitent pas à qualifier leurs relations. Les chroniqueurs rapportent plus volontiers le mal que le bien : ils sont plus assurés d’être lus et compris. François de Guise, inquiet, aurait chargé Antoine de Bourbon d’une enquête discrète qui l’aurait rassuré. C’est du moins ce que rapporte Mlle Poizat. Mais ce n’est point dans le caractère du duc qui avait accoutumé de traiter personnellement toutes ses affaires. Fut-ce pour détourner ses soupçons, fut-ce par simple amitié pour Nemours, fut-ce pour tenter de vaincre la passion qui l’envahissait, Anne d’Este voulut faire épouser à Jacques de Savoie sa sœur Lucrèce qui l’égalait en beauté. Il y eut même des fiançailles. Nemours s’attarda en Italie. Il avait de bonnes raisons de s’y attarder : Françoise de Rohan, qu’il avait séduite et abandonnée, allait être mère, et il ne se souciait pas de sa paternité. Cependant il revient, mais pour ne faire que traverser Paris et retourner aux camps : le terrible Guise reprenait Calais.

Il ne guerroyait pas avec Guise quand celui-ci fut assassiné. Il se battait alors dans le Dauphiné et le Languedoc contre le fameux baron des Adrets. Mlle Poizat nous peint de la façon la plus romanesque et la plus touchante la rencontre de Nemours et de la duchesse de Guise en deuil, mais, comme elle ne cite pas ses sources, je n’ai pu les vérifier. Qu’il ait été ou non son amant, que le duc de Guise l’ait su ou non, il est certain qu’il l’aimait et qu’il voulait, libre, l’épouser. Elle avait alors trente-deux ans, elle était dans tout l’épanouissement de sa beauté, et par surcroît elle représentait pour l’ambitieux Nemours un magnifique parti : les richesses des Guise étaient considérables, leur puissance dans le royaume combattue, mais sans égale (on le vit bien à la fortune d’Henri de Guise), et Nemours engagé à fond dans leur cause n’en pouvait changer et ne pouvait donc épouser plus haut.

Il y avait deux obstacles à leur mariage, et deux obstacles du même ordre. Chacun d’eux était engagé dans un procès. La duchesse avait éprouvé, de la mort de son mari, une profonde douleur. Elle était de caractère assez ferme pour s’en remettre et poursuivre sa vengeance : derrière le pistolet de Poltrot de Méré, il s’agissait de débusquer le plus grand personnage du royaume après François de Lorraine, l’amiral de Coligny qui avait employé Poltrot comme espion. Les Guise n’hésitèrent pas : Anne elle-même osa désigner celui qu’elle regardait comme le vrai coupable, et Coligny se mit en marche sur Paris avec ses troupes. Cependant la Reine passait sans cesse d’un parti à l’autre. La cause fut évoquée devant le Conseil royal. C’était un déni de justice : les Guise protestèrent, le Parlement retint l’affaire, partisans et adversaires se battirent dans les rues. Le Roi ajourna la décision à trois ans. Le procès vint enfin au conseil du Roi (janvier 1565) et l’amiral fut acquitté. Nemours faisait partie de ce conseil. Il se récusa, alléguant « l’amitié qu’il professait pour M. de Guise et toute sa maison. » C’était d’une équité rigoureuse, en un temps où les passions altéraient l’équité. Charles IX et la reine tentèrent vainement d’obtenir l’assentiment de la duchesse à cet arrêt : elle pleura et refusa. « Coligny, dit le baron de Ruble, avait été accusé et acquitté : il n’avait pas été jugé. » Pour mettre un terme à ces luttes intérieures, le Roi convoqua d’autorité à Moulins Coligny, le cardinal de Lorraine et la duchesse, afin de les réconcilier. Coligny donna sa promesse, les Guise ne firent qu’obéir. Henri, le fils aîné de François, n’assista pas à l’entrevue.

