Louis Querelle Éditeur (p. 95-136).


TROISIÈME PARTIE

LE SABBAT


Le prêtre basque que Lancre montre si léger, si mondain, allant, l’épée au côté, danser la nuit au sabbat, où il conduit sa sacristine…

Michelet. La Sorcière (229).

I

LES MAUDITS


On confectionne, d’après Mgr Bazin, le Donkono (charme-poison nègre) avec du fiel de dodo, poisson singulier du Niger. On mélange ce fiel à de la fiente de hyène, mais je croirais volontiers qu’il doit aussi entrer dans sa composition de la poudre de strophantus.

L. Tauxier. La religion Bambara.


Babet, plus tard lorsque furent accomplis tous les événements racontés dans cette histoire, se demanda souvent si, durant cette nuit étrange, elle avait vécu ou rêvé.

Reprenant les faits un par un, elle se rendait bien compte que l’onguent devait contenir une huile essentielle propre à la plonger, comme ses compagnes dans un délire à la fois érotique et hallucinatoire : belladone, jusquiame, pavot y avaient collaboré.

L’alcool complétait cette préparation.

Mais le Sabbat ?

Les avait-on toutes emmenées à ce Sabbat où la folie du moment leur inspirait les actes les plus horribles, ou bien si le Sabbat n’avait existé que dans un rêve prodigieux qui les visitait en même temps ?

Voilà ce qu’elle ne put jamais éclaircir. Les cinq femmes se souvenaient des mêmes événements, et il était bien difficile de prétendre que les rêves de plusieurs êtres pussent être identiques dans le temps.

Alors, il fallait croire à ce ramassis de scènes hideuses et atroces qu’elle avait vues réellement ?…

Elle-même s’était donc assujettie à tels actes dont le seul souvenir la glaçait d’effroi.

Combien de fois questionna-t-elle les autres qui étaient là et l’avaient connue au Sabbat. C’était d’ailleurs une sorte de solidarité secrète, un lien immonde, mais puissant, que le souvenir de cette confraternité hideuse et démoniaque. Et le secret restait bien gardé.

Mais chacune répétait ses propres actes, à elle, Babet, comme elle se souvenait justement de les avoir accomplis et comme sans doute ils avaient été vus. Donc le Sabbat existait.

Et pourtant, endormies dans la caverne du sorcier, elles s’y étaient réveillées au petit jour, pleines d’effroi et d’orgueil, puisque Satan les avait sanctifiées, mais dans le lieu même où elles se souvenaient d’être tombées, ointes d’onguent et saoules d’alcool.

Mieux, Babet se souvenait qu’à la femme du regrattier, la jolie blonde qui d’abord refusait d’aller au Sabbat, l’ongle du diable avait fait durant l’affreuse nuit une longue estafilade sur un sein.

Et, au réveil, elle vit la rainure ensanglantée où avait passé l’épouvantable griffe du Malin.

Il y avait d’autres traces ignobles et inavouables encore…

Il fallait donc croire ?

Mais comment seraient-elles allées au Sabbat pour se retrouver, pieds nus et sans traces extérieures du voyage, au lieu même où elles s’étaient endormies ?

Jamais Babet ne put expliquer tout cela. Tantôt un argument lui faisait admettre définitivement qu’elle avait rêvé et que le Sabbat se passait dans des esprits hallucinés, tantôt elle était certaine d’y avoir vécu une diabolique nuit.

Et le plus troublant, c’est que, se souvenant longtemps après du lieu — bien connu d’elle et proche de sa demeure — où elle avait vu jeter le corps de l’enfant égorgé à Satan, elle y revint et trouva sous le buisson, dont la mémoire lui restait nette, un petit squelette qui semblait dire : Tu n’as pas rêvé…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le manche à balai l’enlève donc comme une plume, et Babet ne sait comment la chose se fait, mais elle s’y tient fort bien, tout ainsi que sur un cheval se tient le bon cavalier.

Elle parcourt les airs à une vitesse folle. Au-dessous, dans une clarté sans doute surnaturelle, car il fait nuit et ce petit bout de lune qui apparaît au couchant ne saurait illuminer le monde, la campagne se déroule, aussi nette qu’en plein jour. Hormis qu’en plein jour personne n’a jamais volé ainsi sur un balai au-dessus des prés, des boqueteaux, des futaies, des vignes et des buissons.

Elle passe sans efforts sur un toit d’Église et domine soudain le château des Heaumettes. Ensuite elle revient vers sa forêt. C’est une promenade avant le Sabbat…

Au ciel, les étoiles sont plus proches et plus brillantes. Tout autour de Babet, c’est une foule de sorcières comme elle, qui bondissent sur leurs montures sataniques. Il y en a de très vieilles aux seins pendants et de jeunes et belles qui ouvrent en riant de bonheur leurs lèvres pourpres. Voici une enfant qui ne doit pas avoir plus de douze ans.

Et la mère Dortée, qui est centenaire et infirme, connue d’ailleurs à dix lieues à la ronde pour sa bosse et sa laideur, chevauche son balai comme une écuyère monte sur sa haquenée.

Sa bosse est disparue et elle se retrouve ingambe ainsi qu’à vingt ans…

Mais la cohue des sorcières s’arrête enfin au-dessus d’un pré situé dans un creux et invisible de partout. Chacune descend, et certaines cabriolent de haut en gloussant de peur, mais nul ne se blesse.

Et soudain une rampe de cierges noirs, s’allume autour du pré, puis, au milieu, sur les marches d’un trône vert et rouge.

Babet, ahurie, regarde tout avec une terreur amusée. Elle est bien vivante et présente, puisqu’elle sent nettement l’herbe humide sous ses pieds nus.

La foule afflue, faite de femmes nues et d’hommes pour la plupart vêtus. Le sorcier que Babet connaît et qui la fit venir n’apparaît point pourtant. Où est-il ?

Mais voici une dame en hennin et robe de panne rose : Lascive, elle offre à tous la vue de sa poitrine en invoquant Azraël, un des plus chers disciples de Satan.

On l’entoure et on rit, le peuple va et vient dans le pré et parle à voix basse. Une sorte de terreur règne et une étrange pudeur, car les mains tentent timidement de dissimuler l’horreur des corps…

Babet voit se traîner à ses pieds des crapauds pustuleux et des salamandres dont les yeux luisent d’une flamme verte.

Un énorme serpent mène toutes ces bêtes vers le trône vide, où bientôt sans doute viendra s’asseoir le maître des Sabbats.

Babet cherche des connaissances. Elle voit passer, l’air lamentable, un galant qui semblait plus éveillé au jour où il lui prit la taille dans la venelle qui passe derrière la maison du Bailli, là où les amants se réfugient au soir tombé pour défier toute vergogne humaine et divine. Et elle remarque quelle sorte de mélancolie épouvantée tient à cette heure tous ces suppôts de l’Enfer.

Car ils se savent damnés.

Mais soudain un grand vent passe, un vent chaud et qui sent les aromates, avec le soufre. Puis, en l’air, c’est une sorte de clarté blonde qui serpente. On devine la venue du Maître.

Un homme d’armes à figure masquée court en brandissant son badelaire. Une femme lui saute à cheval sur le dos en criant :

— Au ladre !

Tout le monde s’éveille. L’audacieuse arrache alors le masque, et l’on voit avec horreur une figure creuse, sanieuse, ravagée et putride de lépreux.

— Je t’aime ! crie au lépreux la dame au hennin en l’embrassant avec frénésie…

Et toutes, comme poussées par une volonté étrangère, se ruent sur le couple immonde, car, sous les seins la dame est remplie d’ulcères et sa chair goutte du pus.

Mais une voix, sourde et perçante à la fois, tonne dans le pré limité par les chandelles noires qui brûlent et vacillent sans se consumer.

— Voici le Maître du Sabbat.

Une vapeur s’élève de partout, noie les groupes dans une odeur infernale, et fait que chacune et chacun sent un moment sa solitude. Peut-être, à cette seconde, s’il était quelque être ici pour se repentir, lui serait-il permis de fuir l’atroce sacrilège qui se prépare.

Mais tout le monde est excité par la présence du Malin, et se prépare aux débauches qu’il commande, aux plaisirs qu’il dirige, aux succès qu’il promet…

Le nuage se dissipe et tous les assistants se jettent à plat ventre en poussant des cris de joie :

— Il est là !

Sur le trône, une sorte de flamme pourpre oscille et flotte.

Elle se penche vers tous ces corps, nus ou vêtus, dont la salacité du Démon se divertit. Elle s’élève et diminue, puis une voix en sort, horrible :

— Ah ! ça, mes amis, bon Sabbat !

— Maître, soutiens-nous ! crie une voix frêle de femme dans le silence qui succède.

Un rire caverneux répond.

— Maître, réjouis-nous ! brame une autre voix chaude et triste qui se répand comme une prière.

Et Babet, belle comme le jour, se jette sur le trône le Diable se fait homme d’un coup. Mieux qu’homme…


II

SATAN

Quels termes saurais-je trouver, suffisamment simples dans leur sublimité, suffisamment sublimes dans leur simplicité… ?

Edgard Poe. Eureka.

C’était un mâle svelte et puissant, aux épaules larges et à la taille mince. Sa peau avait la couleur rousse que doivent garder les corps incombustibles soumis aux flammes éternelles de l’enfer.

Il portait deux cornes spiralées sur le front et une forte toison de poils rouges couvrait son thorax. À ses doigts étincelaient des bagues aux pierres flambantes ou verdâtres. Il tenait dans la senestre un sceptre tout impérial. Ses jambes étaient celles de ces animaux que les anciens nommaient satyres. Il étalait des pieds de bouc dont la corne roussie sentait la graisse brûlée.

Il se tenait donc assis, un rire sarcastique sur sa face belle et ironique. Son regard luisait et il en sortait parfois une petite flamme blanchâtre qui brûlait.

Babet était venue ardemment vers lui. Une force instinctive la poussait, une sorte d’ardeur qui déchirait sa chair et la mettait ensemble en feu et de glace.

Elle s’arrêta seulement à toucher le Maudit. Il souriait. On percevait bien ses lèvres rouges au dessin harmonieux, et son nez busqué dont les narines battaient.

— Maître, cria Babet exténuée d’amour, je suis à toi !

— Tout à l’heure, répondit-il d’une voix ténue et perçante. Il me faut d’abord appartenir à quelques amis…

Il se leva alors. Grand et hautain, son corps répandait une clarté surnaturelle et on vit que ce serait un amant formidable…

À ce spectacle, cent femmes se lancèrent à l’assaut du trône où Satan se tenait. Elles se battaient, s’écrasaient, tendaient la main vers le Démon. On entendit des cris âcres :

— À moi, Satan !