Le procès que soutenait dans le même temps le duc de Nemours n’était pas si reluisant. J’en retracerai plus loin les péripéties. Françoise de Rohan, abandonnée, avait pris le titre de duchesse de Nemours, invoquant une promesse de mariage, et appelé son fils prince de Genevois, de l’un des titres de la maison de Savoie-Nemours. Elle traînait son ancien amant devant les tribunaux civils et ecclésiastiques. Il ne put s’en dépêtrer définitivement que le 26 avril 1566, par un bon arrêt. Dès le lendemain, le contrat de mariage le liait à Anne de Guise, qu’il épousait le 5 mai. Neuf mois après leur naissait un fils, Charles-Emmanuel. Mais Nemours allait payer cher ses trop brillantes années de jeunesse. Un an après son mariage, à trente-six ans, il subissait la première attaque de la goutte qui ne devait plus le lâcher. Il joua pourtant un rôle héroïque et d’une importance capitale dans l’affaire de Meaux où il sauva la couronne. Mais peu après, il dut se retirer à Annecy, puis aux environs de Turin. La maladie l’empêchait de recueillir les fruits de sa valeur militaire, de ses bons conseils politiques, de son beau mariage. Comment il vécut et mourut, jeune encore, dans la retraite dont il sortit deux ou trois fois, et magnifiquement, pour blâmer la Saint-Barthélémy, pour empocher le duc d’Alençon de se soulever contre son frère et de diviser le royaume, on le saura plus loin. Mais sa femme n’abandonna point la Cour pour le suivre dans cette retraite prématurée.

Elle eût été bien incapable de l’abandonner. Catherine de Médicis la réclamait sans cesse. Et la voilà constamment par les chemins, intriguant pour sa mère Renée de France qui a passé au protestantisme et veut avoir des ministres de sa religion chez elle, intriguant pour tous les Guise, — et ils sont nombreux, — pour les cardinaux, pour son fils Henri qui va surpasser la fortune de son père et périr plus tragiquement encore, pour son fils Mayenne, pour son gendre Montpensier plus âgé qu’elle, experte à solliciter, plus forte en droit qu’un procureur, obtenant des places, gagnant des faveurs, toujours belle avec des paroles dorées, accueillante et bonne, sauvant, la nuit de la Saint-Barthélémy, les protestants qui se sont réfugiés chez elle, et parmi eux la fille de Michel de l’Hôpital, plaisant à tous, et toujours à son mari qu’elle vient voir et consoler, mais pour peu de temps, car elle rejoint bien vite la vie trépidante de Paris et de la Cour. Elle s’en va en Espagne, à la cour de Philippe II, quand Charles-Emmanuel de Savoie s’y marie, et revient en Piémont où elle assiste à la mort de son second mari. « Elle a épousé deux honnêtes maris, dit Brantôme, et deux que peu ou point en eust-on trouvé de pareils, et s’il s’en trouvait encore un pareil et digne d’elle, elle le pourrait encore user, tant elle est encore belle. » Elle avait pourtant cinquante-trois ans. Comme elle avait pris en mains la cause des Guise après l’assassinat du duc, elle ne perd pas la carte à Turin après la mort de Nemours et fait dresser un inventaire qui sépare ce qui lui appartient de ce qui appartient à ses enfants. Elle réclame sa part d’héritage à la maison d’Este à Ferrare, puis à la Cour qui est sa famille, comme le remarque très justement Mlle Poizat. De Catherine de Médicis elle obtient la place de gouverneur de Lyon pour le fils aîné du duc de Nemours. Les Guise sont tout-puissants : Henri paraît être le maître de la France. Puis c’est l’effroyable tragédie dont elle est toute enveloppée : Henri et le cardinal de Guise sont assassinés, elle-même et son fils Nemours sont emprisonnés à Blois. Henri III paie à son tour son crime. La duchesse et sa fille Catherine de Montpensier, le soir du meurtre royal, parcourent Paris en annonçant la « bonne nouvelle, » et aux Cordeliers Anne, exaltée, harangue le peuple.

Faut-il la suivre encore dans ses dernières années toujours agitées ? Son fils Nemours, à son tour, s’est retiré à Annecy où il meurt à vingt-huit ans, désirant de revoir sa mère qui n’a pas le temps de venir, car elle cherche à Paris des places pour ce mourant, et qui arrive enfin, trop tard. Les Guise ne sont plus au pouvoir : Henri IV est monté sur le trône et rétablit la paix dans le royaume ravagé par tant de querelles et de troubles. Elle vend à Henri IV le château de Verneuil pour Gabrielle d’Estrées ; elle dépêche à Ferrare le président Favre pour défendre ses droits ; elle est chargée d’aller à Marseille chercher Marie de Médicis ; elle fait venir à Paris l’évêque de Genève, François de Sales, dont elle a entendu parler et dont elle veut répandre la réputation ; elle ne cesse, elle ne peut cesser de remuer ciel et terre jusque dans son extrême vieillesse. Et elle demeure jusqu’à la fin « une très belle femme, nous dit Brantôme, en son printemps, son esté, son automne et son hyver encore, quoiqu’elle ait eu grande quantité d’ennuis et d’enfants. » Je crois bien : on lui avait assassiné un mari et deux fils ; sur huit enfants, il lui en restait deux ; elle avait perdu le beau Nemours ; elle avait vécu dans les guerres civiles, les complots, la tourmente ; son premier mari et son fils aîné avaient tenu dans leurs mains les destinées de la France ; mais elle avait encore à sa mort « deux énormes tresses blondes[11]. » Lancée à sa poursuite, la mort, à qui elle opposait son éternelle jeunesse, avait fini par l’atteindre le 17 mai 1607, à soixante-seize ans.