— Satan, je veux t’appartenir !

— Satan, accepte le don de ta fidèle servante !

— Satan, Satan, je languis de ton amour !

C’était un magma de corps pressés, de faces tendues aux yeux fous, de mains crispées vers la forme maudite et fascinante. Mais lui, accoutumé sans doute à ces délires, ricana :

— Qu’on me donne l’enfant non baptisé, qui seul peut sanctifier mon Sabbat.

Une vieille au sourire hideux, décharnée et osseuse, accourut.

— Voici, Maître !

Elle tendait une petite forme qui vagissait.

— Qui va l’égorger ? demanda le Démon avec une sorte de coassement de plaisir.

— Moi ! fit une voix d’homme.

— À toi donc, mauvais prêtre, mon fidèle et fervent camarade ! Tu mériterais vraiment, si je pouvais le faire, d’être enrôlé parmi mes diables favoris. Tu grillerais moins fort, ou supporterais mieux mes chaudières, lorsque tu mourras…

Il eut un geste de menace :

— Car ce sera bientôt.

— Que m’importe, cria l’homme. Je suis plus que Diable, je suis aussi puissant que Dieu.

Une sorte de terreur plana devant l’affirmation sacrilège, et le Diable sourit encore en tendant la main vers la femme la plus proche, dans le groupe de celles qui le suppliaient.

C’était encore Babet qui se trouvait là. Elle vit une patte griffue et bouillante l’aggripper par le poignet. Tout en elle se rétracta à ce contact, qui sentait les tourments de l’au delà. Mais déjà elle était assise sur la cuisse velue, et sentait une façon de bien-être profond et douloureusement angoissant la posséder.

Le prêtre maudit hurla :

— La toute puissance de Dieu s’arrête, certes devant moi. Elle est incapable de faire que je n’aie cherché le péché…

— Bien dit ! fit le Démon.

Et l’autre, dans une fureur ardente reprit :

— Dieu lui-même ne ravira point à mon crime, l’orgueil d’être antérieur à sa punition. Rien ne peut effacer, et l’Omnipotence de Dieu s’y cassera les ongles, que les actes que j’ai commis, ne soient inscrits désormais comme la création même, au grand livre du Monde. Dieu peut me frapper. Il ne saurait plus arrêter la main qui fût hier criminelle, il ne désunira plus le sacrilège et bestial accouplement, que j’ai réalisé ce matin devant son autel…

Une crise hystérique, à ces paroles effrayantes, à ces blasphèmes monstrueux, saisit les femmes nues qui se voyaient privées de Satan, sur qui se tenait Babet. Elles se roulèrent sur le sol, dans une folie ardente et farouche. Leurs ongles égratignaient le sol et prenaient l’herbe à poignées. Elles la mangeaient ensuite avec volupté. Certaines, reposant sur les talons et la nuque, arquées comme des arbalètes, s’offraient à tous avec des appels, des supplications et des gémissements.

Cependant, le prêtre maléficié avait pris le petit enfant apporté par la vieille sorcière. Il saisit un coutelas sous ses braies et ouvrit la frêle gorge tendre. Il y eut un léger cri, puis le sang se mit à couler.

Tous les assistants du Sabbat se ruèrent alors pour avoir part de cette boisson magique et démoniaque. On voyait des faces haves et dures se pencher, pour recueillir quelques gouttes de la liqueur rouge et les femmes s’en frottaient les seins avec une fureur jalouse, espérant que le Maudit, attiré par l’odeur de cette vie innocente et sacrifiée, les honorerait enfin de ses désirs.

Bientôt, le petit corps fut exsangue. Ce fut alors à qui le palperait et en triturerait la chair. Puis la rage du Sabbat se répandit parmi les assistants, et on ne vit plus que des corps passionnés, vautrés partout et jetant pêle-mêle des plaintes et des invocations. Le Maître riait sinistrement sur son trône, en caressant d’une main Babet et de l’autre un énorme crapaud plein de sanie.

Babet avait vu disparaître sa terreur. Elle se croyait entre les bras d’un amant tendre et doux. Mais elle n’osait regarder la face ironique et trop belle du Maudit.

Chaque fois que son regard se portait sur le sourire narquois, ou sur le menton énergique et tenace, vers les yeux malicieux qui ardaient d’un feu infernal, ou vers le front puissant couvert de courts cheveux bouclés, elle sentait un doute la saisir. Était-ce là le démon lui-même, le maître des vices du monde, l’archange foudroyé à l’origine des temps, qui, à cette minute, se conduisait avec elle, faible femme, comme un ami caressant ?

Mais soudain elle connut que leur étreinte devenait plus profonde, et que cette union tant attendue et dont elle attendait tant de bonheurs devenait une réalité.

Elle souffrit, attentive à ne point crier et à montrer qu’elle restait digne de cette incarnation des forces mauvaises, dont elle se sentait pénétrée désormais, maîtresse aussi, sans doute.

Une langueur atroce la fit défaillir, puis une inextinguible brûlure qui la soulevait dans une souffrance démesurée, avant-coureuse des supplices futurs.

Elle râla et tendit ses bras vers le ciel, prête à demander pardon pour ses fautes, car les délices qu’elle souffrait en ce moment, étaient plus terribles que la torture.