Elle fut ensevelie à Annecy, avec une belle oraison funèbre de saint François de Sales, et une longue épitaphe rédigée sans doute par quelque rhétoricien de l’Académie florimontane et dont je détache ce couplet : « Passant, ne refuse point l’assistance de tes prières que te demande cette pieuse dame, laquelle a toujours vécu chastement et qui a été l’épouse de deux grands capitaines. Elle a passé de cette vie à l’autre étant âgée de 76 ans après avoir commandé que l’on portât son cœur avec le corps de son premier mari et son corps au tombeau de son second… » Et comme l’agitation était décidément son lot, son tombeau fut démoli, avec celui de Jacques de Nemours, le 17 juillet 1793. Ses cendres mêmes ne devaient pas reposer en paix. La balustrade en marbre noir qui entourait le mausolée a été utilisée pour faire la table de communion de la cathédrale d’Annecy[12].

Y a-t-il, dans cette vie mouvementée, un seul trait qui se puisse appliquer à la vie tout intérieure de la princesse de Clèves ? Cette pieuse dame, dit l’épitaphe, vécut toujours chastement. Elle n’en eut pas la réputation selon les chroniques, et à tout le moins donna des arrhes à son second mari quand les procès Coligny et Rohan l’empêchaient de l’épouser après la mort du premier[13]. Admettons même sa vertu, car nous supposons réalisées bien des amours qui ne le furent jamais, et le contraire est tout aussi vrai ; admettons même son aveu. Ni elle, ni François de Guise n’eussent réagi comme les personnages de Mme de La Fayette. Et pour compliquer le mystère, voici qu’elle commande en mourant de porter son cœur au tombeau de son premier mari, et son corps au tombeau du second. Tout le mérite de la princesse de Clèves est d’avoir fait exactement le contraire : garder son corps à son mari, et son cœur a son amant.


HENRY BORDEAUX.

  1. Souvenirs historiques d’Annecy par le chanoine Mercier (Nierat imprimeur à Annecy, 1878).
  2. Mémoires et documents publiés par la Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, t. XXXVIII : Trois inventaires du Château d’Annecy (1393, 1549, 1585), par Max Bruchet (Chambéry, 1899).
  3. Revue savoisienne, journal publié par la société florimontane d’Annecy, 28 février 1883 : Entrée de Jacques de Savoie et d’Anne d’Este à Annecy, par le chanoine Ducis.
  4. Voyez la préface de la Princesse de Clèves (édition Flammarion), une étude de M. Armand Praviel sur Madame de Villedieu et la princesse de Clèves, et la polémique soulevée à propos de l’ouvrage de Mlle Valentine Poizat : la Véritable princesse de Clèves dans le Journal des Débats (numéros des 23, 25, 31 juillet, 6, 11, 15 août 1920
  5. La véritable princesse de Clèves, par Valentine Poizat (Renaissance du Livre, 1920).
  6. L’assassinat de François de Lorraine, duc de Guise, par le baron de Ruble, de l’Institut (Emile Paul édit. 1897).
  7. L’once était de 26 grammes ; le denier était le 12e du sol.
  8. Revue savoisienne, journal publié par la Société florimontane d’Annecy, 1881.
  9. L’assassinat de François de Lorraine, par le baron de Ruble.
  10. Voyez le baron de Ruble.
  11. Chanoine Ducis, cité par Mlle Poizat.
  12. Un portrait d’Anne d’Este est au presbytère de Notre-Dame à Annecy.
  13. Le duc de Nemours et Françoise de Rohan, par le baron de Ruble.