Mais, au moment où, au comble de la jouissance et de la douleur ensemble, elle allait crier sa haine et son horreur, elle sentit comme un fil doux et soyeux, qui passait dans ses vertèbres et caressait au fond de son corps crispé des organes sensibles et secrets.

Elle se tut. Le plaisir la secouait atrocement, un plaisir encore inconnu, et qu’il fallait toute son attention pour suivre, tandis qu’il se ramifiait dans ses nerfs ; un plaisir léger et si délicat qu’on tremblait toujours qu’il ne disparût en s’épanouissant.

Elle crispait toute sa sensibilité pour suivre cette efflorescence exquise au fond d’elle-même.

Son cerveau devenait le siège d’une satisfaction sucrée et lente, qui semblait passer comme une brise printanière, on eût dit un vent doux qui ramasse, en frôlant les fleurs, leurs fragrances délicates et subtiles pour les rendre conscientes.

Oh délices ! Babet voulait mourir pour immobiliser ce moment miraculeux. Les yeux clos, elle gémit de crainte, à l’idée que sa vie pourrait l’abandonner au centre d’une si prodigieuse volupté.

Mais elle sentit soudain un coup violent sur son front, elle crut qu’on lui râpait la poitrine avec une corne écailleuse. Elle poussa un cri de souffrance et roula à terre comme un paquet jeté.

Elle ouvrit les yeux. Satan était disparu, le trône aussi. À l’orient le jour pointait, et, très loin, on entendait le cri sonore d’un coq.

III

L’INCENDIE


Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau…
Comte de Lautréamont.
Les chants de Maldoror (41).


Le jour qui suivit l’épouvantable et délicieux Sabbat, Babet demeura sur sa paillasse, toute tremblante de fièvre. Elle se sentait torturée par la peur, le regret et d’infâmes espoirs.

Elle croyait sans cesse entendre aussi des pas autour d’elle, et le froissement du vent sur le chaume de sa demeure lui paraissait plein de maléficieux dangers.

Elle grelottait parfois, puis la sueur inondait son corps crispé. Une terreur folle lui faisait, sans cesse, cacher sa tête sous l’humble et misérable couverture, qui servait à la garantir de la bise pénétrant partout. Mais elle ne savait quel souffle, chaud comme braise, la possédait encore par moments.

Quelquefois, elle se croyait aussi entre les mains de Satan. Tantôt, il prenait la face virile, douce et émouvante du gentilhomme inconnu, que son mari était parti accompagner vers Paris, tantôt, c’était le masque magnifique et terrifiant du Sabbat, qui venait moqueusement se placer devant ses paupières fermées.

Et, elle haletait, dans une angoisse sinistre et exténuante, qui la laissait pantelante, à demi-évanouie, avec le sentiment, que son sang fuyait par tous les orifices de sa chair.

Elle appelait, à d’autres moments, Jean Hocquin dont il lui semblait entendre le pas net dans la combe. Alors, craignant d’être surprise dans ses pâmoisons infernales, Babet se levait, la face suante et le corps glacial. Elle remettait un peu d’ordre dans sa vêture ouverte, mais le bruit rêvé disparaissait aussitôt. On ne percevait plus rien, que l’immense silence fait de cent mille pas de bêtes muettes, la poussée de millions de germes et de rameaux, la vie forestière enfin. Cette harmonie ineffable fondait vite et Satan reparaissait.

Babet à sa venue se sentait écartelée par la reconnaissance et l’horreur. Elle guettait au fond de sa pensée, le baiser imaginaire de l’affreux et redoutable archange.

D’heure en heure, ainsi allait sa pensée, au gré des songes que lui apportaient encore la jusquiame et la belladone, dont le sorcier faisait son mystérieux onguent.

Et la nuit la saisissait, dans des affres miraculeuses d’un regret nouveau, dont elle se demandait souvent s’il ne fallait pas le tenir plutôt pour le plus haut période du désir.

L’ombre venue, Babet se rassura cette nuit-là. Elle se leva et sortit pour respirer l’air pur du dehors.

Les étoiles semblaient flotter dans un éther inaccessible. Elles se liaient en figures étranges et cabalistiques. Ici, n’aurait-on pas dit un chien, un de ces chiens furieux et écumants, comme Satan en envoie parfois répandre l’épouvante chez les hommes.

Là-bas, c’était une femme étendue et dormante, sans doute la figure même de ces êtres presque divins, qui churent avec l’ange foudroyé aux temps premiers du monde.

Elle regardait, les yeux cuisants d’attention, les flots impondérables de la voie lactée. Cela faisait penser à la volupté de l’infini, et elle pensait que Satan lui-même, eut répandu cette écharpe sur la terre comme un symbole de tous les vœux irréalisables qu’on lui offrait.

Elle crut le voir lui-même, en plein ciel avec son nez étroit et courbe, ses belles lèvres pourprées et ses mains aux ongles longs, dont le contact brûlait. Il regardait la vie, répandue partout dans les villes et les châteaux, dans les chaumières et les hospices, puis une ironie triste, se lisait sur son visage émouvant.

Il pensait, certes, que tout est vain, puisque la mort guette tout ce qui vit. Que peuvent d’ailleurs être les éternels tourments, pour ceux qui connurent ici-bas un infini de misères et de peines. Et puis, Babet y songeait avec une sorte de blasphématoire désir de pénétrer aussi son maître par l’intelligence, et de s’ouvrir à lui en esprit, et puis, pour que le Diable fut si puissant, ne fallait-il pas que Dieu le lui eut permis ?…

Elle frissonnait devant les infinitudes stellaires, où plongeait son regard ému et mélancolique, tandis que des frissons nouveaux, tenaient son corps en contact avec l’âme lointaine de Satan son amant.

Permettre le mal n’est-ce pas le créer ? Dieu pouvait éviter qu’il naquît. Il pouvait en réduire le flot effrayant qui submergeait tant d’êtres sur terre…

Mais Dieu avait voulu que le mal existât.

Et, dans ce cas, n’en était-il pas directement et nettement responsable ?…

Babet eut un sourd frisson. C’était, certes, le Maudit lui-même, qui lui envoyait de tels pensers. Mais elle s’en sentait consolée.

C’est que l’homme, depuis des siècles innombrables qu’il se prolonge sur le monde, a besoin de ne pas croire qu’à lui seul. Il aime d’être commandé et d’obéir. C’est une sorte d’allégement, que la disparition de toute force personnelle. Et de croire se confondre avec les choses, de ressembler au jeu immuable des saisons, au mécanisme mathématique qui régit les réalités inanimées, Babet tirait une consolation et une quiétude étonnantes que par malheur, le sentiment de la personnalité lui enlevait souvent.

À ce moment, elle entendit du bruit au loin, des pas et des chocs d’armes, puis elle entrevit des lumières qui couraient. Rapide, elle entra dans sa demeure, y prit tout ce qu’elle pouvait prendre, puis redoutant, et le pillage et le viol, se sauva à travers les sentes qui protégeaient la combe. Elle contourna les blocs qui rendaient invisible, sauf de très près, le gîte des Hocquin.

Babet était femme énergique et décidée. Cela la servit.

À peine, en effet, cent pas franchis, se sentait-elle protégée par l’ombre, que des cris lui vinrent du côté où l’on accédait communément à la chaumière.

Elle se hâta, gravit une pente raide, trouva un trou familier où elle dissimula tout ce qu’elle portait, puis se rapprocha d’un rebord à pic, d’où l’on dominait la moitié de la vallée.

Elle vit alors une trôlée de soldats qui couraient. Quatre d’entre eux, portaient des feux dans des grilles de fer, au bout de longues hastes. Cela jetait une clarté sinistre sur le paysage déjà privé de toute gaîté.

— C’est par ici, cria l’un des hommes d’armes.

Tous accoururent. Ils n’avaient pas vu encore le gîte accroupi, et pareil à une excroissance naturelle du sol. Mais quand ils furent à sa portée, ils se précipitèrent avec des rires joyeux, entrèrent furieusement dans la cabane, en ressortirent, puis attendirent des ordres.

Mais un autre homme, à cheval, et qu’accompagnait un porteur de torche, arriva et s’informa. Probablement avait-on fait une battue nocturne et soigneuse pour surprendre le ou les braconniers qui dévastaient, malgré le baron des Heaumettes, les bois dont il était le maître.

On n’avait rien trouvé, puisque Jean Hocquin était parti avec le jeune étranger pour Paris. Sans quoi il aurait sans doute été cerné et tué sur place.

Et Babet sentit efficace la protection subtile de son ami le Malin.

En tout cas leurs recherches avaient mené les gardes jusqu’au coin si bien dissimulé où vivaient Babet et son mari. Et, furieux, les gens de cette troupe ne s’en iraient pas sans détruire.

De fait, sur un ordre, on mit le feu à la pauvre demeure. D’abord le chaume brûla mal. Il était encore humide d’une ondée. Mais on chercha à l’intérieur du bois sec et enfin, la paillasse de Babet fut sortie parmi des rires joyeux.

On ouvrit alors cette literie d’un coup de dague et on en répandit la paille près de la porte, puis on enflamma joyeusement tout.

Une vaste flamme se précipita en jetant des langues jaunes, roses et violettes. Cela dansait dans la ténèbre comme une chose vivante.

Les soldats se mirent à chanter une chanson guerrière avec des cris de plaisir.

Bientôt le feu gagna le toit qui cette fois prit en craquant.

Une énorme fumée tournoyait comme un suaire au-dessus de la scène démoniaque dont s’esbaudissaient les hommes d’armes.

Et brusquement, raide comme une lance, et projeté vers le ciel, un jet de feu d’une pourpre éclatante sauta haut. Il parut monter jusqu’au zénith.

Babet crut voir son seigneur le Diable qui montrait là sa force et son infernale splendeur.

Alors, en cent endroits dansèrent sur la ruine des crapauds de feu, des bêtes rousses et cabriolantes, qui étaient des flammes.

Et dans un éclaboussement de roses, de lys safranés et de folioles violettes, qui remuaient comme les femmes énervées du Sabbat, la maison croulante fut toute en feu.

Babet regarda jusqu’à ce que l’on ne vit plus rien qu’un brasier mou aux nuances rougeoyantes.

Lentement la féerie s’éteignait.

Le vent tiède caressait la face de la femme presque inconsciente.

La nuit s’éclaircissait au levant.

Les soldats étaient partis.


IV

LE SOUVENIR


L’avidité de gagner de l’argent est une vraie tyrannie dans le cœur de l’homme, qui le rend ingénieux jusqu’à la profanation des choses saintes…

Secrets récréatifs, tant de fantaisie que de grande utilité (1609).


Babet coucha, de ce jour, dans les bois. La chaleur était douce et, d’ici l’hiver, on saurait bien se refaire une demeure. Mais son épouvante était de manquer Jean son époux, lorsqu’il reviendrait de Paris.

Car il reviendrait. Elle avait passé un pacte avec le Diable et certes le sort ne voudrait pas lui enlever l’homme auquel de si nombreux liens l’attachaient. D’ailleurs, le sentiment profond d’avoir souffert ensemble et de s’être consolés de la misère comme de la hideur des autres humains, était aussi puissant en elle que l’amour.

Alors, elle guettait tous les jours, de l’aube au soir, dans des buissons épais sis au sommet d’une sorte de falaise, les chemins par lesquels son mari devrait reparaître.

Les yeux attentifs, elle en oubliait presque de boire et de manger. Des fruits lui suffisaient et l’eau froide d’un ruisseau.

Or, un matin, peu après l’aube, il lui vint le pressentiment que ce jour-là Jean Hocquin serait revenu.

Elle se plaça à son observatoire et vit passer d’abord au loin le seigneur des Heaumettes, avec une garde de dix cavaliers, puis une troupe de soldats en rangs avec des chariots qui suivaient.

Soudain il lui parut qu’une ombre très subtile se glissait là-bas entre les troncs pressés, sur une lisière du bois.

Elle devina que c’était lui…

Il avait déjà vu sa demeure, réduite en charbons mouillés et pierrailles écroulées. Alors, devinant que Babet fut aux alentours il s’apprêtait à parcourir prudemment les coins où elle pouvait s’être réfugiée.

Car il ne la croyait point pendue, ni brûlée dans la chaumière.

Quelques instants après, les époux se retrouvaient. Ils se regardèrent avec émotion.

Jean portait des habits neufs et solides, avec, en plus de son coutelas, une dague robuste dans un fourreau de cuir noir.

Il cheminait avec une assurance nouvelle, et dit d’abord :

— J’étais sûr que tu avais pu te sauver, Babet ?

Il désignait la demeure disparue.

— Oui ! Je les ai entendus venir, il était tard dans la nuit.

— Tu as emporté quelque chose ?

— Tout ce que j’ai pu.

Il haussa les épaules :

— Nous en rebâtirons une autre mieux placée.

Elle demanda à son tour :

— Tu as réussi ?

— Oui, tu vois, j’ai vu Paris et me voilà.

— On t’a donné tout cela.

Elle désignait les vêtements neufs.

— Non ! je les ai achetés. Il m’a donné deux cents louis d’or.

Elle sursauta. Certes la protection de Satan n’était pas vaine. Que de gens d’apparence bourgeoise ne possèdent point une somme pareille.

Mais qu’en ferait-on ? Car il ne pouvait s’agir d’aller demeurer en ville, ni d’acheter un petit bien. On accuserait le couple d’avoir volé son or, et on le mettrait aussitôt au fond d’une prison. Tout n’est point de devenir riche, mais de rentrer dans la communion des villes, de s’y agréger, pour profiter bourgeoisement de sa richesse. C’est le plus ingrat.

En somme, la fortune dont ils disposaient à cette heure ne pouvait que difficilement leur être utile. Mais un jour viendrait…

Il comprit la pensée de sa femme et se mit à rire.

— Nous trouverons bien à nous arranger. Et puis, nous pourrons aller à Paris. Là, personne ne nous demandera, si nous avons de l’or, où nous avons pu le prendre.

— Tu crois ?

— Je l’ai bien vu. Songe que ce Paris est peuplé comme le seraient sans doute au moins mille fois les Heaumettes.

— Mille fois !

Elle ne réalisait pas nettement en esprit ce que pouvaient représenter mille villages comme celui des Heaumettes.

— Oui !

— Conte-moi ce qui t’est arrivé.

— Peu, ma foi ! À l’aller nous avons pris toutes précautions pour parvenir là-bas sans à-coups, et tout s’est bien passé. Le jeune seigneur m’a ensuite gardé avec lui dans ses visites. Il est allé dans deux belles maisons, où l’on m’a fait manger et boire, puis il m’a donné de l’argent et conseillé d’aller me vêtir à la mode de Paris.

— C’est juste, fit Babet. As-tu pensé à moi ?

— Certainement, je porte ce qu’il te faut dans mon ballot.

Et il ouvrit un sac gonflé.

Babet se mit à rire avec des yeux émerillonnés.

Et c’est de cris admiratifs qu’elle accueillit une robe rouge de fermière cossue qui se déroulait sous ses mains.

Il y avait aussi des bas, des chaussures et une chemise de toile raide.

Ils se regardèrent avec le sentiment confus d’une sorte de changement en eux-mêmes, parce qu’il y avait un changement dans leur dehors.

— Où demeurerons-nous ? fit-elle.

— Je sais, je sais ! En attendant de refaire une maison, il existe un reste ignoré d’ancienne tour, au centre des bois, que j’ai vu très habitable. Il y a même des souterrains pour s’enfuir et nous y serons fort bien.

— Allons-y ! fit-elle.

— Attendons un moment !

— Dis-moi comment s’est passé ton retour.

— Plus mal que l’aller. J’ai failli me faire prendre par une troupe qui recrutait de force des gens de campagne. Car il paraît que le roi a besoin d’hommes.

— Il ne doit pas en manquer dans ce Paris.

— Oui, mais on préfère les prendre dans les bourgs et les champs. Ils sont plus obéissants…

— Alors, tu t’en es tiré ?

— Je me suis sauvé. On m’a poursuivi, mais ils n’avaient pas les jambes assez longues…

— Et puis encore ?

— Je me suis buté peu après dans une chaîne de galériens qu’on menait je ne sais où. Pour rire sans doute, mais très dangereusement, deux de ces brigands se sont écriés, en me voyant : C’est notre ami La Javelle, il faut le mettre avec nous. Arrêtez-le ! C’est trop injuste que nous voilà prisonniers et que lui, le vrai criminel, soit libre.

Ils riaient en disant cela, et me clignaient de l’œil, car je passais au bord du chemin où ils étaient arrêtés. Mais les surveillants, qui n’avaient pas beaucoup meilleure mine que leurs forçats, se sont rués sur moi…

Babet frissonna, quoiqu’elle eut devant les yeux la preuve patente que Jean s’était dérobé sans trop de mal.

— Qu’as-tu fait ?

— Morbleu, je me suis sauvé, en donnant un croc-en-jambe à l’homme qui m’arrêtait. Comme un autre me courait après et me rattrapait, je lui ai mis ma dague au ventre et il est resté là…

— C’est tout ?

— Non ! trois mauvais garçons me prenant pour un campagnard au retour d’une fructueuse vente, m’ont assailli hier soir près d’ici. Il était nuit. J’en ai décousu un et j’ai ouvert la gorge du second. Le troisième a reçu mon pied dans le ventre et s’est affaissé sur le sol…

— Tu ne l’as pas laissé vivre ?

— Bien sûr non ! Je l’ai envoyé en enfer tout de suite.

Babet eut une sorte de rire strident, en songeant que la main du Diable intervenait désormais dans tout ce qui la concernait. Il fallait espérer que bientôt une si puissante protection ferait mieux encore.

Qui sait si au fond, ce n’était pas pour son bien qu’on avait brûlé la maison ?

Car les voies de Satan, comme celles même de Dieu, sont impénétrables.

— Vêts-toi donc ! fit Jean Hocquin.

Elle quitta vite ses misérables hardes puis regarda alors son mari avec une sorte de curiosité inquiète. On dit que les femmes inspirées et protégées par le Maudit, inspirent le désir à tous les mâles…

Babet vit bien que l’on ne mentait point. Elle se sentit désormais certaines que la faveur du Maître des Enfers la suivait partout.

Le vent était une chaude caresse, l’herbe sentait la menthe et le ciel était un abîme bleu où le regard se perdait.


V

LA STATUE


Et nous ne sommes pardonnables
Qu’autant que notre amour est maître de nos sens.

Madame de Villedieu.
Œuvres Meslées (1820).


La vie reprit pour Babet et son mari comme elle se passait naguère.

Ils continuaient, elle, à chercher des herbes et des champignons, ou des écrevisses dans les ruisseaux de la forêt, ou encore des tisanes pour le mire ; lui à braconner.

Ils allaient, avec des prudences parfaites, vendre le produit de leurs recherches dans la ville, à des heures louches, entre chien et loup. L’apothicaire était un homme libre, qui achetait tous les simples et d’ailleurs faisait fortune en les revendant au poids de l’or. Le Bailli aimait de plus en plus le gibier et se divertissait de voir dépeupler les bois du seigneur des Heaumettes qu’il détestait.

Il y avait encore deux chanoines qui mangeaient volontiers de bons morceaux, des faisans ou des rôtis de sangliers.

On les servait. Ils étaient généreux.

La fortune des Hocquin grandissait donc lentement.

Ils habitaient cette fois dans un lieu impénétrable et d’une morne tristesse, où Babet sentait pour cela même le Diable sans cesse autour d’elle.

C’était une série de ruines solides datant peut-être de mille années.

Cela comportait deux tours écroulées plus une autre écrêtée seulement.

Dans la dernière on pouvait gîter à demeure et fort paisiblement.

Au demeurant, toujours, dans le passé, ce coin forestier avait eu des habitants : rôdeurs et bandits, serfs marrons ou condamnés évadés, voire même païens obstinés qui craignaient le bûcher et ne voulaient pourtant point sacrifier au Fils de Dieu.

Depuis de longs ans c’était cependant inoccupé et Babet y installa son pauvre ménage.

Elle remplaça par des pots neufs, des écuelles de bonne terre à couverte, et d’autres nécessaires ustensiles de cuisine, tout ce qui avait disparu dans l’incendie. La vie lui sembla alors reprendre de l’agrément. Elle restait au fond satisfaite, sans presque se l’avouer, que la maison, témoin de ses amours avec le gentilhomme inconnu, fut totalement disparue. Car cela immobilisait un cher souvenir qui lui chauffait parfois les entrailles. Jean reprit donc, malgré l’or rapporté de Paris, son métier de chasseur avec une joie neuve. Ses armes étaient meilleures. Il avait des fils métalliques pour faire des collets plus parfaits que jadis, et son pourpoint de buffle le mettait en mesure de se défendre même contre la lance ou l’épée d’un soldat.

Laissée tout le jour seule, Babet sentit enfin qu’il lui fallait retourner vers son Maître. Elle se rendit un après-midi chez le sorcier.

L’étrange personnage avait encore une fois changé de gîte. Il s’était fait une hutte de branchages dans un lieu presque inabordable. Toujours il reposait dans un fauteuil fait de pierres si soigneusement choisies et placées qu’on lui voyait l’aise parfaite d’un grand seigneur dans sa cathèdre à juger. Il possédait également de mystérieuses boîtes closes et des pots avec des remèdes, des parchemins qu’il préparait lui-même, des livres et quelques animaux familiers dont l’intimité avec un homme semblait étonnante : un loup, des serpents, trois chats et une bête mystérieuse qui tenait de l’homme autant que de l’écureuil et riait aux visiteurs en leur montrant les dents.

Babet fut accueillie par un ricanement sarcastique.

— Ah, ah ! femme, il y a longtemps que je ne te vois plus.

— C’est, répondit-elle, que j’ai beaucoup eu à travailler.

— Le travail est fait pour les serves et tu m’as toujours semblé une femme libre !

— Soit, mais les soldats des Heaumettes ont fait brûler ma demeure et il me fallut aller gîter beaucoup plus loin de chez vous.

— Que n’es-tu venue me trouver. Je t’aurais donné le secret de passer les distances sans s’en apercevoir. Le balai des sorcières est un moyen commode de voyager…

— Je marche bien, et vous voyez que je ne vous oublie pas.

— Montre-moi ta main !

Il regarda un instant les lignes de la paume, puis dit :

— Tu es amoureuse.

Babet rougit.

— Allons, avoue-le, tu sais bien qu’il ne faut rien me cacher.

— Certes, mais j’ai vu un gentilhomme fugitif venu se réfugier il y a longtemps dans notre ancienne maison. Il est reparti.

» Je désire savoir où il est et s’il est heureux ?

— As-tu un objet de lui ?

— Non !

— Rien qu’il ait touché ?

Elle rougit encore :

— Je ne sais !

— Je t’entends, maligne femme, il t’a aimée, mais c’est trop vieux pour que je puisse m’en servir afin de l’évoquer.

Babet demanda :

— Je ne puis donc rien savoir ?

— Mais si ! Tiens je vais te confier le secret de l’envoûtement et tu seras en relation avec lui quand tu voudras.

Elle eut un geste étonné et ravi à la fois.

— Oh ! grogna jovialement le vieux juif, tu es bien la femme de Satan, il t’a mise toute sa lubricité dans la moelle et tu ne songes plus qu’à cela.

Impatiente Babet demanda :

— Mais le secret ?

— Voilà, je vais faire une statuette de cire vierge et bénite. Cette statuette, tu l’identifieras avec ton amant en la baptisant de son nom…

— Je l’ignore…

— Qu’importe, Satan saura bien de qui tu veux parler. Une fois baptisée et consacrée par les paroles que je t’apprendrai, la statue sera l’homme lui-même…

Il s’arrêta pour écouter et regarda si le loup ne donnait aucun signe d’inquiétude, puis reprit :

— Alors, il saura venir selon ta volonté

— Que faudra-t-il donc faire ?

— Eh bien, tu prendras des épingles. Tu te piqueras avec, de façon à faire couler une goutte de sang et tu les enfonceras ensuite dans la statuette en commandant à Satan de t’obéir par les plus fortes malédictions.

» Voilà, ma belle, Satan t’enverra aussitôt sans que tu le voies, le corps et l’âme de ton amoureux. Le corps, tu l’admireras, l’âme, tu lui diras tout ce que tu voudras en fait de mots d’amour.

— Et lui, saura-t-il que je pense à ces choses. Y sera-t-il sensible ?

— N’en doute pas. Et je vois sur ta main qu’il reviendra ici.

— Il reviendra… répéta Babet éberluée.

— Oui, il reparaît deux fois dans ta destinée.

— Mais…

— Fille du Diable, ne veuille pas tout savoir. Tu veux garder des relations avec cet individu, tu le peux par le moyen que je t’ai dit. Les épingles tu les enfonces dans la statuette à la place qui convient le mieux à ton désir.

— Comment cela ?

— Si tu veux être en communication avec son esprit, pique-le donc à la tête.

— Ah ! fit Babet.

— Tu piqueras le cœur s’il s’agit de sentiment, et autre part s’il te plaît d’invoquer le mâle. J’ai dit !

— Mais, la statue ? demanda-t-elle.

— Tu l’auras demain. Ce sera deux pièces d’or.

— Je n’en ai point.

Le vieillard la foudroya d’un regard irrité.

— Tu mens, diablesse ! mais je suis plus diable que toi et je te dis que me mentir à moi, te porterait malheur.

Humble elle avoua :

— Vous les aurez.

— N’oublie pas que toi seule dois connaître l’existence de la statue de cire vierge. C’est un secret redoutable qui se perd dans la nuit des âges, et qui peut beaucoup pour le bonheur des hommes, mais il ne faut point méfaire de lui.

— Soyez tranquille !

— Car tu recevrais en retour, le choc des esprits infernaux qui sont déchaînés à te servir, et tu endurerais des douleurs atroces, puis mourrais en maudissant la vie.

Babet frissonna. Le sorcier reprit :

— À demain. Tu me trouveras, non point ici, mais près du gros arbre, dans la clairière ronde, qui jouxte la Pierre aux Fées.

— J’y serai.

— N’omets point que les incantations de la statuette doivent se faire la nuit, et, si Satan lui-même apparaît, tu es en devoir de le reconnaître pour ton maître.

— Je suis sa servante, fit Babet, n’ai-je pas signé un pacte ?

— Va donc !